Fabienne Kanor, la pacotilleuse.

Dossier littéraire.

Dans  le cadre de la journée de la femme. Fabien Kanor, la pacotilleuse. Un texte de Dominique Aurélia maître de conférences à l’Université des Antilles (UA) en Martinique.

12193646_422714154586486_1253509034728009166_n-1Fabienne Kanor relate des histoires troublantes et ordinaires d’hommes et de femmes (surtout de femmes) déplacés, en quête de routes pour saisir le monde. Son écriture féroce qui bouscule, hante et dérange le lecteur est liée par tous les fluides qui exsudent du corps : sang, urine, salive, car le corps est langage, nous dit-elle. Corps qui parlent et racontent : corps qui chancellent (Les chiens ne font pas des chats, 2008), corps-tombeaux (Humus, 2006) corps humiliés (D’eaux douces, 2004, Anticorps, 2010) corps en dérive (Faire l’aventure, 2014). Ainsi, les corps procèdent à une écriture du deuil et de l’intime, une inscription de l’extime[1] puisque ce sont des corps qui racontent, des corps intranquilles qui inventent un autre tragique, plus torturé, plus insupportable que la vie elle-même. Les personnages de ses romans choisissent la déraison et l’excès comme pour dire que l’écrivaine a choisi le champ du contre-exotisme : pas de mer azur et de vols de colibris, ni d’odeur de cannelle et de vanille mais des personnages en errance sur des mers qui souvent les happent et les noient (Humus, Faire l’Aventure), ou sur des routes sans horizon (Les chiens ne font pas des chats, Anticorps, D’Eaux douces) qui dérivent en des marelles endiablées ou tragiques.

Née en 1970 dans une famille d’Antillais ayant choisi la migration vers la France pour s’assurer une meilleure vie, elle grandit dans la ville d’Orléans. D’abord journaliste à la télévision (La Cinquième, Paris Première, France 3 et CFI), elle réalise une série de documentaires dont des portraits de femmes noires artistes, telles que Jenny Alpha, Césaria Evora et Mimi Barthélémy. D’un séjour de deux ans à Saint-Louis du Sénégal et d’une relation amoureuse douloureuse naît un premier roman : D’Eaux douces (prix Fetkann 2004), paru dans la collection Continents Noirs chez Gallimard. Lors d’une conférence donnée à l’université d’Iowa en 2011[2], elle fait référence à la frustration de son père, simple facteur antillais humilié par l’arrogance bourgeoise de la ville d’Orléans, qui avait dans sa sacoche d’agent de la Poste, des enveloppes pleines de mots, des mots qu’il déchiffrait dans une rancœur silencieuse. Il est intéressant de noter que le rapport de son père à l’objet-lettre donnera plus tard naissance au sujet-fille-écrivain. Cette métaphore des « lettres en souffrance »[3] pour emprunter l’expression de Lacan, figure bien la notion de transfert et de transposition dans la relation de Fabienne Kanor à son père et de son choix de l’écriture fictionnelle.

Elle écrit un texte pour le théâtre, Homo Humus Est, mis en scène au Théâtre du Rond-Point, à Paris, en 2006, puis au Théâtre National de Toulouse en 2008. Son deuxième roman, Humus, paru en 2006, reçoit le prix RFO en 2007. Inspiré d’un séjour à l’île de Gorée, Humus est un enlacement et un éclatement polyphonique des paroles des onze captives africaines d’un bateau négrier en route vers les Antilles, de chansons de marin et de la voix de l’auteure. Humus explore les thématiques de race, d’histoire et d’identité. En 2007, elle publie un conte pour enfants, Le jour où la mer a disparu, suivi de Les chiens ne font pas des chats (2008) dans lequel les personnages déploient entre Brésil, France et Afrique leur vie ratée dans toute leur démesure. En 2008, elle est lauréate d’une Bourse Stendhal pour son projet d’expédition littéraire « Sur les traces de l’immigration ouest-africaine ». Elle publie Anticorps (2010), un récit qui décrit la déchéance et la décrépitude d’une dame âgée confrontée à l’amertume d’une solitude qu’elle s’est choisie. Son dernier roman, Faire l’aventure (2014), raconte les destins croisés de deux jeunes migrants sénégalais, Biram et Marème, transplantés dans la « forteresse européenne ».

