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Par Béatrice RIAND
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Elle s’appelait Sarah, elle n’avait pas huit ans, sa vie, c’était douceur, rêves et nuages blancs… vous souvenez-vous des paroles de cette très belle chanson de Jean-Jacques Goldman ?
Adolescente, je la fredonnais alors que je passais mes étés au bord de la mer, en Catalogne. Je la fredonnais avec des amis qui venaient tous du Sentier. Le voile qui ternissait le regard de leurs parents avait pour origine une peine sans nom, une peine indicible que la lecture de Treblinka, enfant, m’avait permis d’effleurer.
Cette peine, qui n’est pourtant pas la mienne, m’accompagne encore, adulte, alors qu’il me faut remplacer dans l’urgence un professeur d’histoire, malade d’un cancer. Et toujours dans l’urgence, tenaillée par la peur de ne pas savoir dire, et transmettre, me voilà à Jérusalem, plongée dans les entrailles de Yad Vashem. Environnée par les visages souriants de ces gamins, qui se sont évanouis un à un dans la fumée noire des crématoires.
Je n’ai jamais oublié Sarah, non, et aujourd’hui encore, je pleure les fleurs d’Israël, éventrées par la barbarie du Hamas, tout comme mon cœur saigne pour les enfants palestiniens, qui meurent sans comprendre sous le déluge de bombes qui s’abat sur eux. Tous, ils ont en commun l’innocence, que les uns et les autres, nous n’avons pas su ou pu préserver.
Alors, voyez-vous, pour éviter que ces drames ne s’enlisent dans un cycle infernal de chagrin et de colère, à chaque génération renouvelée, il y a des livres nécessaires. Et si Les femmes d’Auschwitz-Birkenau sauvent la mémoire de certaines d’entre elles, elles sauvent surtout la nôtre d’un coupable engourdissement. Armée de sa voix cristalline, et de chiffres implacables, Chochana Boukhobza nous plonge dans l’enfer concentrationnaire et nous soumet ainsi à un électrochoc intentionnel. Et salutaire.
Les Femmes d’Auschwitz-Birkenau, c’est 519 pages bouleversantes, 23 pages de notes, 15 pages d’une bibliographie sélective. C’est les minutes de six grands procès, épluchées avec patience et rigueur. C’est les archives de plusieurs centres mémoriaux de la Shoah, fouillées les unes après les autres pour retracer le parcours de ces femmes que l’auteur refuse de laisser sombrer dans l’oubli.
Des Juives, des Tsiganes, des Témoins de Jéhovah, des résistantes, des prisonnières de droit commun. Des Françaises, des Belges, des Hollandaises, des Allemandes, des Autrichiennes mais aussi des Grecques, des Polonaises, des Ukrainiennes, des Hongroises, des Tchèques, des Slovaques. Toutes soumises à la sauvagerie de 4’000 SS, qui les privent non seulement de leurs enfants , de leurs maris, de leurs parents, mais les dépouillent en outre de leur fémininité, de leur identité et de leur dignité d’être humain. On les dénude, on leur rase la tête, on les tatoue, on les affuble d’un uniforme informe, on les renvoie aux chiffres d’un matricule.
Ces femmes sont chaque jour en butte à la folie des SS, à leur brutalité, à leur vocabulaire qu’elles ne comprennent pas mais qu’elles doivent mémoriser dans le bruit et la fureur pour espérer survivre… Raus, raus, raus ! Links, rechts, links ! Schnell, los, aufstehen ! Si elles ne se voient pas éliminées lors d’impitoyables sélections, les voilà enrôlées dans différents Kommandos. Elles défrichent des champs, construisent des tranchées, tapissent le fond de la Vistule avec des pierres pour réguler le débit de l’eau, démolissent des bâtiments en ruine pour construire de leurs mains écorchées les crématoires d’où les cendres de leurs proches s’envolent vers un ciel toujours noir. Ces femmes, jeunes et moins jeunes, sont soumises à un labeur harassant et à un régime inhumain alors qu’elles souffrent du typhus, de la gale, de la dysenterie ou de pneumonie. Elles grelottent, frissonnent, claquent des dents. Elles perdent leurs cheveux, elles perdent leurs dents, elles perdent du poids. Certaines perdent leur vie. Ou se l’enlèvent. Quand le désespoir est trop grand, elles montent sur le fil. S’électrocutent volontairement sur les barbelés.
Beaucoup y perdent leur âme. Et comment ne pas le faire, dans le vacarme incessant des coups de sifflet, des aboiements hystériques des chiens, des gifles que l’on reçoit à pleine volée, comment ne pas s’égarer entre ces matraques, ces bâtons, ces gourdins, qui vous brisent l’échine et vous contraignent à n’avoir que la poussière comme seul horizon ? Comment ne pas s’absenter du monde, quand les SS tirent sur vous au hasard parce qu’une fille qui cherche à s’évader et qu’ils abattent leur vaut une permission et une prime conséquente, et que mentir leur est naturel puisqu’à leurs yeux votre existence même constitue la pire des injures ? Comment ne pas mourir un peu chaque jour lorsqu’une femme en pleurs vous avorte pour tenter de sauver une et une seule vie, comment ne pas s’effondrer face à l’absurdité de la politique de population négative qui voit les nazis vous stériliser par ablation des ovaires, par irradiation ou par injection ?
