Dossier littéraire.
Dans  le cadre de la journĂ©e de la femme. Fabien Kanor, la pacotilleuse. Un texte de Dominique AurĂ©lia maĂźtre de confĂ©rences Ă lâUniversitĂ© des Antilles (UA) en Martinique.
NĂ©e en 1970 dans une famille dâAntillais ayant choisi la migration vers la France pour sâassurer une meilleure vie, elle grandit dans la ville dâOrlĂ©ans. Dâabord journaliste Ă la tĂ©lĂ©vision (La CinquiĂšme, Paris PremiĂšre, France 3 et CFI), elle rĂ©alise une sĂ©rie de documentaires dont des portraits de femmes noires artistes, telles que Jenny Alpha, CĂ©saria Evora et Mimi BarthĂ©lĂ©my. D’un sĂ©jour de deux ans Ă Saint-Louis du SĂ©nĂ©gal et d’une relation amoureuse douloureuse naĂźt un premier roman : DâEaux douces (prix Fetkann 2004), paru dans la collection Continents Noirs chez Gallimard. Lors dâune confĂ©rence donnĂ©e Ă lâuniversitĂ© dâIowa en 2011[2], elle fait rĂ©fĂ©rence Ă la frustration de son pĂšre, simple facteur antillais humiliĂ© par lâarrogance bourgeoise de la ville dâOrlĂ©ans, qui avait dans sa sacoche dâagent de la Poste, des enveloppes pleines de mots, des mots quâil dĂ©chiffrait dans une rancĆur silencieuse. Il est intĂ©ressant de noter que le rapport de son pĂšre Ă lâobjet-lettre donnera plus tard naissance au sujet-fille-Ă©crivain. Cette mĂ©taphore des « lettres en souffrance »[3] pour emprunter lâexpression de Lacan, figure bien la notion de transfert et de transposition dans la relation de Fabienne Kanor Ă son pĂšre et de son choix de lâĂ©criture fictionnelle.
Elle Ă©crit un texte pour le théùtre, Homo Humus Est, mis en scĂšne au Théùtre du Rond-Point, Ă Paris, en 2006, puis au Théùtre National de Toulouse en 2008. Son deuxiĂšme roman, Humus, paru en 2006, reçoit le prix RFO en 2007. InspirĂ© dâun sĂ©jour Ă lâĂźle de GorĂ©e, Humus est un enlacement et un Ă©clatement polyphonique des paroles des onze captives africaines dâun bateau nĂ©grier en route vers les Antilles, de chansons de marin et de la voix de l’auteure. Humus explore les thĂ©matiques de race, dâhistoire et dâidentitĂ©. En 2007, elle publie un conte pour enfants, Le jour oĂč la mer a disparu, suivi de Les chiens ne font pas des chats (2008) dans lequel les personnages dĂ©ploient entre BrĂ©sil, France et Afrique leur vie ratĂ©e dans toute leur dĂ©mesure. En 2008, elle est laurĂ©ate d’une Bourse Stendhal pour son projet d’expĂ©dition littĂ©raire « Sur les traces de l’immigration ouest-africaine ». Elle publie Anticorps (2010), un rĂ©cit qui dĂ©crit la dĂ©chĂ©ance et la dĂ©crĂ©pitude dâune dame ĂągĂ©e confrontĂ©e Ă lâamertume dâune solitude quâelle sâest choisie. Son dernier roman, Faire l’aventure (2014), raconte les destins croisĂ©s de deux jeunes migrants sĂ©nĂ©galais, Biram et MarĂšme, transplantĂ©s dans la « forteresse europĂ©enne ».
ParallĂšlement Ă sa carriĂšre littĂ©raire, Fabienne Kanor Ă©crit et rĂ©alise avec sa sĆur VĂ©ronique Kanor des films de fiction (moyens mĂ©trages) pour la tĂ©lĂ©vision : La noiraude (Bouquin AffamĂ© Productions, 2005) ; JambĂ© dlo : Une histoire antillaise (Emmanelle Bidou et Fabienne Kanor, Diffusion France cinq et tĂ©lessonne, 2007) ; Milo PĂČ kĂČ mĂČ (Fabienne Kanor et Jean-Michel CasĂ©rus, Productions la lanterne, 2008) ; Câest qui lâhomme. (Fabienne Kanor et VĂ©ronique Kanor, France 2, 2009) ; Maris de nuit avec Gilles Le Mao et la maison de production La Huit (2012) ; Retour au cahier (2013) ; Un caillou et des hommes en collaboration avec VĂ©ronique Kanor (2014). Ce regard double dâĂ©crivaine et de rĂ©alisatrice lui confĂšre cette possibilitĂ© toute particuliĂšre de dĂ©couper, assembler, monter des petits bouts dâexistence ordinaire et misĂ©rable en de fascinantes histoires.
