Parmenidês: Charlottesville, les contextes d’une confrontation violente

 Albert James Arnold  Prof. émérite de l’Université de Virginie s’exprime sur les antécédents des affrontements violents du 11 au 13 août à Charlottesville.

« Je suis arrivé dans la petite ville universitaire de Charlottesville pour commencer ma carrière de professeur de lettres modernes et comparées fin août 1966. Né dans l’état de New York dans une famille qui avait contribué un chirurgien aux armées de l’Union pendant la guerre civile, je me suis trouvé par une offre d’emploi dans une culture dont je ne connaissais que les stéréotypes véhiculés par la radio et le cinéma. L’université de Virginie d’alors avait une illustre réputation à travers le Sud, mais quasiment aucune dans ma région d’origine. Ses facultés (arts et lettres, médecine, droit, commerce) représentaient environ le quart de la population de l’université d’où je sortais. Le doyen de la faculté des arts connaissait le nom de famille de tous les enseignants, même les nouveaux comme moi. L’atmosphère y était gentiment paternaliste ; mais les vieux professeurs originaires du Sud ne nous ont jamais reçus, mon épouse et moi, chez eux.

 

Façade néo-paladienne de l'université de Virginie, depuis la ville
La statue du président Jefferson, fondateur de l’Université de Virginie, trône à l’entrée du campus

 

L’intégration raciale que le président Johnson (Texan d’origine) poursuivait agressivement alors dans les états de l’ancienne Confédération (1861-1865) connaissait à Charlottesville et, plus encore, dans les comtés environnants, une résistance sourde mais efficace. Des « académies » privées s’ouvraient un peu partout pour accueillir la progéniture des familles blanches apeurées par la propagande raciste. Un de mes nouveaux collègues m’a raconté sa participation à une manif récente devant un restaurant près de l’université qui refusait de servir les noirs. Le restaurateur a fermé l’établissement plutôt que de l’intégrer. Plus choquant encore pour le nordiste que j’étais, l’université n’acceptait les étudiants noirs que depuis quelques années au moment de mon arrivée. Et la première étudiante (blanche) n’est arrivée qu’en 1970. Le collègue qui a présidé le comité responsable de cette transition avait été le condisciple de Julian Green à l’université avant la première guerre mondiale. Et son épouse était une de celles qui ne nous adressait pas la parole, à nous autres Yankees.

 

La statue par laquelle le scandale est arrivé
Statue du général R.E. Lee, emblème de la Cause Perdue des Sudistes

 

Pendant ces premières années j’ai participé à l’extension des droits civiques en faisant pression sur la commission électorale de la ville d’abandonner les pratiques destinées à décourager les citoyens noirs de voter et j’ai animé un club politique « intégré » qui a encouragé le premier maire noir de Charlottesville à entrer dans la vie politique de sa ville natale. Il va sans dire que l’ami en question avait été formé dans les institutions dites « séparées mais égales » du régime de ségrégation. Séparées, elles l’ont été, mais égales ? C’est précisément leur inégalité qui a permis au cours suprême des États-Unis de les condamner en 1954 et d’imposer l’intégration légale des écoles du Sud.

 

Instrumentalisation de la statue de Lee par l'extrême droite raciste
Trois paramilitaires civils intimident par leurs armes les contre-manifestants

 

Ces réminiscences sur mon éducation civique en Virginie sont le préambule à un historique rapide du changement politique de l’état – et de Charlottesville – depuis les années 1970. Les réfractaires à l’intégration ont abandonné le parti Démocrate pour rejoindre les Républicains, avec le résultat que le parti du président Lincoln est rapidement devenu le refuge des racistes qui n’avaient jamais digéré la perte de la guerre de sécession. Ajoutons à cela que la grande majorité des statues des héros de la « Cause Perdue », au centre symbolique des manifestations fascistes récentes, ne datent pas du 19e siècle. La statue équestre du général R.E. Lee a été fondue en 1924 seulement. À Richmond, capitale de la Confédération, la statue de Lee date de 1890 ; mais celles des autres « héros » de la Cause Perdue sont venues le rejoindre dans l’Avenue des Monuments (Monument Avenue) entre 1900 et 1925.

 

Les contre-manifestants s'opposent aux suprémacistes blancs
La contre-manifestation appelait à la fonte des statues qui commémorent la Cause Perdue

 