Parallèlement à sa carrière littéraire, Fabienne Kanor écrit et réalise avec sa sœur Véronique Kanor des films de fiction (moyens métrages) pour la télévision : La noiraude (Bouquin Affamé Productions, 2005) ; Jambé dlo : Une histoire antillaise (Emmanelle Bidou et Fabienne Kanor, Diffusion France cinq et télessonne, 2007) ; Milo Pò kò mò (Fabienne Kanor et Jean-Michel Casérus, Productions la lanterne, 2008) ; C’est qui l’homme. (Fabienne Kanor et Véronique Kanor, France 2, 2009) ; Maris de nuit avec Gilles Le Mao et la maison de production La Huit (2012) ; Retour au cahier (2013) ; Un caillou et des hommes en collaboration avec Véronique Kanor (2014). Ce regard double d’écrivaine et de réalisatrice lui confère cette possibilité toute particulière de découper, assembler, monter des petits bouts d’existence ordinaire et misérable en de fascinantes histoires.

Fabienne Kanor est une écrivaine des passages. Elle passe et repasse le Passage de la Déveine (celui qui a englouti des milliers d’Africains en route vers les plantations des Amériques). Elle relie le triangle Afrique, Amériques, Europe en tous sens, haut/bas, envers/endroit, dedans/dehors car elle sait que les racines ne sont pas dans les terres, qu’elles plongent dans l’océan sans ancrage. Comme d’autres écrivains caribéens en diaspora (Edwige Danticat, Derek Walcott, Paule Marshall, Maryse Condé), Kanor tente d’imaginer et de recréer les traces invisibles englouties par la Traversée. En cela, l’œuvre de Fabienne Kanor s’inscrit dans le corpus des Récits de la Traversée ou Middle Passage Narratives développé par l’écrivaine afro-américaine Toni Morrison à travers son éblouissant roman Beloved (Morrison, 1987), dont l’enjeu est de reconstruire l’histoire par la réinvention de la mémoire, de raconter l’indicible, les choses tues pendant l’esclavage, en se les réappropriant. Ces écrivains opposent la mémoire littéraire collective à l’histoire officielle : ils occupent alors la position de témoins imaginaires mais intimes. Afin de combler les manques et les non-dits de l’Histoire, ces écrivains (Toni Morrison[4], Octavia Butler[5], Édouard Glissant[6] pour en citer quelques-uns) recréent et réunissent des lambeaux d’histoires anonymes soulignant la nécessité de la transmission contre le silence et l’amnésie. Dans Humus, Kanor théâtralise l’entreprise littéraire qu’elle met en œuvre et qu’elle considère toutefois avec crainte : « Et tandis qu’une pluie de plomb fessait le dos de la mer, je songeai avec effroi aux couturières de la douleur. Par où passerait le fil, jusqu’où s’ouvraient le chas, la course des doigts à la peine, la danse du ventre de l’aiguille. L’ourlet. L’histoire à assembler pièce par pièce, à passer-composer. » (243)

Dans ce roman, Fabienne Kanor dégage les rapports entre espace objectif et espace intérieur tels qu’ils se dessinent au fil de ce qui est un assemblage polyphonique de paroles données et rendues depuis le chronotope de la cale. Humus est aussi un jeu de corps : corps avili et rédimé, corps divisé et négocié. Kanor élabore ainsi une cartographie de la résistance figurée à travers le corps. Ces corps démembrés et amputés sont des épitomés de l’esclavage. Comme le souligne Any Curtius dans son ouvrage Symbioses d’une mémoire, manifestations religieuses et littératures de la Caraïbe[7], les eaux de la traversée sont à la fois le lieu de l’ensevelissement des voix et des corps mais aussi les voies de transbordement, de la traversée d’un espace ontologique vers un autre non-représentable pour les captifs (Any Curtius, 2006).

