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Par Béatrice RIAND
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Il faut la débusquer dans ses romans. Les transpercer d’un regard incisif pour entrevoir la silhouette fugace de Laure Mi Hyun Croset, qui se joue des codes comme des contradictions et oublie de s’égarer dans les dédales de l’ordinaire. Qui virevolte parmi les voyelles, joue avec les consonnes. Sculpte le verbe. Cisèle le rythme pour mieux capturer le lecteur dans ses filets.
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Dans Le beau monde (Albin Michel, 2018), l’écrivaine genevoise brosse le portrait en creux d’une roturière qui dédaigne ses noces aristocratiques, au grand dam de nobliaux outrés qui s’empressent alors de vomir une bile jouissive, se laissant aller à des confidences plus aigres que douces sur l’insolente qui abandonne devant l’autel un jeune homme à la double particule, durant un banquet somptueux que, mariage ou pas, il s’agit de ne pas perdre. Peut-on imaginer plus retors qu’un non-mariage pendant lequel on festoie avec force postillons en tentant vaille que vaille de cerner la personnalité de celle qui impose sa présence par l’absence ? Au fil des heures, le lecteur averti réalise que ce n’est pas la jeune femme dont on fait le procès, auquel par ailleurs elle ne daigne pas assister. C’est une certaine société qui se trouve sur la sellette, une société qui sent le rance et la fin de race.
Au-delà de l’articulation habile du texte et de son architecture complexe, au-delà des nombreuses allusions à des monuments de la littérature ou du cinéma, il y a en filigrane une abondance de références souterraines. Notre fiancée discourtoise est une Tartuffe des temps modernes et Molière lui-même ne renierait pas cette ambitieuse, parfois fourbe, parfois désarmante de sincérité, hypocrite par nécessité ou par plaisir de se jouer de l’autre, et qui semble porter un masque en permanence. Le beau monde est un roman bâti comme une pièce de théâtre, il respecte scrupuleusement les trois unités, d’action, de lieu et de temps et pourtant il appartient aussi à la mythologie balzacienne. La Comédie humaine ne témoigne-t-elle pas de la dégénérescence d’un monde qui se disloque par la faute d’une ambition forcenée ? Or, Louise, à l’instar d’Eugène dans Le Père Goriot, effectue de constants va-et-vient entre ses humbles origines et la société policée à laquelle elle rêve d’appartenir. Pourtant, alors que le jeune homme lance à la Ville des Lumières son fameux défi, « À nous deux maintenant », Louise s’enfuit de son hôtel, une valise à la main, en quête d’un autre chemin. Parce qu’elle préfère l’aventure à l’immobilisme d’un succès assuré, parce qu’elle refuse la destinée tragique d’une Emma Bovary dont les sentiments se pétrifient dans le banal attendu, entre profond ennui et exécration abyssale. Le beau monde, comme Madame Bovary, nous offre l’analyse chirurgicale d’une ambition que les désirs contrarient, sans omettre l’autopsie d’un scandale et de la sentence sociale sans appel qui s’ensuit. Et c’est alors que tout un chacun se remémorera Garcin, qui, dans Huis Clos, avoue sans fards que les regards des uns et des autres le mangent. Si le héros de Sartre se retrouve à son corps défendant en pleine lumière, Louise, quant à elle, choisit l’exercice de son plein gré en rompant de manière aussi spectaculaire qu’elliptique. Il faut donc piocher dans le texte si dense de Laure Mi Hyun Croset pour déterrer les raisons de ce pied-de-nez. Les modifications progressives de la perception de la personnalité de l’héroïne par les invités exigent alors du lecteur, comme pour le texte de Michel Butor, une implication totale. Il ne perçoit en effet que les vagues contours d’une femme qui volontairement refuse de se livrer pleine et entière et se contredit de mille façons. Il a beau interpréter les anecdotes, décortiquer les moindres détails, traquer le moindre secret, il ne pourra qu’esquisser le portrait imparfait d’une Louise toujours évanescente puisque le prisme, par définition, est incomplet. Puisque la destinée humaine est protéiforme par essence et qu’elle représente une énigme dont nous nous entêtons à refuser la véritable nature.