Oui, dites-moi, comment ne pas mourir à soi-même lorsque vous vivez environnée de « squelettes aux lèvres saignantes » l’été, qui ne peuvent plus respirer tant ils sont assoiffés… comment ne pas chanceler quand, pour économiser du Zyklon B en plein hiver, les SS confisquent votre uniforme pour vous revêtir d’une longue robe en toile de jute, en espérant que le gel vienne à bout de vos dernières forces…et puis, comment oublier que ce sont les cendres de vos amies qui servent à fertiliser les champs ou à damer la longue route qui longe les clôtures des camps ? Comment conserver un peu d’humanité quand on vous renvoie sans cesse à la bestialité, car on vous le dit, on vous le répète, c’est soit vous, soit l’autre ? On vous l’assène, on vous le hurle au visage, il n’y a pas de solution, si ce n’est la Solution finale, parce que « quand on enfreint les règles, c’est la mort mais quand on obéit aux règles, c’est la mort » aussi.
Certaines y perdent leur âme, c’est vrai. Mais pas toutes. Loin de là. Et c’est peut-être la grande force du livre de Chochana Boukhobza. Malgré l’horreur des pendaisons, des bastonnades, des spectacles de coups de fouet donnés publiquement, au-delà des yeux au beurre noir, des bras couverts d’ecchymoses, des clavicules saillantes, des engelures et des maladies, les femmes d’Auschwitz-Birkenau font preuve d’un courage infini. Et c’est aussi cette histoire qui nous est contée.
L’histoire des pannes volontaires provoquées pour enrayer les machines à rayons X et ainsi donner un coup de frein aux expériences médicales ou aux stérilisations de masse. L’histoire des avertissements chuchotés aux nouveaux arrivants avant qu’ils ne passent par la sélection, donne ton enfant à ta mère, vieillis-toi de quelques années, dis que tu es artisan. L’histoire des vols de vêtements et de sous-vêtements dans la salle de déshabillage pour en faire bénéficier ses compagnes. L’histoire des trous dans les latrines, pour y dissimuler l’or et l’argent afin de pas enrichir encore la machine nazie.
Les femmes d’Auschwitz-Birkenau ne plient pas devant l’adversité. Bien au contraire, elles l’affrontent. Les premières enterrent près de leur Block des ciseaux, des pinces, des marteaux, des cisailles, des couteaux, des morceaux de tôle en vue d’un soulèvement du camp. Les secondes corrompent les Kapos avec de l’argent pour se procurer des grenades, des pistolets ou de l’essence. Et puis il y a toutes les autres, qui passent des messages à la résistance du camp des hommes, transportent sur elles des quantités infimes de poudre explosive, avec le grand projet de faire exploser les crématoires. Sans oublier la révolte ouverte de certaines, qui, alors qu’elles marchent à la mort, relèvent encore la tête. Une femme condamnée à la pendaison résiste ainsi jusqu’au dernier instant et sous la torture ne livre aucune de ses camarades. Une autre, avant le gazage, s’empare de l’arme d’un SS et lui tire dans le ventre. D’autres agissent de manière plus sourde. Les secrétaires cherchent par tous les moyens à huiler le comptage lors des deux appels quotidiens, afin d’en limiter la durée et soulager leurs compagnes épuisées. Les musiciennes jouent pour les officiers du camp, certes, mais surtout pour leurs sœurs d’infortune, les poètes composent des vers pour insuffler du courage à leurs amies, et sèment quelques perles de rosée dans un univers désespérément sec et stérile. Et les historiennes, ma foi, les historiennes, recensent minutieusement les crimes des Allemands. Et le sang qui suinte de leurs mains.
Pour que le monde sache. Pour que le monde n’oublie pas. Pour que le monde n’écrive pas encore et encore la même tragédie.
Bien que huit décennies la séparent des victimes de l’horreur nazie, Chochana Boukhobza nage avec ces femmes remarquables dans la mare atroce de nos remords et de leur douleur. Et si elle sait pour qui elle écrit, à tout un chacun de comprendre que la lire est un devoir. Car sa voix sert de caisse de résonance à toutes les voix qui se sont tues. Et ces murmures que l’on a fait taire interdisent tout marchandage avec la lâcheté, sous peine de faire de nous des complices de la barbarie. De toutes les barbaries.
Parce que, voyez-vous, la douleur immense de ces femmes, qui à l’origine n’est pas la mienne, et peut-être pas la vôtre, cette douleur immense appartient à tout le genre humain.
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.Par Béatrice RIAND
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L’auteure
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Chochana Boukhobza est écrivaine et réalisatrice de nombreux documentaires sur la Shoah, au cœur de ses recherches. Sept années de recherches lui ont été nécessaires pour cette enquête inédite sur le camp des femmes, menée dans les grands centres d’archives de la Shoah, et à partir des procès des nazis, de centaines de témoignages des survivantes dans le monde (Israël, France, États-Unis, Australie), ainsi que leurs récits.( Sce Flammarion)