Kanor_bio_by_Thomas-Langdon

Dans le roman, le lecteur assiste à la mise en scène, répétée à travers les récits des douze captives, de cette double opération/dislocation des corps, de désontologisme[8] et de réontologisme, avortée puisqu’elle se conclut par la noyade dans les eaux de la mémoire.

D’évidence, l’océan nous renvoie au concept de Black Atlantic élaboré par Paul Gilroy (1993) qui propose l’océan Atlantique et le bateau négrier comme marqueurs symboliques de l’expérience diasporique des Amériques, figurant la mise en place d’une histoire traumatique et chaotique liée à une topographie des déplacements et à un contact entre des mondes hétérogènes (Afrique versus Europe dans Faire l’aventure, Afrique versus Antilles dans Humus, Antilles versus France dans D’eaux douces). L’eau devient la figure ambivalente de la mémoire et de l’oubli, la métaphore du Passage et rappelle les poèmes du Saint-Lucien Derek Walcott pour qui l’océan Atlantique s’inscrit comme image de l’inconscient collectif caribéen avec ses terreurs englouties.

Où sont vos monuments, vos batailles, vos martyrs ?

Où est votre mémoire tribale ? Messieurs,

Dans ce gris coffre-fort. La mer. La mer

les a enfermés. La mer est l’Histoire.[9] (Walcott, 1979,48)

C’est dans cet espace que Kanor interroge et « s’énonce ». Dans ce site fluide où, selon certains mythes africains, les vivants et les morts se côtoient, elle résout le conflit de l’appartenance. Car elle n’est ni Antillaise, ni Française, ni Africaine, mais férocement « flottante ». Dans son ouvrage critique intitulé Black Women Writing and Identity, Carole Boyce Davies examine la problématique du discours des femmes écrivaines noires sur les notions d’identité, de lieu et de représentation. Dans son introduction, elle souligne que le lieu et la connexion sont essentiels pour définir et redéfinir l’identité. Elle illustre son propos en se référant à une écrivaine qu’elle imagine africaine américaine originaire de la Caraïbe, qui vit dans des lieux hétérogènes mais habite un entre-deux fécond : ‘She lives in the Caribbean. She lives in the United States. She lives in America. She also lives in that in-between space that is neither here nor there.’ (Boyce Davies, 1994, 1). Cette problématique commune à bon nombre d’écrivains en exil choisi ou forcé ne semble plus interpeller Fabienne Kanor qui, dans un entretien accordé à Olivier Barlet en 2005, parle du lieu hybride qu’elle habite désormais :

J’étais enfermée dans le territoire France-Antilles, dans des cultures, dans des peurs, et je m’en suis libérée avec la création […] Chez moi aujourd’hui, ce sont des bouts de cases : je passe par Paris, l’Afrique, les Antilles, et je suis conçue par tous comme un produit exotique ! A Paris, on ne comprend pas que je sois partie, aux Antilles tout est verrouillé politiquement et économiquement et en Afrique, c’est une illusion de penser que mes douleurs peuvent passer. Je me sens perdue mais cette errance me sied bien, comme ma folie : je m’en nourris pour ma création[10].

 Ce vibrant espace liminaire, ni air, ni terre que Fabienne Kanor a choisi d’habiter fait aussi écho à la vision du « third space » que Homi K. Bhabha a élaborée comme étant « interruptive, interrogative and enunciative » (1994, 178). Cette liminalité d’entre deux eaux, cet intervalle intense nous renvoie aussi aux concepts d’espace lisse et d’espace strié développés par Deleuze et Guatarri dans Mille Plateaux [11]:

[…] dans l’espace strié comme dans l’espace lisse (la mer étant l’archétype de l’espace lisse), il y a des points, des lignes et des surfaces. […] Dans l’espace strié, on va d’un point à un autre. Dans le lisse, c’est l’inverse : les points sont subordonnés au trajet. Dans l’espace lisse, c’est le trajet qui entraîne l’arrêt, là encore c’est l’intervalle qui est substance. (1980,597) […] le lisse dispose toujours d’une puissance de déterritorialisation supérieure au strié (599).