Fabienne Kanor est une Ă©crivaine des passages. Elle passe et repasse le Passage de la DĂ©veine (celui qui a englouti des milliers dâAfricains en route vers les plantations des AmĂ©riques). Elle relie le triangle Afrique, AmĂ©riques, Europe en tous sens, haut/bas, envers/endroit, dedans/dehors car elle sait que les racines ne sont pas dans les terres, quâelles plongent dans lâocĂ©an sans ancrage. Comme dâautres Ă©crivains caribĂ©ens en diaspora (Edwige Danticat, Derek Walcott, Paule Marshall, Maryse CondĂ©), Kanor tente dâimaginer et de recrĂ©er les traces invisibles englouties par la TraversĂ©e. En cela, lâĆuvre de Fabienne Kanor sâinscrit dans le corpus des RĂ©cits de la TraversĂ©e ou Middle Passage Narratives dĂ©veloppĂ© par lâĂ©crivaine afro-amĂ©ricaine Toni Morrison Ă travers son Ă©blouissant roman Beloved (Morrison, 1987), dont lâenjeu est de reconstruire lâhistoire par la rĂ©invention de la mĂ©moire, de raconter lâindicible, les choses tues pendant lâesclavage, en se les rĂ©appropriant. Ces Ă©crivains opposent la mĂ©moire littĂ©raire collective Ă lâhistoire officielle : ils occupent alors la position de tĂ©moins imaginaires mais intimes. Afin de combler les manques et les non-dits de lâHistoire, ces Ă©crivains (Toni Morrison[4], Octavia Butler[5], Ădouard Glissant[6] pour en citer quelques-uns) recrĂ©ent et rĂ©unissent des lambeaux dâhistoires anonymes soulignant la nĂ©cessitĂ© de la transmission contre le silence et lâamnĂ©sie. Dans Humus, Kanor théùtralise lâentreprise littĂ©raire quâelle met en Ćuvre et quâelle considĂšre toutefois avec crainte : « Et tandis quâune pluie de plomb fessait le dos de la mer, je songeai avec effroi aux couturiĂšres de la douleur. Par oĂč passerait le fil, jusquâoĂč sâouvraient le chas, la course des doigts Ă la peine, la danse du ventre de lâaiguille. Lâourlet. Lâhistoire Ă assembler piĂšce par piĂšce, Ă passer-composer. » (243)
Dans ce roman, Fabienne Kanor dĂ©gage les rapports entre espace objectif et espace intĂ©rieur tels quâils se dessinent au fil de ce qui est un assemblage polyphonique de paroles donnĂ©es et rendues depuis le chronotope de la cale. Humus est aussi un jeu de corps : corps avili et rĂ©dimĂ©, corps divisĂ© et nĂ©gociĂ©. Kanor Ă©labore ainsi une cartographie de la rĂ©sistance figurĂ©e Ă travers le corps. Ces corps dĂ©membrĂ©s et amputĂ©s sont des Ă©pitomĂ©s de lâesclavage. Comme le souligne Any Curtius dans son ouvrage Symbioses dâune mĂ©moire, manifestations religieuses et littĂ©ratures de la CaraĂŻbe[7], les eaux de la traversĂ©e sont Ă la fois le lieu de lâensevelissement des voix et des corps mais aussi les voies de transbordement, de la traversĂ©e dâun espace ontologique vers un autre non-reprĂ©sentable pour les captifs (Any Curtius, 2006).
Dans le roman, le lecteur assiste Ă la mise en scĂšne, rĂ©pĂ©tĂ©e Ă travers les rĂ©cits des douze captives, de cette double opĂ©ration/dislocation des corps, de dĂ©sontologisme[8] et de rĂ©ontologisme, avortĂ©e puisquâelle se conclut par la noyade dans les eaux de la mĂ©moire.
