Serge Berthier est professeur à l’Université Paris 7, professeur invité à l’université de Namur en Belgique, et il enseigne à Cap Town, en Afrique du Sud, à une chaire de l’Unesco. Il effectue ses recherches à l’Institut des NanoSciences de Paris, CNRS-Université Pierre et Marie Curie.
Serge Berthier, un physicien très (bio)inspiré
Il grandit à deux pas de la Reine Blanche, en bas de la rue des Martyrs. Un père ingénieur dans la sidérurgie « qui n’aimait pas son métier, mais était passionné par l’histoire », et une mère littéraire qui le « gave de latin et de grec ». « Je n’ai pas été un très bon élève ! » s’esclaffe-t-il dans un grand éclat de rire. Jouer de la guitare dans les bistrots de Montmartre n’est pas un talent très apprécié de ses enseignants du lycée Jacques Decour.
« De grands coups de semonce m’ont remis dans le droit chemin. » Il rit encore. Droit, peut-être, ce chemin-là a pourtant une odeur de sous-bois : « Il y avait, au lycée Jacques Decour, une société de naturalistes. Dans son petit local, on trouvait des oiseaux, des serpents, des grenouilles… On éditait un petit journal où j’ai dû écrire mon premier article scientifique, sur les chenilles. » La société naturaliste ne survit pas à mai soixante-huit.
Au moment de choisir des études supérieures, il hésite entre biologie et physique. La physique, plus difficile, représente un défi, et Serge aime les défis. « Je me suis forcé à choisir des matières que je n’aimais pas, l’électronique, par exemple. Par la suite, ça m’a beaucoup servi.» Il ajoute en riant : « Pas de biologie dans tout ça ! ». D’ailleurs, la biologie moderne ne l’intéresse pas. « Les biologistes moléculaires sont en général complètement coupés de la nature. »
À la fac de Jussieu, il a la chance de travailler avec Maurice Françon, « le grand opticien français du vingtième siècle », qui, « sans le savoir », l’encourage à « étudier les bestioles ». « C’est lui qui m’a fait comprendre qu’il y avait là de la belle science. Il allait à la chasse aux papillons en Guyane avec son ami, le mathématicien Laurent Schwartz (médaille Fields en 1950, NDLR). C’étaient des chasses de nuit. Il fallait tendre un drap et l’éclairer violemment pour que les insectes viennent s’y coller. À l’époque, on n’avait pas de batteries qui duraient toute la nuit, alors il fallait pédaler ! » Imaginer ces deux sommités passant la nuit à pédaler dans la forêt amazonienne pour attraper des papillons a vraiment donné envie à Serge de suive leurs traces.
Il s’engage dans une première thèse avec Florin Abelès, opticien des solides, qui le fait travailler, non pas sur les insectes, mais sur les matériaux en couches minces utilisés dans le domaine de l’énergie solaire. « Soixante-huit m’avait ouvert des horizons fabuleux sur l’écologie. Avant le premier choc pétrolier, si tu faisais du solaire tu étais forcément un baba cool en partance pour Katmandou ! Après, c’était évidemment très différent. » Il étudie des «capteurs solaires photothermiques », précise-t-il, c’est-à-dire ceux qui produisent de la chaleur. « Ça m’a beaucoup servi plus tard, pour mes papillons. » J’ai sûrement l’air très étonné, et ça le fait rire. Ses yeux bleus pétillent. « Il faut que les papillons se chauffent, sinon ils ne peuvent pas décoller.» Comment font-ils ? S’il n’y a pas de soleil, ils contractent leurs muscles et les font vibrer. Sinon, ils se mettent au soleil et ils captent. « Ce sont de très bons capteurs auto-stabilisés en température : dès qu’ils ont atteint la bonne température, leurs ailes arrêtent d’absorber, et elles émettent, et du coup, elles refroidissent. »
Il obtient un poste de maître de conférences à l’université de Corte. Ce n’est pas tout à fait un hasard : on ne sera pas étonné d’apprendre que le CNRS avait choisi la Corse pour établir un laboratoire de recherche sur l’énergie solaire.
