Le monde est un livre d’histoire dont je feuillette les pages à chacun de mes voyages.
Lorsqu’à la fin des années soixante-dix, j’atterris pour la première fois à Bangkok, je découvris, étonnée et admirative, le portrait du roi répété à l’infini : sur les arcades des ponts enjambant les routes, sur les façades des immeubles, à l’intérieur des taxis et dans chaque restaurant et habitation. Comme j’en faisais la remarque à mon chauffeur, il me répondit : « Si vous ouvrez mon cœur, vous y trouverez aussi l’image du roi ».
Cet amour filial de tout un peuple pour son souverain m’avait éblouie et même rendue un peu envieuse. Nous, en France, nous avions Giscard d’Estaing.
Amour filial dans un pays de conte de fées ?
Plus tard, et après de multiples séjours en Thaïlande, je continuai de feuilleter ce sublime album photos. Et à l’histoire se mêlèrent les histoires. Puis arrivèrent les questions : amour inné, amour réciproque ou amour imposé et si oui, à quel prix ?
La Thaïlande, dictature ou démocratie ?
Dans l’un de ses récents discours, le général Prayuth Chan Ocha, chef du gouvernement depuis le coup d’État militaire de mai 2014, déclarait : « La Thaïlande est une démocratie à 99,99 % ». Pour Prajak Kongkirati, de l’université Thammasat, « la junte se sert des institutions démocratiques dans le but d’étendre et de consolider son propre pouvoir. La démocratie n’est qu’un prétexte ». Pour Jaran Ditapichai, avocat, ex chef des « Chemises Rouges » * et exilé politique en France : « La Thaïlande est une « démocrature » dirigée par une junte militaire ».
Remontons le temps :
En 1935, le roi Prajadhipok (Rama VII) abdique et désigne son neveu Ananda (Rama VIII) comme successeur. Après quelques mois de règne, Ananda est mystérieusement assassiné. Bumiphon, son jeune frère, lui succède en 1946. Il sera couronné en 1950, sous le nom de Rama IX.
C’est un jeune roi éduqué en Suisse qui se trouve tout à coup propulsé à la tête du royaume, un amateur d’armes à feu, de voitures de sport (il perd un œil au cours d’un accident de voiture en Suisse), passionné de jazz et de photographies. Son ascension médiatique débute sous la tutelle américaine dans une période tourmentée par la montée du communisme et en plein conflit vietnamien. **
« La monarchie bouddhiste, maîtresse du grand spectacle, s’érige alors en rempart contre un communisme – réel ou imaginaire – avec le roi à sa tête, une « magie royale » soutenue par les dollars américains et les milliards de bahts accumulés par le « Crown Property Bureau, et le soutien de l’armée », écrit Christine Gray, anthropologue, pour le journal « New Mandala ». « Des relations qui, entre Bumiphol et l’armée, resteront étroites jusqu’à la fin de son règne ». (Mitsahai Thannueng)
« The king never smiles » *** – le roi qui ne sourit jamais – meurt le 13 octobre 2016, après soixante-dix-ans de règne. Son unique fils, le prince Maha Vajiralongkorn, lui succède. Il sera couronné, après une année de deuil national, en octobre 2017, sous le nom de Rama X.
Durant tout son règne, Bumiphol est considéré comme un symbole d’unité, celui qui empêche le pays de sombrer dans l’anarchie. Les Thaïs le respectent comme un père et lui vouent un véritable culte de la personnalité. Toute critique à son encontre (ou de sa famille ou même de son chien Thongdaeng) est un crime de lèse-majesté (article 112), menant en prison pour de nombreuses années.
« Rien ne changera avec son successeur », assurent ceux qui osent parler – généralement depuis l’étranger – « L’inique loi 112 se trouve même renforcée depuis la mort du souverain ».
Les Thaïs adoraient Bumiphol vivant. Mort, son culte sera encore renforcé car la junte envisage de faire de Bumiphol un demi-dieu en lui accordant le titre de « Bumiphol le Grand ». (Pravit Rojanaphruk pour le journal Khaosod)
Pour Narasira Viwatchara (journaliste exilée aux USA), « on doit ce culte de la personnalité au mysticisme qui entoure la monarchie en Thaïlande, un culte entretenu par une publicité ou plutôt une propagande omniprésente autour de son image. »
« Comment des millions de Thaïlandais sont-ils amenés à cette dévotion alors que la royauté est bien loin de servir les intérêts du peuple ?», interroge Giles Ji Ungpakorn****. Tandis que le magazine Forbes déclare Rama IX comme étant le souverain le plus riche du monde.
Cette ferveur a de nombreuses origines :
. Un enseignement orienté vers le culte de la soumission, un ordre naturel dans la culture thaïlandaise où l’on respecte plus âgé, plus riche, plus puissant.
. Un système d’affichage, de photos et de publicité omniprésent, qui agit de façon directe ou subliminale sur le cerveau des Thaïs.
. Un contrôle draconien de la presse et des médias. Journalistes et correspondants de presse étrangers ont été contraints, après le coup de mai 2014, de signer une sorte « d’agreement » par lequel ils s’engageaient à ne jamais critiquer le système, sous peine d’être expulsés ou de se voir refuser leur visa.
