[Genève] Salon Mauvais Genre, le salon littéraire du XXIe siècle.

Par Béatrice RIAND

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Dans les temps jadis, les maîtresses de maison qui tenaient un salon conviaient à une heure, une date et un lieu convenus, des bourgeois ou aristocrates, amoureux des Belles Lettres. Tenir salon signifiait alors réunir des familiers comme des personnalités montantes, autour d’un thème ou d’un genre, dans une conversation érudite, qui brocardait toute discussion aigre, même en cas de ferme désaccord.

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Crédit photo Objectif raw production

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Les 6 et 7 octobre derniers, Laurence Malè, fondatrice des Éditions OKAMA, a renoué avec cette noble tradition. Elle a tenu salon au Centre culturel du Manège d’Onex, à Genève, en invitant à la rencontre non seulement une trentaine d’auteurs issus d’horizons divers mais également toute une population romande, avide de culture. Comme autrefois, il y a eu des tables rondes, des jeux, un concours, des débats, en présence d’une société policée par l’amour du verbe.

Les Éditions OKAMA, créées en 2019, s’orientent vers la littérature fantastique et la fantasy, publient des anthologies de nouvelles, se sont enrichies récemment d’une collection destinée au public Young Adult, Heyoka, et d’une autre en petit format, Oka’Poche. Laurence Malè ne chôme certes pas. En sus d’une activité débordante en tant qu’éditrice, elle a fondé l’an passé le Salon Mauvais Genre, dont la première marraine sera la Genevoise Laure Mi Hyun Croset, qui a su nous enchanter avec Le beau monde (Albin Michel) comme avec l’excellent et tout récent Made in Korea (BSN Press & OKAMA), dont la presse suisse relaie la finesse de la plume et la profondeur du sujet, à savoir l’adoption. Pour sa seconde édition, le Salon Mauvais Genre se targue de nous présenter un parrain tout aussi prestigieux, à savoir le très jovial J-P. Kalonji, illustrateur et bédéiste, qui décide à 11 ans déjà d’exercer ce métier après une rencontre avec le dessinateur et scénariste américain, Geof Darrow. Ce citoyen du monde, qui a traîné sa bosse dans de nombreux pays, comme les États-Unis, le Japon, le Libéria ou l’Angleterre, reflète à merveille le thème du Salon Mauvais Genre de cette année, à savoir le voyage. Celui que chante Amin Maalouf, fraîchement élu secrétaire perpétuel de l’Académie française, lorsqu’il nous emmène à Samarcande et nous chuchote au creux de l’oreille, « n’hésitez jamais à partir loin, au-delà de toutes les mers, toutes les frontières, tous les pays, toutes les croyances ».

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Et on voyage, croyez-moi, dans l’Espace culturel du Manège d’Onex. Si le rez-de-chaussée est occupé par des auteurs qui dédicacent à tout va, le premier étage recèle une belle exposition de planches de J-P. Kalonji et un coin librairie alors qu’au dernier étage, le Nid du Corbeau, s’enchaînent les tables rondes. Dont l’une d’entre elle voit s’exprimer l’invitée d’honneur du Salon, la journaliste, essayiste, chroniqueuse et romancière, Tristane Banon. Une Tristane Banon dont la frêle ossature est inversement proportionnelle à la force de la pensée. Une Tristane Banon dont le dernier ouvrage, Le péril Dieu, publié cette année par les Éditions de l’Observatoire, est une analyse sans concession des rudes conséquences qui s’abattent sur la gent féminine quand les hommes érigent un Dieu en maître à penser. Bien loin de s’immiscer dans la croyance des uns ou des autres, qui relève du registre de l’intime, ce livre dresse un triste constat : aucune des trois grandes religions monothéistes ne vise l’émancipation de la femme ou ne lui offre une place légitime en tant qu’égale de l’homme. Lorsque la journaliste et modératrice Caroline Gozzi lui demande alors si les tourments de la femme relèvent de l’indicible, la Franc-Tireuse Tristane Banon s’insurge aussitôt, non, les femmes ont toujours parlé, on ne les a pas écoutées, ce n’est pas la même chose. Le voyage, le merveilleux voyage, se poursuit un peu plus tard, vous entendrez Laure Mi Hyun Croset converser sur l’ailleurs, en compagnie de Mélanie Croubalian. La première est originaire de la Corée du Sud, la seconde est fille d’un Arménien d’Égypte et d’une Saint-Galloise. Leurs héros vont et viennent entre leur terre d’origine et un autre part fantasmé.