Des corps et des voix

Dans son essai intitulé Can the Subaltern Speak[12], Gayatri Chakravorty Spivak explore la question de la voix de la femme subalterne. Elle analyse la marginalisation des femmes de couleur et leur impossibilité de s’énoncer à cause de leur enfermement dans un espace culturel différent imposé par le discours patriarcal dominant : « Within the effaced itinerary of the subaltern subject, the track of sexual difference is doubly effaced. […] If, in the contest of postcolonial production, the subaltern has no history and cannot speak, the subaltern as female is even more in shadow.” (28-37). Elle ajoute que la subalterne en tant que femme ne peut être entendue ou lue[13]. Il y a donc nécessité pour le sujet féminin de se créer un espace pour élaborer son discours. On peut dire que les personnages féminins de Fabienne Kanor se redéfinissent à la fois dans leur position de femmes et à travers leur corporalité. Car, au lieu de rechercher des refuges où abriter leurs silences, ces femmes choisissent l’irruption de leurs corps comme « êtres » visibles, audibles et tangibles. Cette écriture des corps n’est pas sans rappeler la proposition du poète philosophe martiniquais Monchoachi qui pense que dans les sociétés créoles le corps est fiction :

Ce que la langue créole nomme est imparfaitement et mal entendu dans le mot corps. Le est ce qu’on ne peut saisir qu’en se mettant à son écoute. Il est ce qui nous est commun. Son récit dit notre propre histoire sans cesse recommencée. Présent en même temps dans la suite et dans le processus originaire. N’appartenant en propre à aucun corps, mais que chaque corps habite avec plus ou moins de profondeur et de sérénité. Plus ou moins de bonheur et de vérité.[14] (Monchoachi, 45)

Le motif des corps disloqués que Kanor dépeint ne se limite pas au trope de l’esclavage. On le retrouve dans les romans Anticorps, D’Eaux Douces ou encore Faire l’Aventure qui se déroulent dans des univers contemporains. Ces corps métaphoriquement démembrés, amputés sont des témoignages transculturels qui permettent aux protagonistes en dé-route de renégocier leurs identités par le biais de la démesure. Louise, la vieille dame abandonnée par sa famille lorsque son corps est rongé par un cancer dans Anticorps, choisit de basculer dans la folie et de laisser son sang écrire que sa vision du monde et sa vision d’elle-même dans ce monde sont en discordance :

Ainsi avais-je marché, au pas de course, au gré d’un temps illusoirement moderne. Progresser, s’émanciper, puis, un beau jour, avoir l’étrange sensation de perdre pied, de ne plus être dans le coup, de ne plus rien comprendre. Devoir admettre, alors, qu’on s’est trompé de lutte, que le pire reste à venir en soi. […] J’étais calme, bercée par cette voix qu’on a tous en soi et qui nous pousse à agir sans mobile, à l’instinct. Cette petite voix d’intérieur, bien plus puissante que la liberté individuelle, et que les parents, les maris, les collègues, les amis, passent leur temps à étouffer (47).

C’est son corps jeune et ferme in abstentia de femme émancipée, chef de rubrique dans un magazine féministe, qui lui hurle qu’elle n’a été « qu’un pion dans la matrice » (49) dans une société qui n’a que faire de corps abîmés et par conséquent inutiles. Aussi va-t-elle « prendre son corps » en écho à l’expression créole « pran ’w » et fuir loin de tous.

Dans D’Eaux Douces, l’obsession de la narratrice Frida pour la tragédie de l’esclavage façonne son passage des Antilles en France et le regard qu’elle porte dans sa propre découverte de la sexualité. C’est comme si son corps était le palimpseste de la traversée : « Il paraît que cette peur vient de loin, qu’elle remonte a la petite enfance, au temps où flottaient les hommes, au bout d’une corde, avec des coups de fouet en guise de bénédiction. » (D’eaux douces, 79)

Dans tous ces récits, les corps se surpassent et s’annulent : dans Humus,  les femmes sont assassines, mères infanticides, amantes serviles et traîtresses, lesbiennes, guerrières androgynes ; Frida, dans D’eaux douces, assassine son amant, Louise, dans Anticorps, se rend chez son mari et met en scène un grotesque striptease, comme si ce corps avachi et éteint exprimait sa dernière danse funèbre, Marème, l’amoureuse de Biram dans Faire l’aventure, se prostitue… Comme l’indique Carole Boyce Davies à ce sujet dans son ouvrage majeur Out of the Kumbla : Caribbean Women and Literature : « the black female subject in the New World is born within the context of commodification and thus can only foresee recovery when deliberately re-claiming itself outside of the terms and in resistance to this commodification »( (340).

