Bangkok, Kuala Lumpur, Singapour… Trois capitales, trois dictatures

Par Michèle Jullian

Comment parler de trois capitales aussi différentes que le sont Bangkok, Kuala Lumpur et Singapour ? Comment parler de villes dans lesquelles se nichent des souvenirs personnels immuables, parce que ceux de ma jeunesse folle de « backpacker »? Souvenirs qui ne s’effaceront jamais mais auxquels s’ajoutent ceux que j’ai vécus ces dernières semaines.

J’ai vécu quinze ans en Thaïlande, j’y écrivais un blog sur la société, donc sur la politique. J’y critiquais gaiement la junte militaire au pouvoir. Les menaces d’abord sournoises, puis directes ont commencé à peser si lourd sur ma sécurité que j’ai dû quitter en hâte le pays. Devant ces faits, j’ai précipitamment quitté la Thaïlande pour Singapour, puis Kuala Lumpur…. D’où mon regard sur ces trois villes asiatiques.

A l’âge des bilans, mon regard de touriste admiratif s’est transformé en regard de blogueuse exigeante au fur et à mesure que je comprenais mieux l’environnement dans lequel j’avais choisi de vivre et d’enseigner (j’ai parlé le malais et je parle le thaï). Regard plus critique mais toujours et immuablement curieux.

Bangkok

MOI L6A4203 Bangkok peut se vanter d’avoir le nom le plus long du monde.  Juste pour le plaisir : กรุงเทพมหานคร อมรรัตนโกสินทร์ มหินทรายุธยามหาดิลก ภพนพรัตน์ ราชธานีบุรีรมย์ อุดมราชนิเวศน์ มหาสถาน อมรพิมาน อวตารสถิต สักกะทัตติยะ วิษณุกรรมประสิทธิ์. Je vous ferai grâce de la traduction. Bangkok, qu’aucun thaï n’appelle jamais ainsi, mais « Krungthep » « cité des anges ». Des anges ? Voir ! Pour moi c’est plutôt la cité des démons, des tentations, des bars et des temples, des salons de massages et des moines. Ville foutoir, ville jungle où le misérable côtoie le fastueux. Ville qu’aucun architecte n’a jamais conçu dans son ensemble, de façon ordonnée ou intelligente mais qui a poussé au gré des fantaisies des plus riches. Immeubles et gratte-ciel sont posés sur l’argile, bien loin des canaux – les fameux « khlongs » – si chers à l’exquise « Emmanuelle » du film de Just Jaeckin. Ces canaux qui faisaient de Bangkok la « Venise orientale » se sont transformés en avenues de béton où de multiples ponts s’enjambent, se croisent et s’entrecroisent pour le plus grand bonheur de ceux qui ont des parts dans le ciment, des proches de la royauté pour ne pas les nommer ! Bangkok est la future « Atlantide asiatique  de l’an 2100 » disent les géologues dont Thanawat Jarupongsakul  : « Bangkok est une ville obèse sur un squelette d’enfant » ! Une grande partie de ce monstre se trouve déjà sous le niveau de la mer, mais tout va bien, tout le monde s’en moque sauf les très riches qui commencent à acheter des terres en Isan (le nord-est) et des appartements dans le nord (Chiang Mai) tandis que les promoteurs, eux, continuent de vendre toujours plus cher, plus haut, plus chic et que, peu à peu, vers la fin de la mousson, les avenues se transforment en rivières.

Kuala Lumpur

PLUTON 165219« Confluent vaseux » en « Bahasa Malayu » : en malais, ville arrachée à la jungle et bâtie à la confluence de deux cours d’eau. 43 % de Malais, 45 % de Chinois dans la capitale contre 62 % de Malais, 25 % de Chinois, 10% d’Indiens et 3% « d’Orang Asli » (aborigènes) dans la totalité du pays. Chinois majoritaires dans les villes, mais minoritaires dans le reste des treize fédérations. Pays dirigé par les « Bumiputra » : les « fils du sol », ceux qui se considèrent comme les vrais Malais, car malaisiens et musulmans. Pays où la majorité des capitaux est entre les mains des ressortissants chinois. Situation explosive : Pouvoir contre argent. Ou vice-versa.

