Par Yassir Mechelloukh
Il est bien des merveilles en ce monde, il n’en est de plus grande que l’homme1.
I) L’histoire de la civilisation grecque, une histoire dédiée à la grandeur de l’Homme
La tradition politique de la Grèce fondée sur un modèle de société holiste et sur une indifférenciation entre les hommes semble fort mal s’accommoder des grandes figures dont elle se réclame. En effet, les Grecs accordent une importance inconditionnelle à l’unité du collectif, si bien que les intérêts particuliers doivent s’effacer. Et pour cause : Thucydide, dès le Livre I de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse2, explique les raisons du déclin d’Athènes à la toute fin du Vème siècle avant notre ère. En effet, pour Thucydide, Périclès est le dernier homme digne de gouverner au sens où il a défendu corps et âme la démocratie athénienne. Il se permet même de qualifier ses successeurs de démagogues et les accuse de n’agir que pour eux-mêmes. De fait, la perspective politique qui consiste à agir en vue du bien public est un fondement de la stabilité de la Cité.
Mais si effectivement le corps collectif est ce qu’il y a de plus important, pourquoi une telle construction mystifiée, tant d’histoires, tant d’émerveillement fictif ? Eh bien, les mythes, les épopées d’Homère, les récits guerriers contribuent, sans nul doute, à la construction d’une identité propre. Les idées, tant qu’elles ne sont pas imagées, n’intéressent que ceux qui ont fait de la vie intellectuelle une nécessité. Tout peuple a besoin de se reconnaître autour de grands récits, de grands mythes, de grandes histoires, à partir desquelles il trouve un sens à son appartenance.
Outre cette volonté omniprésente de se concentrer sur l’unité du collectif, il y a bien dans les œuvres littéraires, historiques et philosophiques, une espèce de fascination pour les grands hommes. Cela s’explique par le fait que ces figures ont pour fonction la représentation du collectif. Le grand homme n’est qu’une incarnation d’un collectif puissant et uni. Les grands hommes de Grèce n’agissent pas en leur nom, ils sont porteurs d’une force et d’un esprit puissant, celui du corps de la Cité. En somme, ils sont investis d’une mission décisive.
Ainsi que Sophocle le précise, on pourrait presque dire qu’il y a un humanisme chez les Grecs. Un humanisme qui consiste à susciter l’admiration des générations et des nations à travers de grandes actions, de grandes œuvres, des traces, des signes marquants d’une civilisation. Pourquoi ériger tant de monuments, prendre autant de soin à cultiver la beauté, faire preuve d’une précision et d’une singularité absolues ? Pour l’Homme. La trace du passage de l’Homme destiné à mourir, ce dont il a une conscience profonde au-dedans de lui-même. Les Grecs nous disent « Nous avons vécu, nous avons fait, nous avons construit, nous avons élevé l’homme, aussi faible et vulnérable soit-il ».
En outre, la question de la grandeur n’a pas bénéficié d’analyse propre, pour elle-même, chez les philosophes grecs. On peut postuler que ce sont les réalisations humaines qui permettent de symboliser la grandeur. Le problème fondamental qui se pose, c’est la question du critère objectif de la grandeur. Cela semble véritablement impossible. Le grand homme est-il nécessairement un génie ? Qui peut définir ce qui est grand ? Ces interrogations impliquent de prendre en compte la légitimité : toute position dogmatique énonçant une orientation unique pour définir ce que serait la grandeur humaine aurait du mal à se faire accepter comme légitime. Nul ne semble assez grand pour se prévaloir de la capacité à déterminer ce qui est grand.
Les idées de la grandeur de l’Homme passent généralement par des figures, des incarnations humaines, des récits, des concepts affiliés indirectement à la grandeur. L’objectif étant, pour nous, de rassembler l’interprétation d’un certain nombre de textes pour retracer et définir rigoureusement la nature de la grandeur dans l’Antiquité Grecque. Il y a, certes, dans l’idée de la grandeur, une symbolique forte. Comme le dit Aristote, « il est impossible de penser sans images »3. Or, la grandeur, en son sens le plus politique, a besoin de figures et de mythes représentatifs pour insuffler l’unité dans un corps collectif. C’est autour de ces figures symboliques que l’unité semble pouvoir se former : son équivalent, formulé en termes modernes, c’est le « roman national ».
II) L’éthique d’Aristote, une éthique des vertus et de la grandeur d’âme
Comme nous l’avons précédemment affirmé, la grandeur est une notion proprement morale chez Aristote. Dans l’Éthique à Nicomaque4, Aristote définit l’éthique comme une action. Son éthique est téléologique, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une action qui tend nécessairement vers un but. Elle est, en un autre sens, eudémoniste, le but qu’elle vise étant la félicité et le bonheur.
