Entre les lignes (8) : La chambre des époux d’Eric Reinhardt

 

 

Par Fatima Chbibane Bennaçar

 

 

Paru en 2017, La chambre des époux ne s’avère pas un roman comme les autres puisque le romancier Eric Reinhardt n’écrit pas un récit linéaire. C’est en critiquant ceux qui écrivent comme James Joyce ou Gustave Flaubert qu’il présente ici un nouveau genre de roman dans lequel  il inclut « des formes plurielles, subtiles , perverses qui désaxent nos perceptions habituelles ». Il associe de fait, comme par défi et conviction , autofiction, double mise en abyme, idées personnelles sur les romans et récits gigognes. En effet, différentes histoires sont imbriquées dans ce roman telles des poupées russes. Elles se mêlent et se croisent dans une construction originale et paradoxalement évidente, claire sans équivoque. Il s’agit, d’ailleurs, d’une construction romanesque bien en vogue ces dernières années. Mais ce qui trouble un peu , c’est que le roman invite le lecteur  à se pencher – tel un voyeur indécent – sur l’intime des époux ; sur un couple que l’auteur présente comme le sien. C’est d’autant plus audacieux .

Dans le premier récit constitué d’un article déjà publié en 2007 dans les Inrockuptibles, le romancier raconte le combat réel que son couple a mené. Quand  Eric Reinhardt apprend que sa femme est atteinte d’un cancer à évolution rapide, son épouse lui  propose un marché : il consacre son énergie à son roman Cendrillon qu’il peine à terminer, en contre partie,  elle met toutes ses forces pour vaincre son cancer. L’auteur et son épouse Margot ( dans le roman , Marion à la ville ) s’attellent tous deux à la tâche , l’un par peur de décevoir et l’autre forcée et  contrainte. « oui, je m’efforçais de fabriquer chaque soir pour Margot, tel un chimiste concoctant  clandestinement  dans son grenier de la méthamphétamine, la beauté la plus pure  et la plus irrécusable possible, afin de l’enchanter , de l’électriser. » Ils s’encouragent mutuellement. Très satisfait, l’auteur ne manque pas de l’annoncer en détaillant

 

«J’avais été héroïque … j’écrivais vingt ou trente pages par jour qu’elle lisait le soir avec incrédulité , éblouie par ma métamorphose…comme si cette dose…avait été la substance rare et opiacée… pour l’aider à guérir».

 

Le pacte n’est pas rompu. Quelques mois plus tard, Margot est en rémission, elle retourne à son travail changée , portant des cheveux courts  « comme une nouvelle identité ». Et  Eric Reinhardt publie son roman Cendrillon qui lui vaudra reconnaissance et honneurs. Ces deux faits simultanés sont présentés non seulement comme un triomphe de l’amour  et de la beauté, mais aussi comme des métaphores.  La guérison est une renaissance pour Margot et la parution du roman est une naissance d’un  nouveau roman dont la gestation a duré neuf mois comme celle d’un bébé . L’auteur est convaincu que la littérature produit la beauté, stimule l’amour et participe à la guérison du cancer. Mais le lecteur est dépité aussitôt qu’il  apprend que lors d’un dîner à Aix-en-Provence, le romancier  tombe follement amoureux d’une jeune femme nommée Marie, une miraculée, qui a échappé au cancer du pancréas. Le lecteur ne comprend pas très bien si c’est de la pitié ou simplement de l’attirance physique que le narrateur éprouve pour cette femme belle et pleine de délicatesse. Par ailleurs, il ne lui est pas aisé de croire que c’est la vie que l’auteur aime en Marie, car  bien qu’il écrive «C’était  la vie que je voulais maintenir en vie en voulant aimer Marie », l’auteur avoue clairement et sans gêne ses désirs charnels et ses faiblesses « Je bandais. J’avais envie d’elle…J’étais en train de devenir fou…J’avais envie de faire l’amour avec Marie. » Deux pages plus loin, il fantasme «  je me suis caressé en imaginant que Marie et moi faisions l’amour… le corps de Marie..était beau , il m’excitait, je la prenais, on s’embrassait. »

 

Puis il continue ses délires tout en jetant son lecteur dans une confusion presque totale  quand il mêle amour, désir et crainte de la mort d’une part, puis Margot et Marie , d’autre part «  C’était la peur de perdre Margot que répercutait en moi la précarité de Marie, c’était Margot que je désirais et avec qui j’avais envie de  faire l’amour ce soir-là quand je désirais Marie… »

 

De cette expérience personnelle surgit un deuxième récit de fiction dont  l’auteur détient le titre, « Une seule fleur » . Il en a le canevas et tous les détails qu’il livre sans cesse au lecteur au fil des pages. Mais son projet demeure inabouti. L’idée lui revient inlassablement, et il imagine alors une histoire avec pour héros des doubles de son propre couple. Un couple qu’il nomme Nicolas et Mathilde. C’est ainsi que prend forme le roman dans le roman, le récit enchâssé dans le récit. Il s’agit en fait de la répétition de la  première histoire mais avec quelques variantes, certes.