On voyage encore, sachez-le, lorsque le lecteur serpente entre les allées, louvoie entre les auteurs, tous affublés pour l’occasion de l’étiquette un brin provocatrice de Mauvais Genre. Une étiquette qu’adorent les auteurs OKAMA & BSN Press. La journaliste Olivia Gerig et le procureur Nicolas Feuz, tous deux auteurs prolifiques de polars en tous genre, ou l’historien Olivier May, dont le roman dystopique Agrotopia nous alerte sur les dangers de la mondialisation, sans oublier la singulière Marie-Christine Horn, qui publie ces jours-ci un puissant roman noir, Sans raison, que le rédacteur en chef de L’1Dex.ch qualifiera de « livre lumineux qui explore au moyen d’une écriture finement ciselée les arcanes de la dérive de certaines destinées, desquelles ne sont exclues ni la compassion ni la charité que notre État dit social ne parvient même plus à effleurer ». Il nous faut encore citer Antonio Albanese, célèbre pour ses notes de bas de page hilarantes, Joël Cerutti, amateur d’un polar convivial, l’élégante Mélanie Chappuis, dont la plume délicate désosse sans pitié aucune les émois amoureux, ou encore la douce Paule Mangeat, dont le recueil de nouvelles, Côté Rue, dresse pourtant avec force un portrait à la Zola du quartier des Pâquis, hanté par les sans-nom comme par les éclopés de la vie.

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Crédit photo Objectif raw production

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C’est un voyage, oui, auquel vous convie Laurence Malè, mais un périple sans danger, rassurez-vous, qui vous promène dans un outrenoir inclassable, que Tristane Banon qualifie par ailleurs d’espace de liberté puisque ce pas de côté ne peut que suggérer, selon elle, un chemin sans frein, un chemin rien qu’à soi. Et ce n’est pas Laurence Malè qui la contredira, puisqu’elle définit en creux le Mauvais Genre. Est Mauvais Genre tout ce qui n’appartient strictement pas à la littérature blanche, à savoir le polar, le roman noir, le thriller, la fantasy, la littérature érotique… ou les textes engagés, quels qu’ils soient. Et le voyage, ne l’oublions pas, c’est partir ici ou là-bas peut-être, mais c’est aussi partir à la rencontre de l’autre, un autre qu’il s’agit de ne surtout pas vivre comme un étranger à soi. Le voyage n’est pas un exil. Et c’est bien pour cette raison qu’une table ronde se tiendra autour d’un thème ambitieux et plus qu’actuel, l’évolution de la littérature dans sa représentation de la communauté LGTBIQ+. Le voyage peut donc être intérieur, il se doit aussi d’être intérieur. Il peut nous interpeller, quel impact du huis-clos sur le comportement humain, nous bousculer, est-ce le style qui définit l’artiste, nous questionner, quels enjeux lors de l’adaptation d’une œuvre littéraire. Et puis, enfin, si le voyage intérieur doit se poursuivre, il ne peut faire fi de l’écriture. Les auteurs la pratiquent, Laurence Malè invite désormais le public à s’y frotter, grâce à un concours de nouvelles, ouvert à tous, La Plume du corbeau. Les plus timorés compteront sur le soutien indéfectible de Lolvé Tillmanns, Prix Ève de l’Académie romande (2016), pour animer un atelier dédié.