C’est comme si ces corps devenus voix mettaient en scène une poétique de l’obscur et se dévoilaient en s’échappant vers une intranquillité assumée.

International-Womens-Day-logo

Rhizome et pacotille

« Le rhizome », nous rappelle Deleuze, « se rapporte à une carte qui doit être produite, construite, toujours démontable, connectable, renversable, modifiable, à entrées et sorties multiples, avec ses lignes de fuite. » (1980,32) Ce trope botanique illustre la proposition de l’écrivain haïtiano-québécois Joël des Rosiers (1996) qui pense la diaspora comme métasporique, c’est-à-dire comme un mouvement continu à travers les frontières d’identité et d’identification, les nationalités, les langues et les lieux. Ainsi, les œuvres de Fabienne Kanor s’inscrivent sur une surface constamment pliée, dépliée, repliée[15], en écho à la figure du rhizome telle que nous le rappelle Deleuze et comme l’épitomé de la poétique du chancellement[16]. La  figure du rhizome se développe non seulement à travers l’inscription des personnages dans le mouvement erratique et l’espace dilaté, dans le déracinement et la reterritorialisation, mais se caractérise aussi par l’écriture même de l’écrivaine, syncopée et rhizomatique.

Cette notion du rhizome renvoie à celle des « pacotilleuses » que Glissant développe dans son essai Tout Monde :

Vous ne connaissez pas les pacotilleuses. Elles désobstruent les embouchures des Eaux, pour occuper les trottoirs avec ce limon qu’elles ont fouillé. Femmes de Haïti, de Guadeloupe ou de Martinique, elles rappellent les matrones qui dans les villes d’Afrique détiennent le pouvoir du quotidien, celui du marché tout bouillant et de l’influence sagement assise. [..] Mais elles n’ont que le loisir de dériver.

Elles vont d’île en île, comme les Arawaks ou les Caraïbes du temps longtemps, mais évidemment elles sont plus bougeantes, charroyant d’énormes monceaux de marchandises que vous listez : les chaises-rotin, les peaux de bœuf, les colliers dits indigènes, les chemisiers, les grotesques objets d’artisanat, où soudain étincelle une forme admirable, les peintures prétendues naïves, les tortues vernies, les maracas dorés de rouge et de bleu, les plateaux de table sculptés et toute une poussière infinie de colifichets, d’amulettes, de médailles saintes ou mal bénies, qui leur tressent une parure sur les trottoirs de Foyal ou de la Pointe, et voyez, c’est tout comme les capharnaüms de Barbès à Paris ou de Harlem à New York […] Elles relient la vie à la vie […] Elles sont la Relation. Disons, ce sera pour me vanter, que je suis le pacotilleur de toutes ces histoires rassemblées. » (Edouard Glissant, Tout Monde, 544-545).

Comme les pacotilleuses qui tissent la Caraïbe, Fabienne Kanor est une pacotilleuse qui résiste à l’uniformisation, qui coud et découd la trame de l’ordre en proposant une poétique de l’excès et du désordre. Elle relie et délie les histoires, les mythes et les mirages, car il faut bien « quelqu’un pour rabouter ensemble les morceaux éparpillés de tant d’histoires, […] Quelqu’un pour désencombrer les rivières et pour courir cette étendue du monde » (Tout Monde, 545).

En survie dans le désordre du monde, l’ordinaire ne peut être raconté que par la démesure. Faire l’Aventure qui semble appartenir au bildungsroman, roman d’apprentissage de Biram et de Marème dans leur expérience de la sexualité puis du monde, dérive très vite vers un genre à soi créé de toutes pièces par Fabienne Kanor.

