Le monde est un sublime livre d’histoire
« Celui qui n’est pas pour l’Islam est contre la Malaisie », tel est l’étonnant discours que j’ai entendu récemment dans ce pays d’Asie du Sud-Est de près de 30 millions d’habitants, dont la majorité – environ 60 % – est Malaise (mot qui désigne ce qui relève de la langue, de la culture, de l’ethnie et surtout de l’Islam), les autres citoyens – Chinois et Indiens – étant Malaisiens (mot qui désigne ce qui relève de l’État). Sous la poussée de l’Islam, la fracture entre communautés est en train de s’aggraver, en créant un véritable malaise entre ceux qui se déclarent vrais malais (« Bumiputeras » : fils du sol) et les autres, Chinois et Indiens, qui se sentent de plus en plus exclus.
Pour le visiteur, la Malaisie offre l’illusion d’un multiculturalisme idéal, une impression qui n’est pas démentie à Kuala Lumpur – capitale cosmopolite aux allures de Manhattan, véritable hub financier et High-Tech – ou même à Penang, « la perle de l’Orient » à dominante chinoise, en voie de se transformer en vaste bazar pour touristes du Moyen-Orient.
Il fut un temps où Battu Ferringhi, station balnéaire renommée de Penang, était un repère de voyageurs occidentaux, qui, en dehors du fait qu’ils étaient souvent fauchés, partageaient un même amour de la liberté, et à l’heure du coucher de soleil, s’extasiaient devant les beautés de la nature, un joint à la main. Ces routards, dont je faisais partie, avaient alors élu refuge et pour une poignée de ringgits, dans les cahutes en bois de pauvres pêcheurs chinois. Aujourd’hui, la côte se bétonne de plus en plus d’hôtels, du moyen de gamme aux quatre étoiles. Les fumeurs de joints ont été remplacés par des enragés de selfies.
Il fut un temps où l’Islam était plutôt cool en Malaisie, un peu à l’image de celui de l’Indonésie, appelé alors complaisamment « la religion de Java ». La classe moyenne chinoise a gardé une certaine nostalgie de cette époque – moi aussi d’ailleurs – celle où elle sortait, faisait la fête et buvait avec ses amis Malais. Époque révolue. « Il ne sert à rien de l’idéaliser » écrit une journaliste dans le Sunday Star.
Il fut un temps, ce « bon vieux temps » situé entre l’indépendance de 1957 et la fin des années 70, où la plupart des Malaisiens ne se préoccupaient pas de questions de race ou de religion.
Mais la Malaisie a changé, les Malaisiens sont de plus en plus divisés en fonction de leur religion, de leur origine ethnique, de leur « race », comme il est écrit sur leurs passeports.
Pour échapper à l’endoctrinement de leurs enfants dans les écoles malaises, les Chinois envoient leur progéniture dans des écoles privées chinoises ou internationales. Un choix qui les enferme dans une sorte de cocon, les coupant ainsi d’une certaine réalité islamique.
Se battre pour garder leur propre identité est la fierté de tout Chinois. Où qu’ils se trouvent, en Malaisie ou dans le reste du monde. Mais à quel prix ?
Quel choix pour les minorités Chinoises et Indiennes à l’avenir : s’isoler ou s’assimiler ?
Les Malais s’autoproclament « vrais fils du sol », mais c’est une théorie erronée : les « orang Asli » – « indigènes » en malais, les habitants de la forêt – étaient là bien avant eux. Les premiers habitants de cette région sont les « Peranakan », des Chinois qui s’installèrent, dès le début du XVe siècle, dans les colonies britanniques des détroits de Malacca, Penang et Singapour, avant même la formation de la Malaisie que l’on connaît aujourd’hui. Beaucoup de mes amis se revendiquent de cette descendance. Plus tard, les Peranakan adoptèrent les coutumes malaises afin de mieux s’intégrer, tout en gardant leur identité religieuse. Pendant la domination britannique, on les surnommait les « Chinois du roi ». Aujourd’hui, on les appelle les « Baba/Nonya ». « Baba » – « père » en Hokkien – pour l’homme. Et « Nonya » – dérivé du portugais « Doña » – pour la femme.
