Aleksandra Walczak, action de grâce.

 

Portait d’une biophysicienne polonaise qui a choisi Paris.

 

 

Ce qui frappe d’emblée, c’est sa grâce, presque fragile, le geste esquissé avec lequel elle vous invite à prendre place sur le petit canapé de son bureau de l’École normale supérieure, rue Lhomond. Elle n’a pas toujours pu donner libre cours à son élégance : elle dira qu’elle ne s’habillait qu’en jeans, se conformant tacitement à un stéréotype masculin jusqu’à son stage post-doctoral à Princeton. Là, elle s’est trouvée en confiance, dans un groupe sympathique, composé de femmes et d’hommes plus animés par leur passion commune pour la science qu’obsédés par la compétition.

 

« Je trouve navrant que certaines de mes collègues se sentent obligées de se mettre en pantalon pour donner une conférence ».Est-ce que sa jeune et brillante carrière – Aleksandra Walczak est, depuis 2016, directrice de recherche au CNRS – a été plus difficile que si elle avait été un homme ?« Sans doute,  répond-elle,  mais les difficultés s’amenuisent au fur et à mesure que j’avance. Personnellement, j’ai eu la chance de bénéficier de l’encouragement de mes collègues, mais la situation reste difficile pour les femmes.»

 

Bien peu de filles en sciences à Varsovie comme à Paris, quand elle a commencé ses études à l’université, à la fin des années quatre-vingt-dix. Malgré la présence de Marie Curie sur tous les murs des salles de classe. « Son portrait était tellement partout qu’on n’y faisait plus attention, commente Aleksandra, elle faisait partie du décor. » Elle admet cependant qu’elle a clairement eu une certaine influence sur la carrière des femmes de science en Pologne. « Le département de physique de l’université de Varsovie a été dirigé par des femmes pendant des années.» Elle sourit quand je lui dis que j’aimerais bien qu’il en soit de même en France : « Certains collègues masculins prétendent qu’il s’agit là de postes administratifs dont les hommes ne veulent pas… ».

 

Crédit photo B. Eymann – Académie des Sciences

Quand je lui demande ce qui l’a poussée à choisir la physique, elle prévient d’emblée qu’elle n’a pas eu de vocation précoce, qu’au lycée, elle était plus attirée par les sciences humaines que par les sciences dures. Et parce qu’elle était bonne élève, on l’imaginait faire du droit, devenir juge, ou avocate. Quand elle a dû prendre une décision, à dix-sept ans, elle a choisi la physique parce que, dit-elle, « cela ne lui fermait pas de porte ». Et qu’il y avait, en physique « tellement de questions sur le monde auxquelles je ne savais pas répondre. Je me suis dit que j’allais beaucoup apprendre. » Elle aimait bien la chimie, jusqu’au moment où il a fallu faire des expériences, et là, la théoricienne qu’elle était déjà s’en est détournée. « Et la biologie ? » Car Aleksandra est une physicienne, soit, mais qui applique des concepts de physique « au vivant ».

 

 

Elle préfère en effet parler du « monde vivant » que de « biologie ». « C’est une classification disciplinaire qui n’a pas vraiment lieu d’être. Après tout, le monde vivant, les animaux, les plantes obéissent aussi aux lois de la physique. » Au lycée, la biologie la rebute. Il y a trop de choses à mémoriser, et semble-t-il, trop peu de choses à comprendre. « C’était de la zoologie ! » se moque-t-elle, d’ailleurs, ma première rencontre avec la physique des particules m’a fait le même effet, plus tard… Ces deux matières étaient sans doute mal enseignées.» Alexandra n’est pas une contemplative : ce qu’elle veut, c’est expliquer des phénomènes, des « effets ». Aleksandra est une femme d’action.

 

Elle avoue avoir eu du mal avec son choix pendant les premières années. Les autres avaient su très tôt ce qu’ils voulaient faire, et avaient eu le temps de s’y préparer. « Je me disais, si je n’y arrive pas, je reprendrai tout à zéro, je ferai de la philosophie. » Les doutes dont elle parle, ses hésitations ont quelque chose d’attachant, montrent des brèches. C’est par là que passe la lumière, chantait Leonard Cohen dans « Anthem » (« There is a crack in everything That’s how the light gets in »). Elle ajoute : « Ma mère était très fière : je crois qu’elle aurait voulu faire de la science. »

 

Ses yeux s’illuminent d’un grand sourire : « Quand j’ai découvert la physique statistique, ça a changé ma vie ! ».