DâĂ©vidence, lâocĂ©an nous renvoie au concept de Black Atlantic Ă©laborĂ© par Paul Gilroy (1993) qui propose lâocĂ©an Atlantique et le bateau nĂ©grier comme marqueurs symboliques de lâexpĂ©rience diasporique des AmĂ©riques, figurant la mise en place dâune histoire traumatique et chaotique liĂ©e Ă une topographie des dĂ©placements et Ă un contact entre des mondes hĂ©tĂ©rogĂšnes (Afrique versus Europe dans Faire lâaventure, Afrique versus Antilles dans Humus, Antilles versus France dans Dâeaux douces). Lâeau devient la figure ambivalente de la mĂ©moire et de lâoubli, la mĂ©taphore du Passage et rappelle les poĂšmes du Saint-Lucien Derek Walcott pour qui lâocĂ©an Atlantique sâinscrit comme image de lâinconscient collectif caribĂ©en avec ses terreurs englouties.
OĂč sont vos monuments, vos batailles, vos martyrs ?
OĂč est votre mĂ©moire tribale ? Messieurs,
Dans ce gris coffre-fort. La mer. La mer
les a enfermĂ©s. La mer est lâHistoire.[9] (Walcott, 1979,48)
Câest dans cet espace que Kanor interroge et « sâĂ©nonce ». Dans ce site fluide oĂč, selon certains mythes africains, les vivants et les morts se cĂŽtoient, elle rĂ©sout le conflit de lâappartenance. Car elle nâest ni Antillaise, ni Française, ni Africaine, mais fĂ©rocement « flottante ». Dans son ouvrage critique intitulĂ© Black Women Writing and Identity, Carole Boyce Davies examine la problĂ©matique du discours des femmes Ă©crivaines noires sur les notions dâidentitĂ©, de lieu et de reprĂ©sentation. Dans son introduction, elle souligne que le lieu et la connexion sont essentiels pour dĂ©finir et redĂ©finir lâidentitĂ©. Elle illustre son propos en se rĂ©fĂ©rant Ă une Ă©crivaine quâelle imagine africaine amĂ©ricaine originaire de la CaraĂŻbe, qui vit dans des lieux hĂ©tĂ©rogĂšnes mais habite un entre-deux fĂ©cond : âShe lives in the Caribbean. She lives in the United States. She lives in America. She also lives in that in-between space that is neither here nor there.â (Boyce Davies, 1994, 1). Cette problĂ©matique commune Ă bon nombre dâĂ©crivains en exil choisi ou forcĂ© ne semble plus interpeller Fabienne Kanor qui, dans un entretien accordĂ© Ă Olivier Barlet en 2005, parle du lieu hybride quâelle habite dĂ©sormais :
J’Ă©tais enfermĂ©e dans le territoire France-Antilles, dans des cultures, dans des peurs, et je m’en suis libĂ©rĂ©e avec la crĂ©ation [âŠ] Chez moi aujourd’hui, ce sont des bouts de cases : je passe par Paris, l’Afrique, les Antilles, et je suis conçue par tous comme un produit exotique ! A Paris, on ne comprend pas que je sois partie, aux Antilles tout est verrouillĂ© politiquement et Ă©conomiquement et en Afrique, c’est une illusion de penser que mes douleurs peuvent passer. Je me sens perdue mais cette errance me sied bien, comme ma folie : je m’en nourris pour ma crĂ©ation[10].
 Ce vibrant espace liminaire, ni air, ni terre que Fabienne Kanor a choisi dâhabiter fait aussi Ă©cho Ă la vision du « third space » que Homi K. Bhabha a Ă©laborĂ©e comme Ă©tant « interruptive, interrogative and enunciative » (1994, 178). Cette liminalitĂ© dâentre deux eaux, cet intervalle intense nous renvoie aussi aux concepts dâespace lisse et dâespace striĂ© dĂ©veloppĂ©s par Deleuze et Guatarri dans Mille Plateaux [11]:
[âŠ] dans lâespace striĂ© comme dans lâespace lisse (la mer Ă©tant lâarchĂ©type de lâespace lisse), il y a des points, des lignes et des surfaces. [âŠ] Dans lâespace striĂ©, on va dâun point Ă un autre. Dans le lisse, câest lâinverse : les points sont subordonnĂ©s au trajet. Dans lâespace lisse, câest le trajet qui entraĂźne lâarrĂȘt, lĂ encore câest lâintervalle qui est substance. (1980,597) [âŠ] le lisse dispose toujours dâune puissance de dĂ©territorialisation supĂ©rieure au striĂ© (599).
