Pour son premier roman intitulé « Made in France », Alain Tran plonge dans les arcanes et la complexité de la communauté chinoise de Paris. Ecrit comme un thriller, parsemé de considérations philosophiques, l’ouvrage donne à voir une autre facette de la nouvelle génération asiatique en France, à la recherche de son identité.
Né au Cambodge dans une famille chinoise arrivée à Paris quand il avait sept ans, Alain Tran fait partie de cette nouvelle génération et son livre doit beaucoup à ses expériences personnelles. Ayant grandi à la Goutte d’Or, diplômé d’une maîtrise en commerce international ainsi que d’une licence de langue et civilisation chinoise, interprétariat et traduction, à l’Inalco, l’auteur a également travaillé à Shanghai et Hong Kong avant de revenir en France. Alain Tran sera présent au Salon du livre de Paris samedi 19 mars, de 12h à 14h, emplacement C46, éditions Bod. Interview.
(Dessin : Felipe Herrera)
Pouvez-vous nous présenter votre roman « Made in France »?
Alain Tran : Ce roman décrit le parcours d’intégration de deux jeunes cambodgien et vietnamien, d’origine chinoise, à Paris vers la fin des années 90. Kim-vy incarne l’étudiant chinois modèle, cloîtré entre ses études et les siens. Tandis qu’aux antipodes de ce dernier, Phuc le trafiquant de drogues est mis au ban de la communauté chinoise. Toutefois malgré leurs origines et pensées radicalement opposées, une véritable histoire d’amitié lie ces deux jeunes, unis pour le meilleur et pour le pire. Contre leur gré, ils doivent dépasser cette souffrance interne, ce sentiment de rejet et de flou patriotique qui parcourent leur for intérieur depuis leur plus jeune âge, dans un monde occidental dans lequel ils arrivent tant bien que mal à faire leur place, pour des motifs radicalement opposés : l’un, parce qu’il fait partie d’une communauté renfermée qui n’essaye pas de comprendre ses problèmes identitaires ; l’autre, parce qu’il est rejeté par cette même communauté depuis son enfance pour son engagement dans la délinquance juvénile.
Au croisement d’une société en crise, tirant vers le conservatisme, voire la xénophobie, telles deux brebis égarées, ces deux laissés-pour-compte doivent s’épauler mutuellement pour surpasser leur condition humaine et se sentir exister. Or c’est précisément à travers leur complémentarité, leur union que naît leur force, tel le Yin et le Yang. C’est parce qu’ils sont si différents en apparence, mais si identiques sur le fond, qu’ils finissent par ne former plus qu’un seul individu : l’un est oriental et l’autre occidental, l’un incarne la femme et l’autre l’homme, l’un évoque la faiblesse et l’autre la force, l’un exprime l’obscurité et l’autre le jour, l’un symbolise le noir et l’autre le blanc.
C’est l’histoire d’un cheminement identitaire ?
Pourquoi Kim-vy sent-il le besoin de s’émanciper ? Pourquoi Phuc sent-il le besoin de l’épauler dans sa quête vers lui-même ? Parce que sur le fond, ces deux jeunes revendiquent aussi leur identité française et refusent les valeurs obsolètes de l’ancienne génération chinoise. En effet, quoi de plus immoral qu’afin de gagner l’amour des siens on doive réussir coûte que coûte dans la vie ? Le parcours de Kim-vy a toujours été irréprochable jusqu’alors au sein de sa communauté. « Chut ! » avait-il appris à se dire à lui-même depuis tout petit, avec son âme enfouie dans un mutisme bienséant. Sa vie jusqu’alors était gouvernée par la voix des Trois Singes Sages, lui répétant en leitmotiv le même mot d’ordre : « personne n’a rien vu, n’a rien entendu et surtout n’a rien dit ». De ce fait, il s’était toujours évertué à préserver ce silence au sein de sa communauté et parmi son entourage.