. Rengaines sirupeuses créées par le général Prayuth lui-même et diffusées à la radio et à toutes occasions.
. Un feuilleton sur la vie merveilleuse et exemplaire de la famille royale diffusé chaque soir à la télévision.
. L’utilisation d’une « novlangue » (dont le but est de restreindre les limites de la pensée », selon Orwell), en fait, un « langage royal » ou « Rachasap », que l’on utilise lorsqu’on s’adresse au roi ou lorsqu’on évoque ses actions ou les différentes parties de son corps (exemple : lunettes : waentaa, en thaï, « chalong phra net », en langage royal : « célébrons l’œil royal », le pronom personnel « je » : « tai faa la ong thou lii phra baath » : « moi, la poussière sous la poussière de la plante de vos pieds ».
. L’hymne national, entonné 2 fois par jour dans les écoles et les lieux publics
. Les vidéos imposées avant chaque séance de cinéma. « Celle de 1976 fut créée après le massacre d’octobre 1976. La dernière en date dure neuf minutes, chantée par plus de 50 000 Thaïlandais à l’occasion des funérailles du souverain, le 22 octobre. 2016 », écrit Kornkritch Somjittranakit.
« Nous, serviteurs de sa grande majesté, nous prosternons notre cœur et notre tête, par respect pour le souverain, dont les mérites sont infinis. », etc.
Cette propagande, qui imprègne en permanence l’esprit des Thaïlandais, n’est pas payée par le « Crown Property Bureau », comme on pourrait l’imaginer, mais par les contribuables eux-mêmes. Un budget promotionnel de plus de 500 millions de dollars.
« Après le coup d’État de mai 2014, le budget national pour honorer la famille royale a été augmenté de 20 %, (14 millions de bahts), soit environ 536 millions de dollars. Un budget qui dépasse celui alloué aux ministères des Affaires étrangères, des Affaires sociales, et celui de la Sécurité. (« 2,854 bahts ou 1,020 par minute, 1. 971,200 bahts ou 61 170 dollars par heure, 47 310,290 bahts ou 1 468 040 par jour), peut-on lire dans le magazine en ligne Political Prisonnier in Thaïland (PPT), une propagande payée avec le sang et la sueur des travailleurs et qui dure depuis 50 ans, sans qu’il soit possible à quiconque de le critiquer, sans risquer de tomber sous le coup de l’article 112. Tandis que les biens du « Crown Property Bureau » continuent de prospérer de façon exponentielle ».
Tandis que je cherchais une conclusion à cet article, en évoquant La Boétie, « Tout tyran reste au pouvoir tout le temps que ses sujets lui accordent cette légitimité. Par peur ou par faiblesse, car les hommes obéissent plutôt que de s’opposer », une chute plus évidente s’est imposée et tombe sous le sens :
La Thaïlande – pays unique dont le charme et la gentillesse de son peuple sont incontestables, mais qui, le sait-il – paye pour son propre endoctrinement.
De l’auto-propagande.
Ainsi va la vie au pays du sourire, pays de conte de fées où les pauvres payent pour magnifier une famille royale richissime.
Michèle Jullian Rédactrice Grand Reporter, photographe et écrivain
Pluton-Magazine/2017
Secrétariat de rédaction Colette Fournier
Michèle Jullian nouveau roman
Calais, Paris, Venise, Bangkok …. Camille cherche à s’émanciper de ses modestes origines calaisiennes. Spécialiste de l’ikebana, elle succombe au charme de Paul, brillant éditeur et jongleur de mots, puis de Doriane, ange entre deux sexes et aventurière de la nuit. Un trio ambigu, une passion destructrice. Qui manipule qui ? Qui est victime, qui est bourreau ? Ce sont les circonstances de l’existence qui se chargent bien souvent de la distribution des rôles. Alors, pour ne plus dépendre des mots de Paul ou du poison de Dorian
LE VELOURS DE L’ENFER : www.lulu.com/fr by Michele Jullian
Notes:
PS : pendant que je terminais l’écriture de cet article, j’appris que la junte venait de faire passer une loi (Gazette Royale) concernant les droits de succession. Tous les membres de la famille royale en sont exempts. Une mesure rétroactive, les fabuleusement riches n’auront pas à s’acquitter de l’impôt de 5 % sur l’héritage… (article paru dans le magazine PPT : Political Prisoner in Thaïland et titré « Keeping royals riche).
* « Chemises rouges » Un mouvement initié par Thaksin Shinawattra, Premier ministre, évincé du pouvoir par un coup d’État, en septembre 2006.
** Les bases américaines aériennes d’U Tapao, près de Pattaya, de Udon Thani et de Ubon Rachathani, au Nord-Est du pays, furent construites et utilisées pour les raids de bombardement des B52 sur le Vietnam et le Laos.
***« The King Never Smiles », biographie non autorisée du roi Bumiphol, par Paul Handley. Son livre est interdit en Thaïlande et les autorités thaïes ont bloqué l’accès à tous les sites internet qui en font la publicité.
**** Giles Ji Ungpakorn, auteur de « A coup for the rich » (le coup de 2006).