Des corps et des voix
Dans son essai intitulĂ© Can the Subaltern Speak[12], Gayatri Chakravorty Spivak explore la question de la voix de la femme subalterne. Elle analyse la marginalisation des femmes de couleur et leur impossibilitĂ© de sâĂ©noncer Ă cause de leur enfermement dans un espace culturel diffĂ©rent imposĂ© par le discours patriarcal dominant : « Within the effaced itinerary of the subaltern subject, the track of sexual difference is doubly effaced. [âŠ] If, in the contest of postcolonial production, the subaltern has no history and cannot speak, the subaltern as female is even more in shadow.â (28-37). Elle ajoute que la subalterne en tant que femme ne peut ĂȘtre entendue ou lue[13]. Il y a donc nĂ©cessitĂ© pour le sujet fĂ©minin de se crĂ©er un espace pour Ă©laborer son discours. On peut dire que les personnages fĂ©minins de Fabienne Kanor se redĂ©finissent Ă la fois dans leur position de femmes et Ă travers leur corporalitĂ©. Car, au lieu de rechercher des refuges oĂč abriter leurs silences, ces femmes choisissent lâirruption de leurs corps comme « ĂȘtres » visibles, audibles et tangibles. Cette Ă©criture des corps nâest pas sans rappeler la proposition du poĂšte philosophe martiniquais Monchoachi qui pense que dans les sociĂ©tĂ©s crĂ©oles le corps est fiction :
Ce que la langue crĂ©ole nomme KĂČ est imparfaitement et mal entendu dans le mot corps. Le KĂČ est ce quâon ne peut saisir quâen se mettant Ă son Ă©coute. Il est ce qui nous est commun. Son rĂ©cit dit notre propre histoire sans cesse recommencĂ©e. PrĂ©sent en mĂȘme temps dans la suite et dans le processus originaire. Nâappartenant en propre Ă aucun corps, mais que chaque corps habite avec plus ou moins de profondeur et de sĂ©rĂ©nitĂ©. Plus ou moins de bonheur et de vĂ©ritĂ©.[14] (Monchoachi, 45)
Le motif des corps disloquĂ©s que Kanor dĂ©peint ne se limite pas au trope de lâesclavage. On le retrouve dans les romans Anticorps, DâEaux Douces ou encore Faire lâAventure qui se dĂ©roulent dans des univers contemporains. Ces corps mĂ©taphoriquement dĂ©membrĂ©s, amputĂ©s sont des tĂ©moignages transculturels qui permettent aux protagonistes en dĂ©-route de renĂ©gocier leurs identitĂ©s par le biais de la dĂ©mesure. Louise, la vieille dame abandonnĂ©e par sa famille lorsque son corps est rongĂ© par un cancer dans Anticorps, choisit de basculer dans la folie et de laisser son sang Ă©crire que sa vision du monde et sa vision dâelle-mĂȘme dans ce monde sont en discordance :
Ainsi avais-je marchĂ©, au pas de course, au grĂ© dâun temps illusoirement moderne. Progresser, sâĂ©manciper, puis, un beau jour, avoir lâĂ©trange sensation de perdre pied, de ne plus ĂȘtre dans le coup, de ne plus rien comprendre. Devoir admettre, alors, quâon sâest trompĂ© de lutte, que le pire reste Ă venir en soi. [âŠ] JâĂ©tais calme, bercĂ©e par cette voix quâon a tous en soi et qui nous pousse Ă agir sans mobile, Ă lâinstinct. Cette petite voix dâintĂ©rieur, bien plus puissante que la libertĂ© individuelle, et que les parents, les maris, les collĂšgues, les amis, passent leur temps Ă Ă©touffer (47).