Picaro des temps modernes, Biram se met en quête de routes et Faire l’aventure recompose son passage de l’enfance à l’âge adulte. Le roman déploie la cartographie de ceux qui « font l’aventure », détaillant l’ordinaire tragique des itinéraires ponctués de naufrages, de noyades et de rêves pourtant. C’est aussi un roman de la Traversée de nos temps modernes dans lequel s’entrecroisent les trajets rêvés et impossibles de ceux qui n’ont que « l’aventure » pour les porter. De déroute en dérive, Biram et ses compagnons refont l’aventure en réinventant une histoire, tel un palimpseste sur la surface opaque et lourde de la mer et des nouvelles terres à « conquérir » :

Car c’était cela, après tout, faire l’aventure : perdre son argent et en gagner d’un coup, vouloir la Mecque et délaisser l’Eternel, nettoyer la merde des autres et s’acheter des complets étincelants, respirer l’air des princes et zoner en chien, ne plus jamais revoir sa mère et croiser son premier amour par hasard (chapitre 24)[17]

Fabienne Kanor sert de médiatrice à ces personnages enracinés dans l’errance : elle conjugue sa voix à celle des migrants déshumanisés, dévorés par l’impitoyable chimère d’un ailleurs moins misérable, plus lumineux. À travers des pauses comme filmées/écrites au ralenti, elle saisit des corps exténués, des corps éveillés qui ont faim, des corps qui se noient, des corps en sursis :

Biram n’avait jamais vu un tel grouillis d’hommes, un tel sens-dessus-dessous De nationalités parquées dans des préfabriqués aux odeurs de chierie et à taille de placards. On les appelait dortoirs. Et il est vrai qu’on y dormait mieux qu’à l’extérieur, cette cour asphaltée où s’entassaient invariablement, quel que soit le temps, les matelas mousse et les nattes des nouveaux arrivants. Un foutoir, sincèrement, où il fallait batailler pour ne pas se faire piquer son pain au réfectoire, son savon sous la douche, sa place dans la longue file d’attente devant les latrines (chapitre 16).

Biram, le modou modou ou commerçant de l’informel, l’immigré clandestin qui marche vers son rêve d’Europe, est lui aussi un pacotilleur qui ramasse les morceaux effrités des rêves, des lambeaux de mirages et qui continue inlassablement sa marche éveillée :

Sous le soleil sec de Mbour, l’océan s’étalait comme une nappe sale mal repassée. Un ciel était posé dessus et une fanfare de mouettes zigzaguait dans l’air avant de piquer. Là aussi, le garçon connaissait la suite de l’histoire. Des chiens sauvages aboieraient après des pochons plastiques, midi l’aveuglerait et il plisserait les yeux pour viser la frontière. Bah, pas longtemps, il ne se casserait plus la tête à la chercher. La foi l’avait plaqué, la mer l’avait battu, mais ça va, ce n’était pas la fin du monde (chapitre 26).

De son écriture blanche inspirée de Marguerite Duras, incisive et sèche, Kanor dépeint dans tous ses romans, derrière les mots faussement simples, les tableaux riches, somptueux et complexes d’une réalité dure et cruelle. La langue est traversée par des expressions créoles, africaines, des fragments d’argot et des déroulés de français châtié, comme bousculée par des personnages en déséquilibre. Le principe du dialogisme bakhtinien (1978) est mis en œuvre, instaurant une dislocation textuelle par le jeu de l’imbrication des langages et des langues au projet de récits à la recherche d’un genre à soi. Elle réussit admirablement l’hybridation du tragique, de la voix journalistique faussement neutre et de l’épique. Lire Fabienne Kanor est une aventure dérangeante et presque salvatrice : on se souvient alors de la puissance des mots, et de la magie terrifiante des syllabes qui se balancent aux arbres. Ce qui caractérise l’écriture de Kanor est la complexité de la narration combinée à une émotion intense qui surgit dans les anfractuosités du texte. Il en découle un sentiment de réalité obscure et épuisée dominée par la perte, le manque et l’excès au-delà des conjonctures spatiales ou temporelles. Parce que ce qui anime ses personnages (au sens littéral anima) provient d’un passé insaisissable et inextricable (l’esclavage) qui ne peut accoucher que de perspectives changeantes mais immobiles. Ainsi s’opère un maillage des histoires de passages, des personnages et de leurs dérives, qui donne au lecteur le sentiment d’explorer un monde soudainement révélé.