Aristote s’appuie sur un certain nombre de vertus qui sont des éléments constitutifs et nécessaires du grand homme. L’éthique repose sur une construction des caractères à partir desquels l’homme vise le Souverain Bien et le bonheur. Il y a dans l’œuvre d’Aristote, l’idée d’une réalisation de soi qui vise nécessairement le Souverain Bien.
Tout art [τεχνη] et toute investigation, et pareillement toute action [πραξις] et tout choix tendent vers quelque bien, à ce qu’il semble [δοκει]. Aussi a-t-on déclaré avec raison que le Bien est ce à quoi toutes choses tendent5.
On voit bien dans ce passage qu’Aristote place une grande confiance en l’homme. De sorte qu’il s’agit de voir qu’un choix, c’est-à-dire un acte délibéré et proprement libre, vise toujours un bien. Mais, encore faut-il être attentif ; « quelque bien » ne désigne pas le bien par excellence. Cela ne signifie pas que l’homme n’accomplit en aucune manière des actes mauvais. Mais que toute action est faite dans le but du bien de l’agent qui fait l’action. L’homme vise toujours un bien particulier pour lui-même. Cependant, il n’agit pas nécessairement en vue du bien, à savoir l’idéal du bien.
Le véritable objet de l’éthique est de conduire la Cité au Souverain Bien. Or, il faut passer par la science architectonique, à savoir la politique. Le but assigné par Aristote à la politique, c’est de mener la Cité au Souverain Bien.
Et puisque la Politique se sert des autres sciences pratiques, et qu’en outre elle légifère sur ce qu’il faut faire et sur ce dont il faut s’abstenir, la fin de cette science englobera les fins des autres sciences ; d’où il résulte que la fin de la Politique sera le bien proprement humain. Même si, en effet, il y a identité entre le bien de l’individu et celui de la cité, de toute façon c’est une tâche manifestement plus importante et plus parfaite d’appréhender et de sauvegarder le bien de la cité : car le bien est assurément aimable même pour un individu isolé, mais il est plus beau et plus divin appliqué à une nation ou à des cités6.
Dans la mesure où la politique s’impose comme ce qui est appelé à régir les rapports de forces et les actions, elle est maîtresse, en un certain sens, de tous les arts et de toutes les activités humaines. L’homme, dont les intentions sont bonnes, doit désirer pour lui-même ce qu’il désire pour son semblable. L’éthique a une certaine efficacité si on l’impose à soi-même avec une certaine rigueur mais elle ne peut à elle seule imposer sa force à la Cité. C’est pourquoi la politique doit viser, dans ses entreprises, le Souverain Bien pour conduire la Cité vers le meilleur.
Chez Aristote, à la différence de Platon, le bien ne repose pas sur une conception abstraite et idéale. Elle repose sur la réalité humaine, sur la vie ordinaire, c’est-à-dire qu’elle n’a rien d’une science qui établirait des critères objectifs. Toute la difficulté repose en effet sur le fait que l’éthique ne rassemble pas car elle est fondée sur des approximations, sur les tendances des uns et des autres.
C’est selon les actions d’un homme déterminé que l’on peut juger de la qualité d’une éthique. Il est question d’une conception praxéologique, les actions définissant la personne qui les réalise. En somme, le grand Homme est nécessairement un homme dont les actions sont bonnes et justes.
L’éthique d’Aristote est nécessairement une praxis7, il n’y a pas d’éthique qui ne soit pas mise en pratique. Toute action vise nécessairement un but et un bien. Mais ce bien (comme l’argent, le plaisir ou l’amour) n’est jamais qu’un but intermédiaire. Il y a, chez Aristote, une hiérarchie des biens. C’est par l’accomplissement de biens intermédiaires que l’homme atteint la visée finale, à savoir le Souverain Bien.
On présente souvent Aristote comme un philosophe dogmatique. En ce qui concerne l’éthique, ce n’est résolument pas le cas. Aristote tient compte des contingences, des orientations des uns et des autres. Chacun agit effectivement en fonction de ce qui lui semble bien. Il ne s’agit pas, comme chez Épicure, de dire que le plaisir est la visée ultime de nos actions. L’homme est un être aux besoins multiples, de sorte qu’on ne peut nier l’importance du plaisir, de la vertu, de l’argent et de l’activité rationnelle.
Aristote souhaite donner sa place à l’homme dans la cosmologie, c’est-à-dire qu’il pense l’homme en tant que membre constitutif d’un monde ordonné. Qu’est-ce qui est spécifique chez l’homme ?
Le simple fait de vivre est de toute évidence une chose que l’homme partage en commun même avec les végétaux ; or, ce que nous recherchons, c’est ce qui est propre à l’homme. Nous devons donc laisser de côté la vie de nutrition et la vie de croissance. Viendrait ensuite la vie sensitive, mais celle-là encore apparaît commune avec le cheval, le bœuf et tous les animaux. Reste donc une certaine vie pratique de la partie rationnelle de l’âme, partie qui peut être envisagée d’une part au sens où elle est soumise à la raison, et, d’autre part, au sens où elle possède la raison et l’exercice de la pensée8.