Ici, je crois qu’il faut que j’ouvre une parenthèse : la « physique statistique », ça ne dit peut-être pas grand-chose à beaucoup de gens. En résumé éclair, cette science permet de déterminer comment un très grand ensemble d’objets se comporte globalement. Par exemple, elle permet de décrire le comportement d’un très grand nombre d’atomes (des milliards de milliards) sans avoir à décrire le comportement de chacun d’entre eux (ce qui serait infiniment long…), et de savoir, suivant les cas, si, par exemple, le comportement global est celui d’un gaz ou celui d’un liquide. En gros, la physique statistique donne des règles pour faire des moyennes correctement, et pour décrire, à grande échelle, les différents états possibles d’un système constitué d’une très abondante population d’individus ayant des comportements divers, voire erratiques. C’est ce qu’on appelle « l’émergence ». Ces concepts sont si puissants qu’ils sont parfois utilisés dans des domaines très éloignés de  la physique : sismologie, finance, et même sociologie ou… biologie. « Certains rêvent d’une thermodynamique du vivant », ose Aleksandra. La physique statistique permet aussi de trier les phénomènes individuels – ceux qui agissent à petite échelle, à celle, par exemple, d’une cellule unique dans le cas d’un organisme vivant –  certains, ceux de l’organisme lui-même, sont « pertinents », c’est-à-dire qu’ils contrôlent les effets collectifs, à grande échelle,  et l’on peut négliger les autres, ne pas les prendre en compte.

« Après cinq siècles d’investigation, on connaît presque tous les éléments constitutifs d’une cellule unique. Pour autant, nous ne comprenons pas encore comment, à partir d’une cellule unique, neuf mois plus tard, on obtient un bébé ! Nous ignorons quelles sont les interactions pertinentes entre cellules, celles qui comptent vraiment. De même, depuis dix ans, un effort gigantesque a été fait pour décrire le génome humain. Nous en connaissons maintenant toutes les séquences. Mais comment, de cette connaissance, pouvons-nous remonter au fonctionnement de l’être humain ? ».

Ces questions, Aleksandra se les pose également au sujet du système immunitaire. « C’est un système auto-organisé, dit-elle, c’est-à-dire un système où aucune cellule n’est un chef d’orchestre. » Le comportement global résulte de la communication d’un milliard de cellules entre elles. Il serait vain, voire impossible de décrire dans le détail toutes ces interactions et d’en faire le bilan. Il faut comprendre celles qui sont essentielles, et savoir comment les prendre en compte d’un point de vue statistique pour prédire le comportement du système dans son ensemble. « Mais,   soupire-t-elle,  nous ne savons pas encore ce qui est nécessaire à la constitution d’un système immunitaire parfait. » Il faudra encore faire des progrès en physique statistique, se forger des outils qui savent décrire, et prédire le comportement de systèmes loin de l’équilibre

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– Schéma du fonctionnement de notre système immunitaire. Notre organisme contient de nombreux récepteurs immunologiques différents, schématisés comme de petites formes un peu triangulaires aux couleurs variées. On a comme « une soupe » de récepteurs – quelque chose qui semble très désorganisé. Mais quand un élément pathogène arrive (l’étoile jaune), les bons récepteurs (les jaunes et les verts-jaunes – il y a en général plus d’un bon type de récepteur qui arrive à reconnaître un élément pathogène donné-) “émergent” de cette soupe. La fonction de reconnaissance immunologique est donc une propriété statistique d’ensemble des récepteurs qui arrivent a bien reconnaître des éléments pathogènes.

 

Que fera-t-elle dans dix ans ? Aleksandra ne le sait pas encore : « Si l’on m’avait dit que je serais à Paris, il y a dix ans ! » Pourquoi a-t-elle choisi la France ? « Il n’y a nulle part au monde l’équivalent du CNRS. Nulle part les chercheurs ne jouissent d’une telle liberté intellectuelle, tellement nécessaire à la créativité ! ». Elle ajoute : « Liberté rime avec pauvreté, évidemment », faisant allusion aux très bas salaires des chercheurs français. « Ce système permet aussi d’accéder à un poste permanent avant l’âge de quarante ans. Pour une femme qui veut avoir des enfants, c’est une vraie chance ». Aleksandra est mère d’une petite fille, dont le père est également un scientifique. « Avoir deux postes au même endroit n’est pas chose facile. Pour nous, c’est à Paris que cela a été possible.»  À Paris, élément d’importance, Aleksandra ne serait pas isolée scientifiquement : « Quand j’ai demandé à tous mes collaborateurs où ils auraient envie de me rendre visite pour que nous puissions continuer à échanger, leur réponse a été unanime : Paris ».

 

 

Reportage: Elisabeth Bouchaud

Secrétariat de rédaction: Colette Fournier

Crédit photo slide/couverture: Département de physique. ENS-Hubert Raguetb 2017

©Pluton-Magazine/2017

 

Aleksandra Walczak donnera une conférence grand public sur ce que la physique statistique a apporté à la compréhension du système immunitaire au Théâtre de la Reine Blanche, le dimanche 21 mai, à 18H30 :

« Résiste ! L’évolution de notre système immunitaire »

Notre système immunitaire adaptatif nous protège contre une grande variété d’agents pathogènes, dont beaucoup n’existaient pas quand nous sommes nés.

Comment est-il préparé aux agents pathogènes inconnus que nous rencontrons au cours de notre vie ? Ce travail d’adaptation est d’autant plus difficile que les agents pathogènes ne cessent d’évoluer. On propose ici de comprendre comment notre corps utilise les statistiques pour générer de la diversité, et comment il la fait évoluer afin de résister.

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