Câest son corps jeune et ferme in abstentia de femme Ă©mancipĂ©e, chef de rubrique dans un magazine fĂ©ministe, qui lui hurle quâelle nâa Ă©tĂ© « quâun pion dans la matrice » (49) dans une sociĂ©tĂ© qui nâa que faire de corps abĂźmĂ©s et par consĂ©quent inutiles. Aussi va-t-elle « prendre son corps » en Ă©cho Ă lâexpression crĂ©ole « pran kĂČâw » et fuir loin de tous.
Dans DâEaux Douces, lâobsession de la narratrice Frida pour la tragĂ©die de lâesclavage façonne son passage des Antilles en France et le regard quâelle porte dans sa propre dĂ©couverte de la sexualitĂ©. Câest comme si son corps Ă©tait le palimpseste de la traversĂ©e : « Il paraĂźt que cette peur vient de loin, quâelle remonte a la petite enfance, au temps oĂč flottaient les hommes, au bout dâune corde, avec des coups de fouet en guise de bĂ©nĂ©diction. » (Dâeaux douces, 79)
Dans tous ces rĂ©cits, les corps se surpassent et sâannulent : dans Humus, les femmes sont assassines, mĂšres infanticides, amantes serviles et traĂźtresses, lesbiennes, guerriĂšres androgynes ; Frida, dans Dâeaux douces, assassine son amant, Louise, dans Anticorps, se rend chez son mari et met en scĂšne un grotesque striptease, comme si ce corps avachi et Ă©teint exprimait sa derniĂšre danse funĂšbre, MarĂšme, lâamoureuse de Biram dans Faire lâaventure, se prostitue⊠Comme lâindique Carole Boyce Davies Ă ce sujet dans son ouvrage majeur Out of the Kumbla : Caribbean Women and Literature : « the black female subject in the New World is born within the context of commodification and thus can only foresee recovery when deliberately re-claiming itself outside of the terms and in resistance to this commodification »( (340).
Câest comme si ces corps devenus voix mettaient en scĂšne une poĂ©tique de lâobscur et se dĂ©voilaient en sâĂ©chappant vers une intranquillitĂ© assumĂ©e.
Rhizome et pacotille
« Le rhizome », nous rappelle Deleuze, « se rapporte Ă une carte qui doit ĂȘtre produite, construite, toujours dĂ©montable, connectable, renversable, modifiable, Ă entrĂ©es et sorties multiples, avec ses lignes de fuite. » (1980,32) Ce trope botanique illustre la proposition de lâĂ©crivain haĂŻtiano-quĂ©bĂ©cois JoĂ«l des Rosiers (1996) qui pense la diaspora comme mĂ©tasporique, câest-Ă -dire comme un mouvement continu Ă travers les frontiĂšres dâidentitĂ© et dâidentification, les nationalitĂ©s, les langues et les lieux. Ainsi, les Ćuvres de Fabienne Kanor sâinscrivent sur une surface constamment pliĂ©e, dĂ©pliĂ©e, repliĂ©e[15], en Ă©cho Ă la figure du rhizome telle que nous le rappelle Deleuze et comme lâĂ©pitomĂ© de la poĂ©tique du chancellement[16]. La figure du rhizome se dĂ©veloppe non seulement Ă travers lâinscription des personnages dans le mouvement erratique et lâespace dilatĂ©, dans le dĂ©racinement et la reterritorialisation, mais se caractĂ©rise aussi par lâĂ©criture mĂȘme de lâĂ©crivaine, syncopĂ©e et rhizomatique.
Cette notion du rhizome renvoie à celle des « pacotilleuses » que Glissant développe dans son essai Tout Monde :
Vous ne connaissez pas les pacotilleuses. Elles dĂ©sobstruent les embouchures des Eaux, pour occuper les trottoirs avec ce limon quâelles ont fouillĂ©. Femmes de HaĂŻti, de Guadeloupe ou de Martinique, elles rappellent les matrones qui dans les villes dâAfrique dĂ©tiennent le pouvoir du quotidien, celui du marchĂ© tout bouillant et de lâinfluence sagement assise. [..] Mais elles nâont que le loisir de dĂ©river.