C’était en 1981. « Je m’en souviens, à cause de l’élection de Mitterand et de la mort de Brassens. » Tiens, tiens. « Avant cela, il n’y avait qu’une antenne de l’université d’Aix-Marseille, et les sciences dures n’étaient pas enseignées. Le choix de Corte est un choix traditionnel, c’est la ville où une université avait été créée au dix-huitième siècle. Quand je suis arrivé, il y avait des moutons qui paissaient sur le chantier de la fac, c’était assez étonnant. » Il part à nouveau d’un de ses grands éclats de rire. La moitié des enseignants vient du continent, l’autre est corse. Mettre en route la machine universitaire est une véritable épopée. « C’était passionnant ! »
Après huit ans, Serge obtient sa mutation à Paris 7. C’est là qu’il commence à travailler sur la couleur. Il essaie de comprendre d’où émerge celle des « céramiques lustrées », inventées au huitième siècle par les Abbassides. Ce sont des céramiques qui ne sont pas colorées par des pigments, mais par un effet optique. « Ca m’a fasciné. » Les Romains le faisaient déjà avec le verre : on ajoutait des nanoparticules métalliques. « La couleur n’a rien à voir avec la nature du métal : c’est un effet d’absorption par ses électrons. Si la partie bleue du rayonnement lumineux, par exemple, est absorbée, la coloration est rouge, et vice-versa. Ce que les Abbassides ont fait de plus, c’est de fabriquer des couches interférentielles, probablement les premières de l’histoire de l’humanité. La couleur change quand on incline l’objet. »
« Quand on veut travailler dans le domaine des matériaux bio-inspirés, ajoute-t-il, il est essentiel de comprendre la stratégie de l’organisme qui lui a fait adopter telle solution plutôt qu’une autre. » On parle enfin des Morphos, ces magnifiques papillons bleus de la forêtactrice amazonienne. « Il n’y a rien d’autre de bleu dans la forêt : on ne voit que ça ! Or ces insectes sont une nourriture appréciée de beaucoup de prédateurs. » Alors, qu’est-ce qui les a amenés à devenir bleus ? « C’est de la communication intraspécifique », répond Serge. Seuls les mâles sont bleus. C’est ainsi qu’ils se signalent aux femelles, qui vivent en haut de la canopée, où elles se nourrissent de fleurs. Les mâles vivent dans les sous-bois, où ils se nourrissent de fruits. Et les femelles descendent quand, de leur perchoir, elles aperçoivent un beau gars bleu. Mais comment échappent-ils aux prédateurs ? « Ces papillons ne sont bleus que d’un côté, explique Serge, alors, quand ils battent des ailes, ils sont tour à tour bleus et bruns. On ne voit le bleu qu’en pointillé ! Le coup de génie, c’est qu’ils changent de direction entre deux battements d’ailes. C’est un pointillé qu’on ne peut donc pas suivre ! Les oiseaux ne peuvent pas les attraper. Pas plus que les chasseurs de papillons ! ».
Il n’y a pas que les papillons. Il observe aussi les serpents et les oiseaux, les grenouilles et les ours blancs. « Ils ne sont pas blancs, ils sont jaunes ! » Ah bon ? « Si on les voit blancs, c’est parce qu’ils sont fluorescents. » Il travaille beaucoup en Afrique, et s’aperçoit que le sable, qui recouvre parfois tout, n’adhère pas aux coléoptères, parce que leur carapace est formée de toutes petites pointes. Elles se chargent légèrement électriquement, et repoussent les grains de sable, eux-mêmes chargés. « En ce moment, je dirige une thèse sur les diatomées, de petites algues constituées de silice. Elles absorbent la majeure partie du dioxyde de carbone, et l’entraînent au fond de la mer. »
La bio-inspiration, pour Serge, c’est plus qu’un livre de recettes pour faire de nouvelles avancées technologiques. « C’est peut-être la façon qu’aura l’humanité de s’en sortir. Il est temps de développer d’autres stratégies. L’homme est la seule espèce qui ne se contente pas de travailler les éléments qu’elle puise dans la nature, mais qui les transforme. Ça remonte à l’âge de bronze. » Évidemment, c’est ce qui est à l’origine de notre extraordinaire développement. « Ce serait génial dans un monde infini. Mais les ressources sont limitées. Dans soixante-dix ans, quel que soit le modèle, la démographie rendra la situation impossible. Il faut regarder comment font les autres espèces pour s’en sortir avec des systèmes complètement organiques, c’est-à-dire éternellement recyclables.»
En attendant, l’été prochain, ce sera sa septième expédition en Amazonie. S’il a besoin d’un sherpa…
Rédactrice Elisabeth BOUCHAUD
Pluton-Magazine/2017
Proofreading Colette Fournier.
« Insectes et lumière : liaisons dangereuses »
Si les insectes comptent parmi les organismes les plus colorés de la nature, c’est que la lumière est un élément fondamental pour leur développement et leur survie. Ils ont appris très tôt à l’utiliser, à jouer avec, et à s’en protéger.
Pour interagir avec cette mystérieuse entité, il faut se mettre à sa hauteur ou plutôt à sa taille, qui est de l’ordre de la centaine de nanomètres. Aussi les insectes ont-ils structuré la matière à cette échelle, fabriquant ainsi il y a quelques 800 millions d’années, les premiers cristaux photoniques que de notre côté, nous commençons tout juste à réaliser.
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