Définir quelqu’un, c’est définir son propre regard. Décrypter un artifice, c’est embrasser le sien pour étreindre avec morgue un entre-soi où gisent les premiers signes de sa propre putréfaction. Lire Le beau monde, c’est assister à une curée, errer dans les catacombes de la bassesse humaine. S’y reconnaître parmi de pieux (et piteux) mensonges. Admettre que nous appartenons tous au royaume des faux sourires. Contempler nos petitesses et ouvrir la porte à une lucidité qui s’impose sur ce qui constitue le fondement de l’être humain : le masque que nous portons tous dissimule des failles qui nous étourdissent.
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Après le bal des esprits étriqués, Made in Korea (BSN Press & Editions OKAMA, 2023) nous promet le Pays du Matin frais, le Pays du Matin calme. Laure Mi Hyun Croset s’oriente vers l’ailleurs. Nous promet le monde, l’Asie, Séoul. Un certain dépaysement. Une incursion dans l’univers policé du taekwondo. Une culture, une mentalité, une langue, une nourriture, toutes mâtinées d’exotisme. Pourtant, c’est bien du même voyage dont il s’agit, intérieur. Secret. Inavoué.
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Si Louise possédait du moins un prénom, le personnage principal s’avère ici être un énigmatique sans-nom d’origine coréenne, adopté par une famille normande bon teint. Si Louise se destinait à entrer dans la haute société, le héros de Made in Korea, ne vous y trompez pas, n’en est pas un. Ce concepteur de jeux vidéo de 35 ans s’avachit devant ses écrans à longueur de journée et soigne un mal-être chronique en dressant entre lui et les autres un véritable mur de chair. Sans oublier d’appliquer à sa vie étroite les systèmes qui lui permettent d’exister dans sa vie virtuelle. Lorsqu’un examen médical révèle qu’il souffre de diabète, cet angoissé aux fesses charnues se résout enfin à agir. Ou à réagir. Et le voilà alors qui s’inscrit dans une salle de sport en Corée, réserve un vol et une auberge miteuse. Clame haut et fort qu’il choisit cette destination parce que sur ces terres on se nourrit frugalement et qu’il lui faut maigrir. Et non, non, non, en aucun cas n’envisage de se lancer sur les traces de ses parents biologiques. Le nier avec une telle force, c’est pourtant déjà l’avouer.
Il ne part peut-être pas en quête de ses origines, mais il part à la conquête de son moi premier. Menacé dans son intégrité physique, cet enfant qui ne se dit pas refuse la mort annoncée et se rend là où pour lui tout a commencé. Dans la matrice-mère. Et alors que Louise s’en va pour se trouver, il s’en vient pour se chercher. L’une s’enfuit d’un vert paradis, peuplé de pommes amères, alors que l’autre fuit un quotidien menacé de désertification grâce à la découverte d’un sport mystérieux qui se pratique dans un uniforme truffé de symboles, le dobok, appelé aussi vêtement de la voie. Le cercle pour le ciel, le carré pour la terre, le triangle pour l’homme. Et c’est bien de cela dont il s’agit pour notre antihéros, apprivoiser sa propre géographie. S’envoler vers une patrie inconnue pour devenir un homme, comme Louise prend un taxi pour préserver sa vie de femme.
Notre sans-nom ne fait pas montre d’une ambition démesurée. Il sait qu’il ne deviendra pas en quelques jours un sportif émérite. Il pressent qu’il ne perdra pas ses kilos comme d’autres leur virginité, en quelques mouvements plus ou moins acrobatiques et avec la fougue d’un archevêque. Non, rien de tout cela. Comme Louise, ni tout à fait d’ici ni tout à fait d’ailleurs, il cherche plus modestement à se défaire de son « corset mental », à se déraciner de lui-même pour mieux s’enraciner en lui-même. Comme Louise, qui ne rêve plus au château de son prince charmant, il comprend que l’enfance n’a qu’un temps, que ce temps est compté et qu’il lui appartient de ne plus en perdre avant d’y éparpiller ses cendres. Comme la jeune fiancée que personne ne connaît ou reconnaît, et qui fuit le silence qui l’environne, il quitte une enveloppe stérile à laquelle personne ne prête attention et s’attache enfin à ce qui fait la vie. L’amitié, le rire, le partage.