Contribution de Dominique Aurélia dans le cadre de la journée de la Femme.

Copyrights Dominique Aurélia.

Contribution Dominique Aurélia à Pluton-Magazine.

Relecture Colette Fournier

Mise en page Dominique Lancastre

Crédit photo: Fabienne Kanor/Marie-claire

AureliaDominique Aurélia est maître de conférences à l’Université des Antilles (UA) en Martinique, où elle enseigne la littérature caribéenne anglophone et américaine, en particulier, les récits de la traversée écrits par des femmes. Elle a publié de nombreux articles sur la littérature caribéenne et les théories postcoloniales dans des revues académiques internationales, entre autres : « Trinidad, une société en voie de  « décréolisation ? » (Presses Universitaires Bordeaux 2005); « Wide Sargasso Sea/The Autobiography of my mother » (Editions L’Harmattan 2009); « In search of a third space » (Small Axe, Duke University 2011); « Dislocations textuelles et reconfigurations identitaires dans Humus de Fabienne Kanor » (Archipélies 2012); « La poétique du paysage chez Derek Walcott » (Vertigo 2012); « Voix du Sud : étude de trois autobiographies de femmes esclaves » (Transatlantica, revue française d’études américaines, Université de Toulouse 2013) ; « La poétique du chancellement dans l’œuvre d’Edwidge Danticat » (Cambridge Scholars Publishing 2015).

Nouvelliste, elle est à l’origine du concept de L’en-Ville illustrée plus tard par Patrick Chamoiseau dans Texaco (Prix Goncourt 1992)

Cet article a été publié sous le titre suivant : Fabienne Kanor, écrivaine des passages.

Amour, sexe, genre et trauma dans la Caraïbe francophone, sous la direction de Gladys M. Francis, L’Harmattan, 2016

 

Sans titre171

Ouvrages cités

Bhabha Homi, K, The Location of Culture, London, Routledge, 1994.

Boyce Davies, Carole, Black Women, Writing and Identity, Migrations of the Subject, London,

Routledge 1994.

–. Savory Fido, Elaine. (eds). Out of the Kumbla: Caribbean Women and Literature, New Jersey, Africa

World Press, 1990.

Butler Octavia, Kindred, Boston, Beacon, 1988.

Curtius Anny, Symbiose d’une mémoire : Manifestations religieuses et littératures de la Caraïbe, Paris,

L’Harmattan, 2006.

Condé Maryse, Moi, Tituba, Sorcière noire de Salem. Paris, Mercure de France, 1986.

Deleuze Gilles, Guattari F, Capitalisme et schizophrénie2 : Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980.

Glissant Edouard, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990.

–. Tout Monde, Paris, Gallimard, 1993.

Gilroy Paul, Black Atlantic, Cambridge, Harvard University Press, 1993.

Kanor Fabienne, D’eaux douces, Paris, Gallimard, 2004.

–. Humus, Paris, Gallimard, 2006.

–. Godard Alex, Le jour où la mer a disparu, Albin Michel Jeunesse, 2007.

–. Les chiens ne font pas des chats, Paris, Gallimard, 2008.

–. Anticorps, Paris, Gallimard, 2010.

–. Faire l’aventure, Paris, JC Lattes, 2014.

Lacan Jacques, Le séminaire de la lettre volée, Paris, Seuil, 1966.

Monchoachi, Eloge de la Servilité, Montréal, Lakouzémi éditions, 2007.

Morrison Toni, Beloved, Plume, New York, 1987.

Spivak, Gayatri. “Can the Subaltern Speak?” in Colonial Discourse and Post-Colonial Theory, Patrick

Williams & Laura Chrisman, eds. New York: Columbia UP, 1994.