Elles vont dâĂźle en Ăźle, comme les Arawaks ou les CaraĂŻbes du temps longtemps, mais Ă©videmment elles sont plus bougeantes, charroyant dâĂ©normes monceaux de marchandises que vous listez : les chaises-rotin, les peaux de bĆuf, les colliers dits indigĂšnes, les chemisiers, les grotesques objets dâartisanat, oĂč soudain Ă©tincelle une forme admirable, les peintures prĂ©tendues naĂŻves, les tortues vernies, les maracas dorĂ©s de rouge et de bleu, les plateaux de table sculptĂ©s et toute une poussiĂšre infinie de colifichets, dâamulettes, de mĂ©dailles saintes ou mal bĂ©nies, qui leur tressent une parure sur les trottoirs de Foyal ou de la Pointe, et voyez, câest tout comme les capharnaĂŒms de BarbĂšs Ă Paris ou de Harlem Ă New York […] Elles relient la vie Ă la vie [âŠ] Elles sont la Relation. Disons, ce sera pour me vanter, que je suis le pacotilleur de toutes ces histoires rassemblĂ©es. » (Edouard Glissant, Tout Monde, 544-545).
Comme les pacotilleuses qui tissent la CaraĂŻbe, Fabienne Kanor est une pacotilleuse qui rĂ©siste Ă lâuniformisation, qui coud et dĂ©coud la trame de lâordre en proposant une poĂ©tique de lâexcĂšs et du dĂ©sordre. Elle relie et dĂ©lie les histoires, les mythes et les mirages, car il faut bien « quelquâun pour rabouter ensemble les morceaux Ă©parpillĂ©s de tant dâhistoires, […] Quelquâun pour dĂ©sencombrer les riviĂšres et pour courir cette Ă©tendue du monde » (Tout Monde, 545).
En survie dans le dĂ©sordre du monde, lâordinaire ne peut ĂȘtre racontĂ© que par la dĂ©mesure. Faire lâAventure qui semble appartenir au bildungsroman, roman dâapprentissage de Biram et de MarĂšme dans leur expĂ©rience de la sexualitĂ© puis du monde, dĂ©rive trĂšs vite vers un genre Ă soi créé de toutes piĂšces par Fabienne Kanor.
Picaro des temps modernes, Biram se met en quĂȘte de routes et Faire lâaventure recompose son passage de lâenfance Ă lâĂąge adulte. Le roman dĂ©ploie la cartographie de ceux qui « font lâaventure », dĂ©taillant lâordinaire tragique des itinĂ©raires ponctuĂ©s de naufrages, de noyades et de rĂȘves pourtant. Câest aussi un roman de la TraversĂ©e de nos temps modernes dans lequel sâentrecroisent les trajets rĂȘvĂ©s et impossibles de ceux qui nâont que « lâaventure » pour les porter. De dĂ©route en dĂ©rive, Biram et ses compagnons refont lâaventure en rĂ©inventant une histoire, tel un palimpseste sur la surface opaque et lourde de la mer et des nouvelles terres à « conquĂ©rir » :
Car câĂ©tait cela, aprĂšs tout, faire lâaventure : perdre son argent et en gagner dâun coup, vouloir la Mecque et dĂ©laisser lâEternel, nettoyer la merde des autres et sâacheter des complets Ă©tincelants, respirer lâair des princes et zoner en chien, ne plus jamais revoir sa mĂšre et croiser son premier amour par hasard (chapitre 24)[17]
Fabienne Kanor sert de mĂ©diatrice Ă ces personnages enracinĂ©s dans lâerrance : elle conjugue sa voix Ă celle des migrants dĂ©shumanisĂ©s, dĂ©vorĂ©s par lâimpitoyable chimĂšre dâun ailleurs moins misĂ©rable, plus lumineux. Ă travers des pauses comme filmĂ©es/Ă©crites au ralenti, elle saisit des corps extĂ©nuĂ©s, des corps Ă©veillĂ©s qui ont faim, des corps qui se noient, des corps en sursis :
Biram nâavait jamais vu un tel grouillis dâhommes, un tel sens-dessus-dessous De nationalitĂ©s parquĂ©es dans des prĂ©fabriquĂ©s aux odeurs de chierie et Ă taille de placards. On les appelait dortoirs. Et il est vrai quâon y dormait mieux quâĂ lâextĂ©rieur, cette cour asphaltĂ©e oĂč sâentassaient invariablement, quel que soit le temps, les matelas mousse et les nattes des nouveaux arrivants. Un foutoir, sincĂšrement, oĂč il fallait batailler pour ne pas se faire piquer son pain au rĂ©fectoire, son savon sous la douche, sa place dans la longue file dâattente devant les latrines (chapitre 16).