Dans le deuxième récit, Nicolas, 40 ans, est compositeur de   musique, marié et père de deux enfants. Son épouse Mathilde est atteinte d’un cancer incurable, elle exhorte son mari à terminer la symphonie qu’il a commencée .  Il reproduit exactement la même expérience qu’il a vécue avec son épouse Margot ; et comme Margot d’ailleurs, Mathilde a besoin d’inscrire ses forces dans un combat conjoint. L’on constate que le romancier Eric Reinhardt est très attaché au thème de  la création artistique : musicale ici et littéraire dans le premier récit.

Nicolas se met donc à composer de la musique afin  de contribuer à la guérison de la femme qu’il aime intensément.  Chaque soir, dans leur chambre, Nicolas se met à son piano et exécute devant Mathilde souffrante le morceau inventée dans la journée . Ce travail assidu et acharné ne peut qu’avoir des effets miraculeux, selon l’auteur ; Mathilde guérit au moment où Nicolas termine son œuvre et donne un concert dans la salle Pleyel lors du festival d’automne. Le succès est total en ce sens que Nicolas acquiert une renommée internationale de la musique contemporaine. Sa symphonie a, effectivement, agi comme un philtre magique sur le cancer de Mathilde. De même qu’il est persuadé que la littérature a contribué à la rémission de Margot, l’auteur confirme que Mathilde est parvenue à « guérir par la beauté de la musique. » Eric Reinhardt nous convainc de la puissance de l’art, de la beauté et de l’amour, qui peuvent sauver des vies.

 

L’histoire ne s’arrête pas là car le romancier qui, à la quête d’écrire son roman « Une seule fleur »  crée, dans la seconde moitié de La chambre des époux, un troisième récit consacré à la relation  adultère de Nicolas avec Marie. Nicolas rencontre Marie la première fois lors d’un dîner en Italie elle exerce sur lui, comme sur l’auteur,  une irrésistible fascination . Après une longue promenade nocturne, Nicolas s’elle débarrasse subitement en la jetant dans un taxi et lui envoyant un bouquet de roses blanches le lendemain. Sachant que Nicolas est le prolongement travesti de l’auteur, le musicien va aller plus loin que l’auteur. Aussitôt qu’il apprend que Marie a rechuté, Nicolas,  qui « était un homme fidèle », cède à son désir sans résistance. Il décide, sans hésitation aucune, de quitter femme et enfants afin de se rendre chez Marie à Milan et de vivre à ses côtés jusqu’au décès de sa maîtresse. « Je suis venu m’abîmer en vous , Marie. Vous allez vaincre cette maladie… je suis venu m’abîmer en vous , je serai votre force , vous allez vivre » , s’exalte  Nicolas devant une Marie mourante. Et c’est dans une telle situation et dans de telles phrases que la métaphore du roman non écrit, « Un seule fleur » prend tout son sens. Pour vivre avec Marie, Nicolas doit se séparer de sa famille. Il ne peut se consacrer qu’à une seule personne à la fois.

 

A travers son dernier récit, le romancier Eric Reinhardt semble démontrer exactement l’opposé de ce qu’il affirme et soutient dans les deux premiers récits. Les certitudes sur le pouvoir de l’amour et de la beauté s’éclipsent faisant place, dans le chapite quatre de La chambre des époux, à une longue conversation  entre Nicolas et Mathilde sur la sexualité , la présence et l’absence de désir. Le lecteur apprend aussi que Nicolas n’a plus de rapports sexuels avec son épouse Mathilde.

Mais le romancier brouille tellement les pistes lorsque le sujet touche autant à l’intime que le lecteur est dans une sorte de confusion là encore. Par conséquent, il ne peut s’empêcher de croire que si le personnage  Nicolas quitte son épouse  pour aller vivre  avec  Marie, c’est plus pour satisfaire ses désirs charnels que par amour ou devoir humanitaire. L’auteur écrit  « Il bandait. Il avait envie d’elle. Il avait envie de prendre soin d’elle…. Ce qui l’attirait , sexuellement, chez Marie, c’était qu’elle soit en vie. », mais cette vie est proche de la mort.

 

Par la mort de Marie, le romancier semble paradoxalement montrer que l’amour ne peut pas sauver une vie et que l’homme ne maîtrise pas le destin, ni le sien , ni celui d’autrui.

 

La chambre des époux n’est pas seulement une déclaration d’amour vibrante, c’est aussi une ode à l’amour , à la beauté crée par la littérature et la musique. C’est un roman transgresseur, audacieux, plein de sincérité qui s’écarte un peu de la voix classique et emprunte un autre chemin , celui de la digression sur le processus de la création artistique motivée par l’amour, lui-même motivé par la peur de la mort. Par ailleurs, le lecteur sent bien que l’écrivain se fait plaisir en imposant sa propre vision de  l’écriture, sa conception du roman et son style particulier . Eric Reinhardt est un innovateur qui utilise l’enchâssement des récits, l’emploi tantôt des phrases très longues à la Proust, tantôt des phrases inachevées. Le tout dans une langue fluide et agréable.

 

 

Par Fatima Chbibane.

Entre les Lignes/2017.

©Plutonmagazine.

La chambre des époux d’Eric Reinhardt éditions Gallimard.

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