Sojah Stanley-Niaah, “Mapping of Black Atlantic Performance Geographies: From Slave Ship to

Ghetto,” in Katherine McKittrick and Clyde Woods, eds. Black Geographies and the Politics of Place (Cambridge, MA : South End, 2007).

Walcott Derek, The Star-Apple Kingdom, London, Cape, 1979.

–. Le Royaume du Fruit-étoile. Traduit de l’anglais par Claire Malroux, Paris, Circé, 1979.

[1] Néologisme créé par l’écrivain français Michel Tournier (1924) qui oppose l’intime à l’extime dans son Journal Extime (2002), mouvement centrifuge de découvertes et de conquêtes, écriture du dehors.

[2] Forum français à l’université de l’Iowa, 16 septembre 2011(www.fabiennekanor.com.

[3] Lacan Jacques, Le séminaire de la lettre volée, Paris, Seuil, 1966.

[4] Morrison, Toni, Beloved, New York , Plume, 1987.

[5] Butler Octavia, Kindred, Boston, Beacon, 1988.

[6] Glissant Edouard, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990.

[7] Curtius, Any Dominique, Symbiose d’une mémoire : Manifestations religieuses et littératures de la Caraïbe, Paris, L’Harmattan, 2006.

[8] Curtius explique que les Africains ont subi un processus de perte de leur identité propre afin d’aborder la traversée puis de construction d’une nouvelle identité pour affronter  l’espace déshumanisé de la plantation.

[9] Walcott, Derek Le Royaume du Fruit-étoile. Traduit de l’anglais par Claire Malroux,Paris, Circé, 1979. Dans le recueil The Star-Apple Kingdom, il magnifie ce concept à travers le poème “The Sea is History” où l’océan devient le locus de l’intemporalité, du début et de la fin, le tombeau et le berceau,  la source alternative de l’histoire dans le paysage.

[10] De la schizophrénie antillaise, entretien d’Olivier Barlet avec Fabienne Kanor Ouidah, Bénin, janvier 2005 – http://www.africultures.com.

[11] Deleuze Gilles, Guattari F, Capitalisme et schizophrénie2 : Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980.

[12] Spivak, Gayatri. “Can the Subaltern Speak?” in Colonial Discourse and Post-Colonial Theory, Patrick Williams & Laura Chrisman, eds. New York : Columbia UP, 1994.

[13] “The subaltern as female cannot be heard or read’. (104).

[14] Monchoachi, Eloge de la Servilité, Montréal, Lakouzémi éditions, 2007.

[15] Echo palpable avec les concepts d’espace lisse et d’espace strié formulés dans Mille Plateaux (Deleuze, Guatarri, 1980).

[16] La poétique du chancellement s’articule, selon ma définition, comme la recherche d’un équilibre dans un tiers-espace de re-création et d’invention de soi qui tente de se déterminer dans l’emmêlement de l’appartenance et de l’errance. Cet espace liminaire qui pourrait suggérer un vide, une absence, est au contraire, vibrant et dense. Interstice mais non refuge, il est instable, imprévisible et heurté. Il rappelle l’état du limbo régi par l’incertitude et la dislocation du corps. Avant de se méta-morphoser en danse folklorique pour touristes, le limbo est d’abord une danse rituelle en l’honneur de Legba, le dieu des carrefours, l’ouvreur de barrières. Selon l’anthropologue Sojah Stanley- Niaah, cette danse reflète le cycle complet de la vie. Le danseur se déplace sous une barre que l’on descend le plus bas possible, puis il émerge de l’autre côté, arc-bouté comme dans le triomphe de la vie sur la mort (Sojah Stanley-Niaah, “Mapping of Black Atlantic Performance Geographies : From Slave Ship to Ghetto,” in Katherine McKittrick and Clyde Woods, eds. Black Geographies and the Politics of Place (Cambridge, MA: South End, 2007).

(Dominique Aurelia, In Search of a Third Space: Fabienne Kanor’s Humus Small Axe 2011 Volume 15, Number 3 36: 80-88).

[17] Les citations de Faire l’Aventure sont tirées de la version Kindle Book.

Laisser un commentaire

*