Bazille est à l’honneur au musée Fabre, au musée d’Orsay et à la National Gallery de Washington ! Il y figure parmi les grands, ses amis presque d’enfance, à l’âge où les horizons de la vie s’élargissent et où tous les espoirs sont permis. Bazille et ses amis Monet, Renoir, Sisley, compagnons d’une lutte qu’ils ne savaient pas encore pouvoir gagner.
Depuis l’exposition de 1992 au musée Fabre de Montpellier, Bazille n’avait jamais été aussi sacralisé. Et ce n’est que justice qui lui est aujourd’hui rendue.
Les plus belles œuvres de Bazille figurent dans cette exposition. Elles marquent et jalonnent tout naturellement la vie du peintre, ses grandes étapes et illustrent ses sujets de prédilection.
Les étapes d’abord. Ses incursions en forêt de Fontainebleau, qui attire alors les plus grands comme l’Italie du Grand Tour au XIX° siècle. Un must pour les artistes de l’époque. Il séjourne à Chailly-en-Bière, près de Barbizon, et exerce ses premiers talents de peintre de plein air. C’est très certainement la présence de ses amis parisiens qui le pousse à venir y peindre, comme le feront Monet, Sisley et Renoir, lesquels, au début de leurs carrières, viennent marcher sur les traces de Rousseau et de Millet.
C’est ensuite au tour de la Normandie et de ses plages que connaît déjà Monet, mais dont Boudin, Cals et Jongkind ont déjà fait la réputation. Bazille peindra sa célèbre toile, La plage à Sainte Adresse, (Atlanta High Museum), réplique du tableau de Monet.
Vient ensuite sa vie parisienne adroitement représentée par les tableaux de ses ateliers dont le plus emblématique est l’Atelier de la rue La Condamine (musée d’Orsay), où il se représente avec ses amis, toujours les mêmes, auxquels il a ajouté Zola et Edmond Maître.
L’été, il rejoint sa famille à Montpellier. Douceur de vivre dans l’environnement familial. Aucun été n’échappe à la règle. Il se retrouve à Méric, la grande propriété familiale qui surplombe la ville et qu’il semble particulièrement affectionner. Il y peint dans la serre ses bouquets de fleurs et, dans le jardin, ses personnages avec, en arrière plan, le village de Castelnau-le-Lez dont on pouvait alors apercevoir les maisons depuis la terrasse. Il peint sur cette même terrasse sa célèbre Réunion de famille (musée d’Orsay) où figure sa famille proche : ses parents, son frère Marc et sa femme ainsi que ses cousines. Il se représente discrètement dans le coin gauche du tableau, en observateur de la scène, reflet du milieu social qu’elle incarne.
Réunion de famille (musée d’Orsay)
Parfois, il s’échappe pour un séjour à Aigues-Mortes, où il peindra trois tableaux aujourd’hui connus, chacun représentant les remparts vus sous des angles différents.
Ses sujets de prédilection reviennent souvent sous son pinceau : sa famille, ses ateliers qui sont souvent vides de personnages, à part l‘Atelier de la rue La Condamine dont nous venons de parler. Ainsi se pose-t-il en véritable peintre, à l’image de Delacroix qu’il pouvait apercevoir dans son atelier et son jardin de la place de Furstemberg.
Certains sujets soulèvent des questions toujours actuelles et auxquelles nous ne pouvons répondre. À travers le Pêcheur à l’épervieret laScène d’été,peut-on discerner les signes d’une quelconque homosexualité chez Bazille ? Evidemment les deux tableaux mettent en valeur le corps masculin et leur qualité nous porte à y voir le talent d’un observateur concerné. Mais ses tableaux de nus féminins ne sont pas moins emprunts du même don d’observation. Quant à sa correspondance, on n’imagine pas qu’elle puisse, à cette époque, évoquer la question. Peut-on s’imaginer qu’il parle d’un tel sujet, aussi intime et personnel, à ses parents ?