Biram, le modou modou ou commerçant de lâinformel, lâimmigrĂ© clandestin qui marche vers son rĂȘve dâEurope, est lui aussi un pacotilleur qui ramasse les morceaux effritĂ©s des rĂȘves, des lambeaux de mirages et qui continue inlassablement sa marche Ă©veillĂ©e :
Sous le soleil sec de Mbour, lâocĂ©an sâĂ©talait comme une nappe sale mal repassĂ©e. Un ciel Ă©tait posĂ© dessus et une fanfare de mouettes zigzaguait dans lâair avant de piquer. LĂ aussi, le garçon connaissait la suite de lâhistoire. Des chiens sauvages aboieraient aprĂšs des pochons plastiques, midi lâaveuglerait et il plisserait les yeux pour viser la frontiĂšre. Bah, pas longtemps, il ne se casserait plus la tĂȘte Ă la chercher. La foi lâavait plaquĂ©, la mer lâavait battu, mais ça va, ce nâĂ©tait pas la fin du monde (chapitre 26).
De son Ă©criture blanche inspirĂ©e de Marguerite Duras, incisive et sĂšche, Kanor dĂ©peint dans tous ses romans, derriĂšre les mots faussement simples, les tableaux riches, somptueux et complexes dâune rĂ©alitĂ© dure et cruelle. La langue est traversĂ©e par des expressions crĂ©oles, africaines, des fragments dâargot et des dĂ©roulĂ©s de français chĂątiĂ©, comme bousculĂ©e par des personnages en dĂ©sĂ©quilibre. Le principe du dialogisme bakhtinien (1978) est mis en Ćuvre, instaurant une dislocation textuelle par le jeu de lâimbrication des langages et des langues au projet de rĂ©cits Ă la recherche dâun genre Ă soi. Elle rĂ©ussit admirablement lâhybridation du tragique, de la voix journalistique faussement neutre et de lâĂ©pique. Lire Fabienne Kanor est une aventure dĂ©rangeante et presque salvatrice : on se souvient alors de la puissance des mots, et de la magie terrifiante des syllabes qui se balancent aux arbres. Ce qui caractĂ©rise lâĂ©criture de Kanor est la complexitĂ© de la narration combinĂ©e Ă une Ă©motion intense qui surgit dans les anfractuositĂ©s du texte. Il en dĂ©coule un sentiment de rĂ©alitĂ© obscure et Ă©puisĂ©e dominĂ©e par la perte, le manque et lâexcĂšs au-delĂ des conjonctures spatiales ou temporelles. Parce que ce qui anime ses personnages (au sens littĂ©ral anima) provient dâun passĂ© insaisissable et inextricable (lâesclavage) qui ne peut accoucher que de perspectives changeantes mais immobiles. Ainsi sâopĂšre un maillage des histoires de passages, des personnages et de leurs dĂ©rives, qui donne au lecteur le sentiment dâexplorer un monde soudainement rĂ©vĂ©lĂ©.
Contribution de Dominique Aurélia dans le cadre de la journée de la Femme.
Copyrights Dominique Aurélia.
Contribution Dominique Aurélia à Pluton-Magazine.
Relecture Colette Fournier
Mise en page Dominique Lancastre
Crédit photo: Fabienne Kanor/Marie-claire
Nouvelliste, elle est Ă lâorigine du concept de Lâen-Ville illustrĂ©e plus tard par Patrick Chamoiseau dans Texaco (Prix Goncourt 1992)
Cet article a été publié sous le titre suivant : Fabienne Kanor, écrivaine des passages.
Amour, sexe, genre et trauma dans la CaraĂŻbe francophone, sous la direction de Gladys M. Francis, LâHarmattan, 2016
Ouvrages cités
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–. Tout Monde, Paris, Gallimard, 1993.
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–. Humus, Paris, Gallimard, 2006.
–. Godard Alex, Le jour oĂč la mer a disparu, Albin Michel Jeunesse, 2007.
