A la poursuite du mythe Che Guevara

Les Passagers de l’Anna C

Dans ce récit Les Passagers de l’Anna C où on sent que l’on se tient à la proue du romanesque, la romancière, traductrice et maître de conférence française d’origine argentine enseignant la littérature espagnole du Siècle d’Or, Laura Alcoba reconstitue le périple de ses parents, Manuel et Soledad, et de leurs compagnons, presque tous adolescents et candides, qui au milieu des années soixante quittent de manière clandestine La Plata de Buenos Aires en Argentine à l’insu de leurs proches pour suivre à Cuba  l’initiation au combat révolutionnaire armé. Ils se rendent à la Havane en passant par l’Europe avec des identités différentes dans l’unique but de faire la révolution en Bolivie aux côtés d’Ernesto Rafael Guevara, plus connu comme « Che Guevara» ou «El commandante Che» ou «le Che», un révolutionnaire marxiste internationaliste argentin ainsi qu’un homme politique d’Amérique latine et qui a été un dirigeant de la révolution cubaine. C’est un engagement politique pour tous ces hommes et femmes  qui traversent  et frôlent l’histoire de la fin du XXème siècle  autant qu’une fugue pour les deux amoureux qui désiraient à la fois changer de vie et changer le monde. Ce livre est à la fois un roman d’apprentissage révolutionnaire et humain, un voyage initiatique et une poursuite de Che,  une quête d’idéal.

1634512_6_e30d_couverture-de-l-ouvrage-de-laura-alcoba-les_20edc14fdcd073e6d29a1483b48f7bb9Paru en 2012 aux éditions Gallimard, ce troisième roman de Laura Alcoba s’inscrit dans le passé et le présent. La romancière nous fait percevoir l’enjeu à la fois historique et romanesque de cette épopée vécue comme une vraie déception par ses personnages et par elle-même. Le lecteur aussi perçoit les illusions  de ces jeunes gens, appelés «les 5 de la Plata»  qui sont partis, non seulement avec une certitude et un désir très grands, mais aussi avec  l’ardeur des néophytes et leur foi révolutionnaire chevillée au corps. Ils suivront des entraînements physiques et martiaux soutenus et ardus pendant un an et demi. Ils ont attendront avec impatience, espoir mais surtout avec fierté et enthousiasme de combattre aux côtés de Che Guevara. Pendant cette longue attente, qui n’est autre que phase de maturation, d’apprentissage de vie et de prise de conscience, Manuel et Soledad donnent naissance à Laura Alcoba. Les 5 de la Plata est un clin d’oeil aux romans   d’Enid Blyton : Le club des cinq qui décrivent diverses aventures et d’enquêtes policières  de cinq adolescents,

C’est seulement à la fin de leur  formation révolutionnaire dans la jungle et au moment où ils sont réellement prêts pour le combat que les apprentis révolutionnaires apprennent la mort du Che. C’est alors blessés dans leur amour-propre et dépités qu’ils doivent repartir chez eux en empruntant les mêmes chemins qu’à l’aller et retourner à la case de départ avec l’idéal non atteint et l’espoir brisé. Ils réalisent que leurs certitudes idéologiques se sont fissurées, écroulées. Ils vivent cette mort du Che comme un abandon. Ce héros et mythe qui incarne tout l’idéal de l’absolu pour toute une génération se révèle hors d’atteinte. Il paraît pour le lecteur comme une chimère dans la mesure où  même si les révolutionnaire apprennent que le Che avait travaillé à bord de l’Anna C qui les a  reconduits chez eux.  Ce mythe demeure juste une coïncidence, un fantôme.

Pour écrire ce livre, quelques cinquante ans après la mort du Che, la romancière s’est naturellement appuyée sur la mémoire des survivants de cette aventure pas comme les autres, et sur le témoignage du Régis Debray homme politique français qui, lui, a suivi en 1965 Guevara en Bolivie et a théorisé la guérilla de l’ENL dans un livre intitulé

Révolution dans la Révolution  et dont les textes étaient lus par les révolutionnaires. Régis Debré articule, en quelque sorte, les récits des révolutionnaires et le temps présent de la même manière que la romancière, qui est née pendant cette période et qui, bébé, a  voyagé sur le bateau du retour des dits révolutionnaires.

En faisant appel à la mémoire vive et en glanant les souvenirs de ses parents et de deux autres survivants témoins directs, Laura  Alcoba a pu constater que tous les souvenirs  étaient contradictoires. Et bien  qu’elle s’est trouvée face à des mémoires floues, pleines de doutes et de lacunes, elle a, néanmoins,  accompli un travail fastidieux en mêlant les points de vue sans jamais juger ni analyser. L’ensemble demeure bien proche de la vérité et de la réalité historiques. Il semble évident que la difficulté  de démêler le vrai du faux ne peut être que grande d’autant que cette génération de révolutionnaires  cultivait le culte du secret d’où le changement, d’ailleurs, de l’identité dans le cadre de la révolution. Ce qui est important aux yeux de la romancière: «C’est qu’à la Havane, mes parents ont fait leur expérience de révolution. Qu’ils y ont eu des déceptions nombreuses, des espoirs vains. Des visions peut-être.»

La romancière réussit à reproduire l’atmosphère de Cuba et les discours de Fidel Castro . De même, elle parvient à dépeindre avec justesse les angoisses, la solitude la honte, la soumission et surtout l’appréhension des jeunes apprentis révolutionnaires et les conditions de vie misérable. Elle souligne avec exactitude l’inadaptation et la difficulté de ces jeunes gens de se conformer à la difficulté militaire . Elle restitue à travers Soledad et les autres révolutionnaires femmes, laissées à côté de là où il faut , en dehors de l’initiation militaire,  les contradictions entre l’idéal communiste et les préjugés sexistes.

Dans leur course après l’idéal, pendant les dix-huit mois passés à la Havane , ces jeunes  personnes parties inexpérimentées, mais avec des convictions puissantes et un espoir incommensurable, ont beaucoup évolué. Elles ont acquis des expériences tant humaines que militaires et ont gagné en maturité. En écrivant ce livre tant captivant , Laura Alcoba rend hommage à ces combattants déchus et leur redonne une dignité perdue. Au delà du témoignage, la romancière nous décrit grâce à une écriture poétique, épurée au possible avec des souvenirs quasi flottants, une jeunesse latino-américaine assoiffée d’idéal, qui a osé déployer ses ailes et laisser libre cours à son existence.

Fatima Chbibane

Copyright Pluton-Magazine/2016

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