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Ne pensez pas qu’ici s’achève le voyage… le voyage se vit aussi par les sens. « Voyager c’est vivre », clame Andersen. Voyager, c’est ressentir, vous l’aurez compris. Lorianne Cherpillod, talentueuse comédienne de son état, vêtue en héroïne steam-punk, vous permettra cette expérience, grâce à une lecture des extraits de certains romans. Et puis, vous vous étonnerez parfois lorsque des clameurs rauques déchirent le doux murmure des bavardages, ici et là… Laurence Malè a offert à tous la possibilité de s’essayer au jeu de rôles, et certains ont incarné un elfe, un orque ou une sorcière avec un engagement vocal qui a parfois pu surprendre les badauds. Enfin, vous vous restaurerez avec bonheur à l’African Book Truck, un camion peint aux couleurs savoureuses du Sénégal, et qui fonctionne comme une librairie consacrée aux richesses éditoriales africaines.

Le Salon Mauvais Genre a clos ses portes samedi soir… il a vu passer des journalistes, des bloggeurs, des responsables de la culture, la maire de la ville, sans compter tous les soutiens que Laurence Malè a su fédérer. La Maison des Écrivaines, des Écrivains et de la Littérature (MEEL), fondée par la très dynamique romancière Abigail Seran, un lieu qui se voue à l’accueil des auteurs, la promotion des échanges et de la formation, basée à Monthey, et dont la mission première est de faire rayonner la littérature helvétique. Ou encore Sandrine Bourgeois Senges, qui a su mettre sur pied un événement majeur, le Festival du Làc (Festival du Livre à Collonges), parrainé par l’écrivain Pierre Assouline, et qui réunit une centaine d’auteurs français et romands. Ce festival décerne en outre deux prix, le Prix du Làc et le Prix des Bienveillantes, en l’honneur du cercle de lecture éponyme, à l’origine du Festival. La collaboration entre ces deux manifestations culturelles genevoises en dit long sur la générosité et l’enthousiasme qui caractérisent leurs organisatrices. 

Le Salon Mauvais Genre a clos ses portes le samedi soir, tard dans la nuit, après une soirée animée qui a vu certains écrivains s’essayer au karaoké avec un succès parfois mitigé mais toujours mâtiné d’une belle humeur. Laurence Malè, en parfaite hôtesse, a su recevoir avec une amabilité qui ne se dément pas les auteurs comme les lecteurs qui les soutiennent. Qu’elle en soit remerciée. Et avertie : un public nombreux attend avec impatience la troisième édition ! « Un bon voyageur n’a ni plans établis ni destination », affirmait Lao Tseu. Nous irons donc où elle nous emmènera, parce que nous savons que le point d’orgue de sa foi est le partage.

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Béatrice RIAND (rédactrice Pluton-Magazine Suisse)

Crédit photo Béatrice Riand Thomas Masotti .

Béatrice Riand, de père suisse et de mère catalane, grandit entre deux cultures et trois langues. Amoureuse du verbe depuis l’enfance, titulaire d’un master en littérature française et en psychologie, elle se consacre aujourd’hui à l’écriture. Prix du Jury des Arts et Lettres de France à deux reprises, Prix du Jury de la Société des Ecrivains Valaisans à trois reprises, dont en 2022 pour Si vite que courent les crocodiles (BSN Press), qui aborde la problématique de l’adolescence, elle publie en octobre 2023 un troisième ouvrage, Ces gens-là (Editions Slatkine), qui traite du délicat et douloureux sujet de l’inceste. Béatrice Riand a rejoint Pluton-Magazine en 2023.

Pluton-Magazine. 2023

Photo couverture : JP Kalonji, Laure Hyun Croset, Anne Kleiner, Laurence Malé, Tristane Banon.

Crédit photo Béatrice Riand Thomas Masotti .

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