Un tableau de l’exposition ne saurait échapper, par son histoire, à notre attention. Il s’agit du Mariage mystique de Sainte Catherine, d’après Véronèse. Présenté au début de l’exposition, il symbolise la mort de Bazille. Le début et la fin d’une vie ! En effet, peint probablement en 1864, il est donné au curé de Beaune-la-Rolande en 1871, en remerciement. À l’annonce de la mort de son fils, Gaston Bazille part à sa recherche et, grâce à ce prêtre, le retrouve dans un charnier, revêtu de son uniforme de sous-officier. À travers les lignes du front, il le ramène à Montpellier pour une digne sépulture. Ce tableau est donc plus qu’un symbole.
Mariage mystique de Sainte Catherine
L’exposition qui égrène la vie de Bazille ne tient malheureusement pas compte des dernières recherches et découvertes que nous avons faites depuis la publication du catalogue raisonné, en 1995. Les deux suppléments, respectivement parus en 2005 et 2016, présentent une quinzaine d’œuvres nouvelles totalement exclues de l’exposition par l’establishment bazillien. Certaines sont des œuvres majeures dont le Portrait de Verlaine qui vient détrôner le faux et désastreux Verlaine en troubadour acquis par le musée de Dallas en 1978. On évoquera aussi la découverte d’une gouache et aquarelle Négresse aux pivoines, acquise dernièrement par le Fitzwilliam Museum de Cambridge, et exclue par les organisateurs de l’exposition.
Portrait de Verlaine
Une autre œuvre aurait pu figurer dans l’exposition. Il s’agit de la Jeune femme au piano. Son intérêt ?
Jeune femme au piano
Sur le mur, à droite, au-dessus du piano, est accrochée la Rue de Village (Chailly) que nous avions expertisée et reproduite dans le catalogue raisonné de 1995. Bien qu’elle soit non signée, sans aucune provenance identifiée, nous avions pris le parti de l’inclure dans le corpus des œuvres authentiques de Bazille. Et à ce titre, c’était faire preuve de clairvoyance. Du même coup, les deux œuvres confirment ainsi leur authenticité.
Rue de Village (Chailly)
L’exposition souligne la grandeur de Bazille, mais cache aussi ses faiblesses. Ainsi, certaines œuvres comme l’Etude pour Saint Sauveur (1965) et la Mauresque nous sont-elles cachées, sans doute parce qu’elles montrent un Bazille qu’on veut à tout prix considérer comme un grand peintre… ce qu’il est souvent, mais pas toujours. Certains tableaux portent en eux-mêmes les défauts de l’apprenti. Le Mariage mystique de Sainte Catherine, d’après Véronèse, exécuté en 1864 (Eglise de Beaune-la-Rolande), est très certainement l’un d’entre eux, mais il n’est pas le seul. Regardons de près la Scène d’été (Cambridge, Fogg Art Museum-1869) et ses personnages maladroitement dessinés. Le jeune homme adossé à l’arbre de gauche et le nageur. Bazille a-t-il voulu passer outre la forme pour ne suggérer que l’atmosphère et la couleur ? Même dans la célèbre Réunion de famille (musée d’Orsay 1867-1868), ses personnages sont loin d’incarner la réussite. Les visages rigides et cireux sont à l’opposé de son Autoportrait à la palette (The Art Institute of Chicago- 1865), de La Tireuse de cartes (collection particulière-1869-1870) et bien sûr, du Portrait de Renoir (musée d’Orsay-1867).
On ne saurait voir et comprendre Bazille sans admettre qu’il pouvait peindre, à une même époque, avec le talent d’un grand peintre, mais aussi, dans une certaine mesure, avec les défauts d’un débutant. Mais on ne saurait lui reprocher ces atermoiements portés par le jeune artiste qu’il était.
L’exposition, nous avons commencé à le révéler plus haut, ne tient aucun compte, ni par ses cimaises ni dans le catalogue, des dernières recherches et découvertes que nous avons faites depuis la parution du catalogue raisonné, en 1995.