La mémorialisation de la Cause Perdue est historiquement tardive et représente un révisionnisme flagrant de l’historiographie. Aux horreurs de l’esclavage elle a substitué les présumés droits des états souverains ; contre l’écrasante supériorité des armées de l’Union elle a préféré disséminer le mythe chevaleresque de l’officier de cavalerie du Sud. (Ce n’est pas pour rien que les étudiants de l’université de Virginie s’appellent des Cavaliers.) Les livres d’histoires édités pour les états de l’ancienne Confédération ont entretenu ces contre-vérités jusqu’à l’époque contemporaine. En l’absence d’une éducation nationale – qui n’a jamais existé aux États-Unis – il était relativement facile d’inculquer la mythologie de leur supériorité raciale aux enfants blancs du Sud. Le Ku Klux Klan, né dans le sillage de la Reconstruction du Sud par les agents de l’Union dans les années 1870-1880, était donc épaulé par les institutions éducatives de l’état. Pour boucler rapidement la boucle, notons que le film du réalisateur sudiste Griffith, Naissance d’une nation (Birth of a Nation), a représenté en 1915 les hommes du Klan comme les chevaliers de la Cause Perdue. Une courte génération plus tard, la romancière Margaret Mitchell, avec Autant en emporte le vent (Gone with the Wind), a créé la geste mélodramatique à laquelle se réfère les nostalgiques d’une société imaginaire. Après le best-seller de 1936, la version hollywoodienne de 1939 a fini de convaincre les sudistes – et une partie des nordistes également – de la supériorité morale de l’économie esclavagiste d’avant 1860.

 

Les contre-manifestants font l’équivalence suprémacistes blancs = nazis = fascistes

 

Quand j’ai visité la Guadeloupe et la Martinique pour la première fois pendant l’été 1970 je suis descendu avec femme et enfant dans une maison coquette de la Route de Didier sur les hauteurs de Fort-de-France. Les deux demoiselles békés qui joignaient les deux bouts en ouvrant leur maison aux touristes, sachant que nous arrivions de Virginie, voulaient nous entretenir des ressemblances entre la Martinique de leurs aïeux et le Sud mythique de Autant en emporte le vent ! Elles ne trouvaient pas de contradiction entre cette nostalgie et leur fierté d’avoir été les élèves d’Aimé Césaire au Lycée Schoelcher.

Ce qui précède n’a d’autre but ni prétention que d’esquisser la toile de fond des violences que le monde entier a regardées avec horreur et fascination à la télévision le weekend du 11 au 13 août 2017. La Virginie a beaucoup changé depuis 1966 ; et Charlottesville bien plus que le hinterland rural qui l’entoure. Aux élections présidentielles de 2008 et 2012 la Virginie a voté majoritairement démocrate. C’est-à-dire que le candidat Obama – de père kenyan et de mère irlando-américaine – a réuni la majorité des suffrages des Virginiens. La raison est bêtement démographique. Quand je suis arrivé à l’université de Virginie en 1966, l’état était majoritairement rural. À cause de la manipulation des commissions électorales, la minorité noire d’environ 12% n’avait aucune possibilité d’influer sur la vie politique de l’état en dehors de quelques circonscriptions municipales. À partir de 2010, la Virginie est majoritairement urbaine ; cette majorité est instruite et cultivée ; elle vote démocrate. La croissance de la population des villes et la perte de voix des campagnes signalent la mort à long terme de l’idéologie raciste de la Cause Perdue.

 

Le général Lee devenu le 12 août 2017 le point de ralliement du racisme à tendance fasciste
Le 12 août 2017 les suprémacistes blancs, au premier rang derrière la barricade, se sont accaparés du symbole de la Cause Perdue

 

Le résultat de ce revirement est l’amertume et la colère que les laissés pour compte de la société post-industrielle, peu instruites, incultes, dirigent contre les « autres » à qui ils voudraient faire porter la responsabilité de leur propre insignifiance économique, politique et sociale. Il était parfaitement prévisible qu’ils feraient revivre la Cause Perdue avec tous ses symboles en les mêlant aux tendances racistes, anti-sémites et nativistes de tous bords. Dans le candidat Trump ils ont vu, en 2016, leur meilleur atout. Immédiatement après son élection au mois de novembre dernier, ils ont clamé leur victoire ; depuis lors, ils manifestent violemment contre les efforts des municipalités grandes et petites de faire disparaître les symboles mythiques de la Cause Perdue. Le parc qui porte le nom du général Lee à Charlottesville depuis 1924 était la cible parfaite. Bien au centre de la petite ville qui héberge l’université de Virginie, non loin de Washington et facilement accessible par les médias présents dans la capitale, le « Lee Park » pouvait focaliser à merveille tous les rancoeurs dont nous faisons état ci-dessus. Ajoutons que deux organisateurs de ces manifestations, qui rappellent celles des chemises brunes du début des années 1930 en Allemagne, sont diplômés de l’université locale. Il s’agit de Richard Spencer, l’apôtre de la droite alternative (Alt-Right) et Jason Kessler. Tous deux ont voulu ressusciter les spectres du passé de leur université, à l’agonie desquels j’ai assisté au cours des années 1960. À mon avis ils ne réussiront pas à faire démanteler les États-Unis, leur but avéré, mais ils sont déjà en train de saper les fondements idéologiques du président Trump. Nous sommes nombreux à douter qu’il puisse compléter son mandat de quatre ans. Peut-être vivons-nous à Charlottesville le commencement de la fin ?  »

 

Rédacteur Albert James Arnold

Pluton-Magazine/2017

Autres liens concernant les événements à Charlottesville:

http://www.liberation.fr/planete/2017/08/18/charlottesville-samedi-dernier-les-armes-d-assaut-avaient-droit-de-cite_1590404

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