La Chine, un pays qu’il ne connaît pas ; il n’y est même pas né, il n’y a jamais mis les pieds et n’a jamais été en contact avec ses habitants. Or, il se sent contraint de respecter les valeurs confucianistes de ce pays par respect envers ses parents. Au fond n’est-il pas vrai que l’autre partie de lui-même est chinoise ? se disait-il souvent à lui-même par acquit de conscience, plus que conviction. Atterri en France à l’âge de cinq ans, Kim-vy va se retrouver au croisement d’une crise identitaire plus que turbulente. Petit dernier d’une famille de cinq enfants, il s’est toujours senti rejeté et incompris par ses grands frères. Ces derniers plus âgés à leur arrivée en France ne se sont jamais posés la question sur leur identité : ils sont chinois point à la ligne. Lui en revanche, se demande constamment à lui-même : Pourquoi dois-je suivre ce modèle chinois alors que je suis presque né en France ? Pourquoi dois-je croire que mes semblables sont ceux qui ont la même couleur de peau que moi ? Pourquoi dois-je me sentir coupable en prenant du bon temps ? Pourquoi dois-je préserver les valeurs ancestrales de la génération de mes parents, que je ne connais même pas ? Pourquoi dois-je apprendre le chinois ? Pourquoi je baisse les yeux en croisant le regard d’un inconnu ? Pourquoi je suis mal à l’aise face à une personne d’une autre communauté ? Pourquoi je suis mal dans ma peau ? Pourquoi autant de pourquoi ?
Cette histoire démontre comment un jeune, déchiré entre deux cultures, confondu dans le dogme du bien et du mal, acculé au paroxysme de la souffrance, en perdant ses plumes dans l’amour et l’univers des jeux interdits, peut être amené à dépasser ses complexes d’infériorités et à devenir un jour l’autre partie de lui-même qu’il a passé sa vie à rejeter. « C’est dans l’action que l’on juge un homme »: au fil des péripéties, le jeune candide va sombrer peu à peu dans tous les interdits. Toutefois, il demeurera intègre avec lui-même et sa souffrance kafkaïenne jusqu’au bout.
Quel est actuellement, selon vous, le positionnement des jeunes issus de l’immigration chinoise en France, qui est dorénavant leur pays ?
La France a toujours incarné le berceau de l’immigration en Europe. Au croisement d’une nouvelle ère, les jeunes Chinois de la nouvelle génération se sentent désormais français au fond d’eux, surtout ceux qui sont nés en France. Or, dans la vielle Europe traditionnelle, ces ex-apatrides sont toujours perçus comme des Asiatiques cloîtrés dans leur communauté. Comment un individu peut-il s’affirmer s’il est déchiré entre deux cultures radicalement opposées ? Les coupables ? Tous ceux qui font un problème de la différence des races : aussi bien les communautés renfermées sur elles-mêmes, que les xénophobes rejetant les communautés. De même que certains films chinois ont terni l’image des Asiatiques, avec leurs bouffonneries cocasses, brisant ainsi le mythe spirituel défini par Bruce Lee. Résultat des courses : les Chinois de France semblent inexistants, bannis, on les voit nulle part, ni dans un bar, ni à la T.V, ni au ciné, ni même en compagnie de conjoints français.
Mon intention avec cette histoire fictive sur fond autobiographique : donner une meilleure vision d’intégration de la communauté asiatique en France en tentant de comprendre leur malaise, tout en propulsant des idées neuves et modernes, telles que la fusion des races, un remède indéniable contre le racisme : « le jour où votre frère ou sœur aura un enfant de couleur, vous réfléchirez deux fois avant de le rejeter ». L’heure est venue d’accepter les doubles cultures comme un don tombé du ciel, comme une richesse et plus comme un handicap, comme cela a été le cas durant ma génération ; mais aussi de montrer que c’est dans le conflit et face au danger que l’individu parvient à se surpasser, à découvrir sur lui-même. Le meilleur conseil que je puisse donner aux gens qui ont une double culture, c’est de ne pas choisir ni l’une ni l’autre, tout au contraire, d’accepter les deux cultures, puisqu’on ne peut séparer le Ying du Yang.