Ne vous y trompez pas, Made in Korea n’est pas un banal carnet de voyage, pas plus que Le beau monde n’est un banal conte de fées qui se termine mal. Made in Korea est un livre sur la vie. Sur le sens de la vie. Il offre certes à ses lecteurs de merveilleux paysages, il titille leur odorat comme leur goût, en décrivant de nombreux plats mais il les invite au premier chef à se rire des conventions ou des habitudes, à chanter l’existence et à réaliser que les coups qu’elle leur inflige ici-bas importent peu, du moment qu’ils engrangent suffisamment de force pour se réinventer ailleurs.
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Si la non-mariée rencontrait le sans-nom, nul doute qu’ils railleraient la vanité humaine. Ces deux ouvrages, si différents en apparence, témoignent bien d’une même quête, existentielle. Ils pointent peut-être le soleil mais n’abordent que la lune, par la grâce d’un champagne très travaillé dont les bulles ne peuvent s’évaporer, parce qu’une certaine gravité le leur interdit.
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Par Béatrice RIAND Rédactrice Pluton-Magazine Suisse.
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L’auteure
Laure Mi Hyun Croset est une romancière suisse née en 1973 à Séoul. Elle est membre du prestigieux Parlement des Écrivaines Francophones. Son recueil de vingt-deux nouvelles, Les Velléitaires (Éditions Luce Wilquin, 2010), relate avec ironie des tranches de vie de personnages qui abandonnent, par paresse, angoisse, lâcheté ou perfectionnisme, rêves et projets au lieu de les réaliser. Dans Polaroïds, son autofiction sous la forme de brefs fragments (Éditions Luce Wilquin, 2011, Prix Ève de l’Académie Romande 2012), elle narre l’histoire de ses hontes comme autant de petits moments de solitude dans lesquels on se reconnaît aisément. Le récit On ne dit pas « je » ! (BSN Press, 2014) raconte sans jugement ni complaisance le parcours véridique d’un ancien toxicomane devenu le fondateur d’un label de musique électronique. Son recueil destiné aux allophones, Après la pluie, le beau temps (Éditions Didier, 2016) est constitué de sept contes contemporains qui prennent à contre-pied des proverbes français. Son microroman S’escrimer à l’aimer (BSN Press, 2017, finaliste du prix franco-suisse Lettres frontière 2018) relate une histoire d’amour épistolaire. Construit en suivant les différentes parties d’un match d’escrime, il dépeint comment une femme entre en lutte avec elle-même, avec ses fantasmes, ses craintes et ses limites. Son roman Le beau monde, satire sociale et roman de formation à l’ironie mordante, est paru en 2018 aux éditions Albin Michel (finaliste prix Soroptimist). En mai 2019, Laure Mi Hyun Croset a publié un microroman, Pop-corn girl (BSN Press), sur une adolescente qui découvre avec béatitude le consumérisme et le puritanisme américains. Elle vient de terminer un roman sur une amnésique et a publié un roman sur le retour en Corée d’un adopté diabétique (BSN Press & OKAMA août 2023)
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Dans l’univers de Laure Mi Huyn Croset
Publications personnelles :
2023 Made in Korea, roman, BSN Press & OKAMA, Suisse
2019 Pop-Corn girl, microroman, BSN Press, Suisse
2018 Le beau monde, roman, Albin Michel, finaliste du Prix Soroptimist de la romancière francophone 2020, France