Peut-on s’intégrer dans un pays qui n’aurait qu’une seule « identité » Malaisienne, donc islamique ?
Comment l’Islam s’est-il installé en Asie du Sud-Est ?
La première vague d’islamisation est imputable aux marchands-commerçants arabes, dès les XVe et XVIe siècle, d’abord implantés le long des côtes et plus tard à l’intérieur du pays. Le temps passant, l’Islam s’est installé et un peu assoupi.
Une deuxième vague d’islamisation est en cours. Une vague plus radicale, une islamisation plus profonde qui touche tous les aspects de la vie quotidienne. Cette vague a débuté à la fin des années 70. A qui l’imputer cette fois ?
C’est à partir de 1974 que l’Arabie Saoudite promeut vraiment l’Islam. Dans le monde musulman d’abord, puis en Asie. De nombreux jeunes étudient dans les universités d’Arabie Saoudite et découvrent ainsi le Jihad. La manne financière produite par le pétrole sert à établir des écoles religieuses (les madrasas) et des universités, et à distribuer des bourses permettant d’étudier au Moyen-Orient. Et enfin à promouvoir les pèlerinages à la Mecque, atout ultime de l’Arabie Saoudite : La Mecque, centre du monde islamique.
Depuis 1980, il existe deux systèmes judiciaires en Malaisie : un système islamique qui ne s’applique qu’aux musulmans et favorable aux hommes, et qui s’exerce au détriment des femmes (polygamie, facilité de divorce). Et un système de droit civil traditionnel pour les autres minorités. Mais de plus en plus de voix se font entendre pour instaurer une seule loi, celle de la charia. Pour le moment, les autres religions chrétiennes, bouddhistes, hindouistes, sont encore tolérées. Il existe cependant un réel danger fondamentaliste. En 2013, la Cour d’Appel du pays a validé l’interdiction faite aux non-musulmans d’utiliser – à l’oral comme à l’écrit – le mot « Allah »
Dans certains sultanats, comme celui de Kelantan au nord-est de la Malaisie, c’est un parti islamiste – le PAS – qui dirige la province. Là, toutes les femmes sont voilées. Le vendredi, jour de prière à la mosquée, tout est fermé. Le monde se referme sur lui-même. J’y étais et je n’ai pas trouvé un seul restaurant ouvert.
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Pourquoi voiler vos filles et vos femmes ? ai-je demandé à un brave artisan de Kota Bahru.
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Les femmes sont comme des bijoux. Les bijoux de pacotille s’offrent à tous les regards sur les étals des supermarchés. Nos femmes sont des bijoux précieux, il faut les enchâsser dans un écrin. Le voile, donc.
Les imams locaux ou étrangers prêchent dans toutes les mosquées du pays, mais également au cours de nombreux programmes télévisés. De plus en plus de panneaux indicateurs sont inscrits en arabe, au détriment de la langue chinoise. L’enseignement du Coran se fait d’ailleurs dans cette langue. Partout s’érigent des « Bank Islam » et la Malaisie possèderait le ratio le plus élevé du monde musulman en nombre de lieux de prière par habitant. Pratiquement tous les hôtels du pays, en particulier ceux des catégories supérieures, indiquent la direction de La Mecque dans leurs chambres : une flèche au plafond. Enfin, la nourriture hallal est une quasi obsession, les autorités ne se contentent plus de « ici, pas de porc », il leur faut des certifications en bonne et due forme.
C’est bien une radicalisation qui s’installe doucement mais sûrement dans ce pays, avec, à court terme, la mise en place de la charia. Le Sultan de Brunei a déjà lancé une loi au cours de Noël dernier : « tous ceux qui montreront des signes religieux chrétiens à l’occasion de Noël seront emprisonnés ». On comprend pourquoi de nombreux Chinois cherchent à quitter le pays et émigrent vers Singapour, Taiwan ou la Chine.
Malaisie, « pays où tous les vents se rencontrent », où alternent moussons du Nord-Est et du Sud-Ouest, Malaisie partagée entre démocratie musulmane et état islamique, Malaisie… quel avenir pour tes minorités chinoise et indienne qui avec courage, détermination et invention ont participé à l’éclosion économique de ton pays ?
Michèle Jullian
Pluton-Magazine/2016