Si les manifs se multiplient dans KL (c’est ainsi qu’on appelle la capitale) c’est pour dire « No to one race dominating country » « non à un pays dominé par une seule race » (malaise).PLUTON _180625 (1)

Pour moi, il y a un sacré « malaise en Malaisie », comme dans la chanson d’Alain Chamfort. L’Islam, religion d’état soumise à la sharia,  aimerait renvoyer ses ressortissants chinois en Chine ! Beaucoup ont déjà commencé à quitter le pays pour d’autres continents.

La société civile bouge et s’habille de jaune pour manifester au nom de « Bersih » : « propre ». « Un petit nom qui à lui seul veut dire beaucoup » me dit un chauffeur de taxi indien : élections propres, démocratie propre, politiques propres ! On peut rêver.

Singapour

PLUTON L6A3151Ville du lion ! En fait il n’y a jamais eu de lion à Singapour, des tigres sûrement, mais il y a très longtemps. Le symbole de la ville c’est le « Merlion », un mélange de lion et de sirène.

Ville de cultures juxtaposées : chinoise, malaise, indienne où chacun est encouragé à maintenir ses traditions mais en embrassant le mode de vie conformiste et moderne d’une cité à l’architecture époustouflante. A Singapour, j’ai avoué être blogueuse à quelques amis de rencontre impressionnés par mes appareils photos qui me demandaient  si « j’étais journaliste  ». Subitement, leur ton baissait d’un cran et leur admiration flattait mon ego : j’étais quelqu’un qui osait bloguer, donc contester le pouvoir, car telle était leur perception du blog  ! Singapour est une ville sous la surveillance de chacun. Ville de paradoxes : bien qu’ayant la densité de population la plus élevée d’Asie, c’est une ville jardin à la végétation luxuriante. Pas d’embouteillages ; posséder une voiture n’est accessible qu’aux ultra riches, mais des services de transport fantastiques. Ville Orwellienne où chacun surveille l’autre, où l’état est intervenant partout.

Singapour compte les meilleures universités du monde. La sécurité y est totale et partout. Une des villes les plus photogéniques du monde sur le plan de l’architecture.

Trois villes sublimes, trois dictatures intraitables : militaire, religieuse et administrative.

En Thaïlande, la dictature est militaire dont les autorités interdisent, sous peine d’emprisonnement, toute critique ou manque de respect à la famille royale. En fait comme le terme critique n’est pas très clair, pour ne pas commettre d’impairs, les Thaïs ont choisi de ne jamais parler de la famille royale, sauf pour la louer. La loi de lèse-majesté – loi 112 – est parmi les plus dures et inhumaines du monde, en compétition avec l’Arabie Saoudite et la Corée du Nord. Sur simple dénonciation et sans preuve, les « contrevenants » se retrouvent en prison, sans droit de visite, sans avocat pour les défendre. Des milliers de personnes croupissent dans les geôles en Thaïlande pour une caricature, une moquerie, un clin d’œil douteux. En général la sentence est de dix ans par faute commise.

En Malaisie, la dictature est celle de l’Islam, interdisant de prononcer le nom d’Allah à tout non-musulman, interdisant aux femmes de boire de l’alcool sous peine d’être fouettées si elles sont dénoncées. La sharia s’installe de plus en plus violente avec les années.

Dans le petit état de Singapour, la dictature est politique, c’est celle d’une famille, celle du père fondateur Lee kwan Yew et de son fils, aujourd’hui. L’auto censure est de rigueur. Des blogueurs sont en prison pour avoir critiqué le gouvernement, mais les peines sont nettement moins longues qu’à Bangkok.

Ma ville préférée ? Jamais la même ! Tout dépend de mon humeur, de mes économies !

Ou – avec ironie – ma dictature préférée ?

Dans les trois – en raison de mon blog et de ma langue bien pendue – je prends d’énormes risques.

Michèle Julian:

LA VIE EST VOYAGEUSE : De calais à Londres puis autour du monde avec mes enfants pour atterrir à Paris. Mariée à Marcel Jullian. Un petit tour par France Inter (la vie de près, Un jour, Écran Total), par la télévision (écriture de séries, Beaumanoir entre autres). Une grande pause en Thaïlande pour y enseigner le français et l’anglais (à des réfugiés de Birmanie)…le monde est rond il n’y a jamais de retour à la case départ…

J’aime les langues, l’écriture, la photo et les voyages pardessus tout.

http://www.michjuly.typepad.com/

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