–. Les chiens ne font pas des chats, Paris, Gallimard, 2008.
–. Anticorps, Paris, Gallimard, 2010.
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[1] NĂ©ologisme créé par lâĂ©crivain français Michel Tournier (1924) qui oppose lâintime Ă lâextime dans son Journal Extime (2002), mouvement centrifuge de dĂ©couvertes et de conquĂȘtes, Ă©criture du dehors.
[2] Forum français Ă lâuniversitĂ© de lâIowa, 16 septembre 2011(www.fabiennekanor.com.
[3] Lacan Jacques, Le séminaire de la lettre volée, Paris, Seuil, 1966.
[4] Morrison, Toni, Beloved, New York , Plume, 1987.
[5] Butler Octavia, Kindred, Boston, Beacon, 1988.
[6] Glissant Edouard, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990.
[7] Curtius, Any Dominique, Symbiose dâune mĂ©moire : Manifestations religieuses et littĂ©ratures de la CaraĂŻbe, Paris, LâHarmattan, 2006.
[8] Curtius explique que les Africains ont subi un processus de perte de leur identitĂ© propre afin dâaborder la traversĂ©e puis de construction dâune nouvelle identitĂ© pour affronter lâespace dĂ©shumanisĂ© de la plantation.
[9] Walcott, Derek Le Royaume du Fruit-Ă©toile. Traduit de lâanglais par Claire Malroux,Paris, CircĂ©, 1979. Dans le recueil The Star-Apple Kingdom, il magnifie ce concept Ă travers le poĂšme âThe Sea is Historyâ oĂč lâocĂ©an devient le locus de lâintemporalitĂ©, du dĂ©but et de la fin, le tombeau et le berceau, la source alternative de lâhistoire dans le paysage.
[10] De la schizophrĂ©nie antillaise, entretien d’Olivier Barlet avec Fabienne Kanor Ouidah, BĂ©nin, janvier 2005 – http://www.africultures.com.
[11] Deleuze Gilles, Guattari F, Capitalisme et schizophrénie2 : Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980.
[12] Spivak, Gayatri. âCan the Subaltern Speak?â in Colonial Discourse and Post-Colonial Theory, Patrick Williams & Laura Chrisman, eds. New York : Columbia UP, 1994.
[13]Â âThe subaltern as female cannot be heard or readâ. (104).
[14] Monchoachi, Eloge de la Servilité, Montréal, Lakouzémi éditions, 2007.
[15] Echo palpable avec les concepts dâespace lisse et dâespace striĂ© formulĂ©s dans Mille Plateaux (Deleuze, Guatarri, 1980).
[16] La poĂ©tique du chancellement sâarticule, selon ma dĂ©finition, comme la recherche dâun Ă©quilibre dans un tiers-espace de re-crĂ©ation et dâinvention de soi qui tente de se dĂ©terminer dans lâemmĂȘlement de lâappartenance et de lâerrance. Cet espace liminaire qui pourrait suggĂ©rer un vide, une absence, est au contraire, vibrant et dense. Interstice mais non refuge, il est instable, imprĂ©visible et heurtĂ©. Il rappelle lâĂ©tat du limbo rĂ©gi par lâincertitude et la dislocation du corps. Avant de se mĂ©ta-morphoser en danse folklorique pour touristes, le limbo est dâabord une danse rituelle en lâhonneur de Legba, le dieu des carrefours, lâouvreur de barriĂšres. Selon lâanthropologue Sojah Stanley- Niaah, cette danse reflĂšte le cycle complet de la vie. Le danseur se dĂ©place sous une barre que lâon descend le plus bas possible, puis il Ă©merge de lâautre cĂŽtĂ©, arc-boutĂ© comme dans le triomphe de la vie sur la mort (Sojah Stanley-Niaah, âMapping of Black Atlantic Performance Geographies : From Slave Ship to Ghetto,â in Katherine McKittrick and Clyde Woods, eds. Black Geographies and the Politics of Place (Cambridge, MA: South End, 2007).
(Dominique Aurelia, In Search of a Third Space: Fabienne Kanorâs Humus Small Axe 2011 Volume 15, Number 3 36: 80-88).
[17] Les citations de Faire lâAventure sont tirĂ©es de la version Kindle Book.