2017 S’escrimer à l’aimer, microroman, BSN Press, finaliste du Prix Lettres frontière 2018, Suisse
2016 Après la pluie, le beau temps et autres contes, contes, Éditions Didier, France
2014 On ne dit pas « je » !, récit, BSN Press, Suisse
2011 Polaroïds, autofiction, Éditions Luce Wilquin, lauréate du Prix Ève de l’Académie Romande 2012, Belgique
2010 Les Velléitaires, recueil de nouvelles, Éditions Luce Wilquin, Belgique
Ouvrages collectifs :
2023 « Bloody Martin », nouvelle pour le recueil collectif Dans les pas de Renfer, sur les traces de Cippe à la Suzee, dir. Patrick Amstutz, Infolio, Bienne
2017 « L’inspiration » nouvelle pour le recueil collectif Celles d’un soir, dir. Éric Descamps, Atine Nenaud, Hamme
2015 « Unilatéralités du Flétan », texte pour l’Abécédaire ichtyophile dir. Jean-Pierre Fournier, illustré par Mikio Watanabe, René Botti et Marc Taraskoff, GB&CO, Paris
2015 « Cages vitrées », nouvelle pour le recueil collectif Dans les pas de Walser, sur les traces de Rousseau…Cippe à Bienne, dir. Patrick Amstutz, Infolio, Bienne
2013 « Coït », nouvelle pour le recueil collectif Le Dos de la Cuiller, dir. Louise-Anne Bouchard, Paulette Editions, Lausanne
2012 « Alba et Rosa », nouvelle pour le recueil collectif Léman noir, dir. Marius Daniel Popescu, BSN Press, Lausanne
2012 « L’attente », nouvelle pour le recueil collectif Du coeur à l’ouvrage, dir. Louise-Anne Bouchard, éd. L’Aire, Vevey
2009 « Le bilan », nouvelle pour le recueil collectif, Ethique et écriture, dir. Bessa Myftiu, Éditions Ovadia, Nice
Autres publications :
2023 « Galvanisée », nouvelle pour la revue Keulmadang, numéro 6, Fuveau
2023 « Entre deux mondes », nouvelle pour la revue L’Ouroboros, numéro 6, Lyon
2021 « Sans les mains », « Hands off », nouvelle pour le magazine Gaze, numéro 3, Paris
2021 « Fils de », nouvelle pour la revue Débuts, numéro 1, Paris
2018 « Contre mauvaise fortune, bon cœur », conte pour le magazine Friday,Suisse
2015 « Soho Grand Hotel », nouvelle pour IMPRESSIONS, coffret comprenant un inédit de Laure Mi Hyun Croset et une œuvre photographique de Dominique Derisbourg, Montreux
2015 « Projection privée », « private screening », nouvelle pour le magazine bilingue By Courtesy, numéro 4, Paris
2015 « Sofortbildnisse », extraits traduits de Polaroïds pour la revue Hochroth, numéro 9, Berlin
2014 « Six mois », nouvelle pour Le Persil, dir. Marius Daniel Popescu, numéros 88-89-90, Lausanne
2014 « Elle s’voyait déjà », texte pour une exposition collective lors de la fête de la musique à La Rochelle
2014 « Epuisement d’un lieu lausannois », texte expérimental pour la revue Archipel, numéro 36, Lausanne
2011 « Le biographe » et « La disgrâce », nouvelles pour la revue de littératures Harfang, numéro 38, Angers
2009 « Le bilan », nouvelle pour le concours du magazine Profil Femme 2008-2009, numéro de février, Lausanne
2008 « Golden boy », rubrique « Expression », Agefi Evasion, numéro de décembre, Lausanne
2007 « Comme du papier à musique », nouvelle pour le concours du magazine Profil Femme 2007-2008, numéro de novembre, Lausanne
2005 « Élucubrations nocturnes », nouvelle pour le concours de la bibliothèque des Eaux-Vives, Prison : extérieur jour / intérieur nuit, Genève
1999 « Caractères » et « Le coq », nouvelles pour l’Atelier d’écriture de l’Université de Genève, dir. Sylviane Dupuis, Genève
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Pluton-Magazine abécédaire Entre les lignes 2023