Ce qu’il y a de spécifique chez l’homme, et ce qui fait que l’homme est véritablement un homme, c’est la partie rationnelle de son âme. Et, précisément, l’activité rationnelle pratique. La réalisation de l’essence de l’homme consiste à vivre en se rapportant à une rationalité pratique. Avec la métaphore du cheval, Aristote nous explique ce qui fait la grandeur d’une âme :
Un cheval est un bon cheval non seulement lorsqu’il a tout ce qu’il faut pour faire un bon cheval, mais lorsqu’il sert bien son cavalier pour la course et pour faire face à l’ennemi9.
L’excellence du cheval ne réside pas dans sa corpulence et dans sa beauté. Elle réside dans ses réalisations pratiques. Le pianiste doit effectivement connaître tout ce qui est propre au pianiste, à savoir la connaissance des règles fondamentales et la maîtrise des partitions. Mais, il doit aussi être capable d’être original et de cultiver un trait distinctif. C’est précisément ce trait distinctif, ajouté à toutes les vertus morales, qui permet de déterminer la nature du grand homme.
La vertu chez Aristote, c’est le tableau des prérequis nécessaires à la grandeur. Les vertus morales cardinales (courage, tempérance, force) font de l’homme un homme de bien. Mais la faculté fondamentale qui permet d’être un grand homme, c’est la phronèsis10 (généralement traduite par « prudence », je la traduirai par « intelligence pratique »). La phronèsis, c’est la qualité de l’homme, tâtonnant, qui réfléchit à la meilleure stratégie pour agir.
La phronèsis n’est pas une faculté innée, elle s’acquiert par l’expérience. C’est en observant ceux que nous admirons que nous devenons capables de l’exercer (Voir Plutarque, Vies Parallèles des Hommes illustres11). Car chez Aristote, tout apprentissage vient premièrement de l’imitation.
L’homme doué de phronèsis est un homme qui concentre l’ensemble de ses facultés en une unité. Ce qui fait la force de l’homme doué de phronèsis, c’est qu’il trouve la parfaite constance et cohérence de sa personnalité. La phronèsis, c’est la singularité absolue de la personnalité. Ainsi, cet homme trouve la bonne règle pour son action, une règle pratique à la fois flexible et juste.
La phronèsis est la vertu de l’homme politique, l’être doué de phronèsis est un stratège du bien, nous dirions aujourd’hui qu’il est un diplomate mais un diplomate foncièrement bon. En effet, l’être doué de phronèsis est un homme lucide qui maîtrise l’art de l’action contextuelle. La phronèsis, c’est la flexibilité dans l’action, c’est la lucidité qui permet d’agir de la meilleure manière qui soit en tenant compte du contexte.
Au fond, chez Aristote, il est résolument impossible d’être un grand Homme sans posséder toutes les vertus morales. Toute l’architecture de son être est soutenue par la phronèsis qui est la vertu cardinale distinctive du grand Homme ; sa phronèsis, c’est l’affirmation de sa personnalité, qu’il acquiert par sa capacité à trouver une constance dans ses actions et décisions.
- Sophocle, Antigone, vers 332-333, trad. Paul Mazon, Folio, 2007.
- Thucydide, Histoire de la Guerre du Péloponnèse, Livre I, texte établi et traduit par J. De Romilly (1953), 2009.
- Voir De l’âme, III, 7, 431 à 16 ; De la mémoire et de la réminiscence, 449 b.
- Aristote, Ethique à Nicomaque, J. Tricot, Vrin, 1994.
- Ethique à Nicomaque, I, 1094a.
- Aristote, Ethique à Nicomaque, I, 1094b.
- La praxis est le mot grec pour désigner l’action au sens strict, elle a pour finalité le perfectionnement de l’homme.
- Aristote, Ethique à Nicomaque, I, 6 ; 1098a, 3-4.
- Aristote, Ethique à Nicomaque, II, 5 ; 1106a, 11-16.
- La phronèsis fait l’objet d’une riche analyse dans le Livre VI sur les vertus intellectuelles de l’Éthique à Nicomaque. Jules Tricot a traduit le terme par « prudence », je préfère pour ma part la traduction anglaise « practical wisdom », une intelligence pratique. « La prudence est une disposition (hexis), accompagnée de règle vraie (orthos logos), capable d’agir dans la sphère de ce qui est bon ou mauvais pour l’être humain ».
- Plutarque, Vies parallèles, trad. Ozanam, Quarto, Gallimard, 2002. Plutarque propose le récit d’un certain nombre de vies confrontées, une vie romaine confrontée à une vie grecque. Maints exemples de grandes œuvres et de grandes actions où la phronèsis s’exprime avec force y sont présentés. Vie d’Alexandre et Vie de Périclès par exemple.