Les communautés d’origine asiatique sont relativement discrètes en France. Comment expliquez-vous cette invisibilité, surtout médiatique et culturelle, ainsi que les préjugés qui leur sont souvent accolés ?
Tout d’abord quand on parle des Chinois de la communauté en France, il faut définir si nous parlons des Chinois d’Indochine, issus de l’ancienne génération ou de la nouvelle vague d’immigration, issue de l’immigration illégale. Leur intégration diffère forcément, puisque ces Chinois ne sont pas issus de la même souche. Je crois qu’il ne faut pas faire d’amalgame, c’est comme confondre un Chinois avec un Japonais ou un Coréen. Un Chinois en règle générale n’est pas plus timide et réservé qu’un Français, Arabe ou Africain. Ce ne sont que des préjugés. Ce qu’il faut comprendre c’est leur sens moral aigu. Et lorsque les gens préservent ce sens moral, ils ont tendance à être la risée des autres. C’est humain, c’est le sens de l’absurde.
La plupart des Chinois ont reçu une éducation confucianiste ou bouddhiste. C’est pourquoi ils accordent une importance à la famille et à la piété filiale, qui se traduit par une marque de vénération des enfants envers leurs parents. En fait, les parents chinois inculquent ce précepte à leurs enfants depuis l’époque de Confucius, à savoir 500 ans avant J.C…, autant dire depuis toujours. Ainsi, selon la morale confucéenne et pour le respect du corps social, de l’ordre et de l’harmonie en famille, les enfants se doivent d’être obéissants à leurs aînés et faire preuve en toute situation de piété filiale, mais aussi avec les inconnus, les étrangers en société, pour maintenir cet équilibre du cosmos.
Ce qu’il faut comprendre des Chinois c’est leur volonté de maintenir l’ordre et la hiérarchie dans l’espace. Car les Chinois pensent que les relations entre les humains et leurs parents sont régis par une force cosmique qui les relie entre eux. Ce lien se traduit par une force immuable, en conformité avec la rotation des planètes autour du système solaire, donc une force qui a pour origine les lois de l’univers. Pour eux, toute marque d’irrespect d’un individu envers sa hiérarchie pourrait bouleverser cet ordre cosmique et donc le destin de tout un chacun. Ainsi, un acte irrespectueux envers une hiérarchie ou un étranger pourrait rompre cet équilibre inter-planétaire et donc avoir des répercussions néfastes sur la vie de l’individu. Comme si chacune de nos actions influeraient directement sur notre quotidien. Par conséquent, ce que les Occidentaux appellent invisibilité c’est tout simplement du respect et de la condescendance, qui se traduit par un maintien de distance entre individus, comme si tout un chacun devait demeurer à sa place, dans sa position hiérarchique, dans son propre camp.
Pour ce qui est de l’absence médiatique et culturelle des chinois, elle est indéniable, car les Chinois investissent dans des valeurs sûres pour une question de pragmatisme. Et c’est surtout le cas des Chinois issus de la nouvelle vague d’immigration, ceux qui font la course contre la montre. En général, les Chinois préfèrent réussir dans leurs études ou travailler d’arrache-pied pour avoir leur propre entreprise. Qu’y a-t-il de mal à cela ? C’est ce que beaucoup de gens aimeraient faire dans le monde occidental et ne font pas, non ? Les Chinois ont compris qu’en s’entraidant ils y arriveraient plus rapidement. Tout simplement et c’est la grosse différence avec le monde occidental, qui demeure à ce jour plus individualiste. Critiquer la réussite d’une communauté c’est montrer tout simplement sa jalousie, donc sa faiblesse. Pour en revenir aux concepts moraux chinois, ils ont tendance à disparaître avec la nouvelle génération implantée en France, qui est devenue bien plus francisée, et plus particulièrement les Chinois qui sont nés en France. Je pense que ces préjugés envers les Chinois sont infondés, si la personne n’essaie pas de comprendre tout d’abord la culture et l’histoire des Chinois avant de les juger.
Vous qui avez grandi à Paris dans des quartiers multiculturels, quelle est votre perception des rapports de la communauté asiatique avec les autres communautés, notamment d’origine africaine, antillaise ou maghrébine ?