Le premier supplément paru en 2005 mettait en avant la découverte d’une magnifique gouache représentant la version du musée Fabre de la Négresse aux pivoines. Cette gouache, qui fait partie des collections du Fitzwilliam Museum, n’est pas incluse dans l’exposition. À notre grand regret ! Une autre œuvre choque par son absence assourdissante. Il s’agit du Portrait de Verlaine (1867) que mentionne ce dernier dans l’inventaire qu’il fait de son appartement avant de déménager en Belgique et qu’il envoie à sa mère : « un portait de moi (huile) par Frédéric Bazille ». Ce tableau, sur lequel l’épaisse signature G. Courbet cachait celle de Bazille, avait disparu. Une œuvre avait été vendue au Dallas Museum, en 1978, œuvre que nous avons toujours contestée et qui était manifestement fausse. Le Portrait de Verlaine que nous reproduisons dans le Supplément 2 du catalogue raisonné, paru en octobre 2016, représente Verlaine à 23 ans. Une rare image du poète, donc un intérêt majeur et de premier ordre pour l’exposition. Ce qui n’a pas échappé à son acquéreur lors d’une vente Sotheby’s, à New York, en 2014, mais a malheureusement échappé au musée Fabre. Ces quelques exemples illustrent une attitude fermée, à l’opposé de l’esprit qui devrait animer toute cette sphère culturelle. Mais ce n’est pas la première fois que le monde des musées ignore le travail des chercheurs. Ceci n’en est qu’un exemple.
Une autre œuvre qui figure à l’exposition est également contestable. Il s’agit du Portrait de Bazille à Sainte Adresse. La famille Bazille en fit don au musée Fabre, en 1945, et son attribution à Bazille n’avait jamais été contestée. Michel Hilaire, directeur du musée Fabre, devait néanmoins lui trouver une nouvelle paternité en la personne de Monet ; un changement d’attribution que nous trouvions des plus contestables. Or notre sentiment devait être confirmé dernièrement par le Wildenstein Institute, l’autorité internationale sur Monet. On se demande alors pourquoi il figure toujours, comme tableau de Monet, dans l’exposition.
Le travail, les recherches et les découvertes sur Bazille ne sauraient trouver, dans ces vicissitudes mesquines, les raisons de s’interrompre. Bazille n’a pas fini de nous faire vibrer par son histoire et son œuvre.
On me demande souvent quelle est ma préférence parmi les tableaux de Bazille. Peut-être le Portait de Renoir, par sa spontanéité, ou La Robe rose, par son éclairage, notamment sur les maisons de Castelnau-le-Lez dont les formes suggèrent le cubisme. Mais les paysages d’Aigues-Mortes ne me laissent pas indifférent.
La Robe rose
Mes recherches m’ont conduit à rencontrer des membres de la famille Bazille. Certains avaient encore, il y a une trentaine d’année, des œuvres majeures, en grande partie acquises depuis par le musée Fabre. Peu d’œuvres subsistent aujourd’hui entre des mains privées.
Méric est aujourd’hui propriété de Montpellier. Elle est parfois ouverte au public à l’occasion de manifestations dont les Journées du patrimoine, en septembre. À l’intérieur, Il ne reste pratiquement plus rien de Bazille. En revanche, l’édifice n’a été ni touché ni transformé. On discerne aisément les fenêtres de la serre où il peignait ainsi que le grand pot de fleurs, à gauche de la terrasse. Mémoire, mémoire !
Quant au pot de fleurs sur une console qui figure dans le tableau du musée de Grenoble, il est resté dans la famille. Intact.
Nous avons expliqué toute cette face cachée de Bazille lors d’une conférence chez Sotheby’s-Paris, le 24 octobre 2016 et nous le ferons aussi à Genève et probablement à New York, lorsque l’exposition sera présentée à la National Gallery de Washington, le 9 avril 2017. Nous aurons alors, une nouvelle fois, l’occasion de présenter notre travail et la découverte de nouvelles œuvres. Un complément indispensable à la connaissance de Bazille et la seule vraie actualité du moment.
Michel Schulman coutersy of Antoine Antoniol/Getty Images Europe