Vous faites bien de souligner mon cas, qui est atypique, car j’ai grandi près de la Goutte d’Or à Paris, près de la communauté africaine et maghrébine. Donc, j’ai été amené depuis tout petit à côtoyer différents types de communautés. Toutefois, du fait de mon éducation traditionnelle (bouddhiste et confucianiste), je pense avoir une vision mitigée sur le sujet. Car, je me sens français d’origine chinoise.
Les rapports entre la communauté chinoise et les autres communautés sont inexistants. Et je n’étonnerai personne en disant cela. Comme tout le monde le sait, les Chinois préfèrent vivre en communauté pour perpétuer leurs traditions. C’est pourquoi Paris est formé de niches de quartiers chinois. Je comprends et respecte ce choix, même si je pense que cette sectorisation des communautés par quartier ne favorise pas l’intégration des Chinois en France à long terme. Tandis que les quartiers homogènes, sans distinctions de communautés n’exposent pas les habitants à une forme de ségrégation des races, donc favorise la communication vers les autres communautés. Je pense aussi que la nouvelle génération chinoise se tourne davantage vers d’autres communautés, d’autres cultures, mais qu’elle est arrêtée dans son élan par les étiquettes stéréotypées qu’on lui octroie. Ce qu’on oublie dans tout ça, c’est que la communauté chinoise évolue et qu’aujourd’hui, tous les Chinois ne sont pas les mêmes.
Je pense que ce rapprochement des Asiatiques vers les autres communautés est inéluctable au fil du temps, car plus les Chinois s’occidentalisent, plus ils auront tendance à perdre leur valeurs traditionnelles, donc à s’ouvrir vers d’autres cultures. Les Chinois de la nouvelle génération nés en France sont comme des Français de par leur éducation. Or, ils ne sont pas reconnus comme tels dans la société française. On a encore tendance à les marginaliser, du fait qu’ils vivent en communauté. Mais ce n’est pas tout à fait la réalité. Il y a des Asiatiques qui acceptent leur double culture et ne vivent pas reclus en communauté.
En revanche, je trouve que les communautés d’origine africaine ou maghrébine sont mieux intégrées en France et ont une meilleure visibilité. Il n’y a qu’à voir dans les médias, publicités et cinémas pour se rendre compte de l’invisibilité des Chinois. Le plus grand paradoxe dans tout ça, c’est que les Chinois provenant de toutes les diasporas du monde, avec leur pouvoir acquisitif croissant représentent une clientèle importante. Or, on ne les voit toujours pas dans le paysage audiovisuel français, contrairement aux autres communautés. J’ai l’impression que la réalité rejoint la fiction quand on parle de l’invisibilité des Chinois. À qui la faute ? À tous ceux qui font de la différence un problème. Ce rejet de l’autre, cet état d’esprit, vous le retrouvez malheureusement dans toutes les communautés. Donc, la faute est ancrée au fond de chacun de nous tous. Et je ne crois pas que ce soit la faute d’une communauté plus qu’une autre. Croire ceci, c’est justement refermer la porte au dialogue entre les communautés.
Alain Tran, « Made in France » – éditions BoD, octobre 2015, 398 pages, 13,99 euros. Dédicace au Salon du livre de Paris, samedi 19 mars de 12h à 14h, emplacement C46, éditions Bod.
D’origine martiniquaise, Philippe Triay est journaliste à France Ô, la chaîne du groupe France Télévisions consacrée aux Outre-mer, où il traite principalement de thématiques culturelles. Il a publié en 2015 un essai sur les écrivains martiniquais Aimé Césaire et Frantz Fanon ("Pour une lecture fanonienne de Césaire", éditions Dagan, Paris), ainsi que "Barbaries" en 2016 aux éditions du Manguier, un recueil de poésie illustré par le peintre guadeloupéen Romain Ganer. Son dernier livre, un récit intitulé "La fin de l'insouciance", est paru en mars 2018 aux éditions du Manguier.
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un livre a lire absolument pour comprendre!