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Par Fatima CHBIBANE
L’esclave vieil homme et le molosse est un court roman de Patrick Chamoiseau paru en 1997 aux éditions Gallimard. Le romancier est lauréat du Prix Goncourt en 1992 pour son premier roman Texaco qui est une peinture de la vie dans un bidonville de Fort de France en Martinique sur trois générations évoquant la sauvegarde du mode de vie et de la culture authentiques. Mais dans ce court roman, l’écrivain raconte l’histoire étonnante d’un vieil esclave qui, après une longue vie de soumission et d’obéissance à un maître-béké, surprend l’Habitation et plus particulièrement son maître par sa fuite et son marronnage dans les bois de Martinique. Ce dernier lance alors le molosse à ses trousses.
Ce récit se décline dans une forme littéraire originale située entre le conte et le roman ; celle qui caractérise la littérature antillaise de ces dernières années et qui est en vogue depuis Édouard Glissant, écrivain, poète, philosophe français et surtout fondateur entre autres des concepts d’ « antillanité », de « Tout monde » et de notion de la créolisation. C’est une littérature qui combine de façon très subtile l’oralité et le texte écrit. Le langage est si bien travaillé dans ce livre que le texte final est d’une qualité poétique de haute volée. Patrick Chamoiseur se surpasse ici en ajoutant le créole et le magique pour que le lecteur s’imprègne de l’ambiance des îles-à-sucre où régnait l’esclavage.
L’on remarque, en outre, que le récit de cette fuite est construit comme un dialogue entre le romancier Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant. En effet, au début de chacun des sept chapitres qui constituent L’esclave vieil homme et le molosse, il y a un fragment de texte d’Edouard Glissant. Et tout le chapitre semble une réflexion, un développement, une réponse à la parole de Glissant. Patrick Chamoiseau s’est investi avec Edouard Glissant dans un travail sur la culture créole et notamment dans la transcription de la littérature orale. Il a créé , par ailleurs, avec les écrivains et doyens des universités Raphaël Confiant et Jean Bernabé un mouvement nommé Le Manifeste de la Créolité. Ce mouvement , ou plutôt ce courant a un très grand retentissement d’abord dans les milieux littéraires antillais avec le ralliement relatif au poète et écrivain guadeloupéen Ernest Pépin et l’intérêt particulier du poète, romancier et essayiste haïtien René Depestre, lauréat de plusieurs prix littéraires en France
Chamoiseau retrace dans ce roman la fuite, la « décharge » d’un esclave pas comme les autres. A travers cette fuite-poursuite, l’auteur nous raconte le peuple créole, son histoire, sa culture et plus particulièrement ses souffrances. L’atmosphère n’est pas joyeuse ; tous les esclaves craignent la réprimande du maître-béké et la cruauté du molosse. C’est l’histoire d’un seul homme esclave certes, mais c’est aussi l’histoire de tous les esclaves. Le vieil homme représente ses paires ; il est le porte-drapeau de sa catégorie. Il s’agit ici d’un individu sans âge, sans nom, rugueux qui est connu pour sa sagesse, son humilité et son apathie. C’est un amateur de silence, goûteur de solitude. Il est considéré comme le guide de tous, le guérisseur l’homme capable de tout pouvoir magique. Et bien qu’ il soit très différent des autres, il est respecté de tous. Alors qu’il est impavide, « Les esclaves y exorcisent leur propre mort par les rythmes et les danses ». Le vieil esclave est conscient de son état de servilité ; il sait qu’il est dépossédé de son être et de son identité. C’est le maître-béké, d’ailleurs, qui lui a donné son nom. L’homme a tellement travaillé dans la canne que « sa couleur se confond avec les baquets des tuyaux rouillés » « Le vieil homme est abîmé comme son nombril » Il a usé son existence pour un béké. C’est après une vie de solitude, de soumission totale consacrée au service de son maître que l’esclave vieil homme décide un jour de prendre la fuite cédant à ce que le romancier qualifie de « décharge ».
Mais cette fuite est-elle vraiment une fuite ou l’affirmation de soi, l’affranchissement, la quête d’une autre vie ou tout simplement la quête de la mort ? Chaque lecteur trouvera la réponse qui lui conviendra,
A travers ce récit intense, Patrick Chamoiseau nous invite à suivre un conte magnifique aux symboliques fortes sur la résistance de l’esclave à son maître. Le romancier évoque, d’une part, les thèmes de l’esclavage, la traite des nègres, le mépris, la misère des peuples exploités. D’autre part, il évoque aussi la résistance par la résignation, l’inertie, l’immobilité, le silence, le contrôle de la parole et du geste, la maîtrise de soi et le sursaut de la conscience de quelques esclaves, leur quête de liberté et d’affranchissement.
L’esclave vieil homme est décrit dès le début comme un minéral indestructible dont la fuite provoque un « désastre intangible », « un déréglage général ». L’écrivain assimile l’esclave vieil homme est un volcan inactif qui soudain, sans crier gare, se met en éruption et explose de manière virulente. Durant des années, le vieil homme vivait dans la retenue et la contenance. Il se réfugiait dans le silence et l’immobilité « Il avait eu envie de danser, de bouler du tambour, de brailler des sons incomprenables qui lui hachaient la tête ; mais à chaque fois, il s’était retenu, nouant ses gestes et ses actes et ses émotions à dire des lianes autour d’un corps dément, Ainsi, il est devenu aussi placide qu’une eau de marigot. Plus immobile qu’un chapeau d’eau. Il lui faut vivre en inertie pour contrôler ses volées en décharges. »
C’est grâce à cette retenue, à cette inertie et à cette immobilité que le vieil homme est vivant. Il est tel un volcan bouillonnant de l’intérieur en attente d’éruption. Le chaos de l’esclave vieil homme est un chaos intérieur dont personne ne soupçonne ni ne mesure le moindre poids. Evidemment, de l’extérieur l’esclave vieil homme est solide comme une pierre, un minerai indestructible. Le romancier ne manque pas, d’ailleurs, de mettre l’accent sur la capacité des esclaves à encaisser et aussi sur la force et le courage de défier le maître et de le dérouter quand l’occasion se présente et la « décharge » se manifeste.Le romancier implique, par ailleurs, par sa technique de conte, le lecteur à vivre simultanément cette fuite avec l’esclave. Car celui-ci passera par tous les sentiments du fugitif et partagera les émotions de peur, d’angoisse, de court répit, de courage comme s’il était lui-même au centre de l’action. Le texte fait vivre le marronnage de l’esclave vieil homme dans les bois dans une course poursuite haletante qui oppose et assimile en même temps l’esclave et le molosse. « Le molosse est l’âme désemparé du maître. Il est le double souffrant de l’esclave ».
La bête achetée par le maître-béké, sans discuter le prix, avait fait le voyage sur le même bateau que les nouveaux nègres ramenés d’Afrique sur l’île. Ce molosse avait vécu les mêmes souffrances et le même calvaire lors du voyage: « le regard du chien ressemblait à celui des marins. Et pire : les loques qui montaient des cales avaient le même regard ». Ce jour là, Le vieil homme qui, accompagnant son maître-béké, avait vu dans le molosse sa nature combattante, il s’est identifié à cet animal « il retrouve dans le molosse la catastrophe qui l’habite. ce magma qui s’exalte » et qui le paralyse. Mais dans la férocité même du molosse, cette « catastrophe a pris convergence ; elle s’est transformée en une foi aveugle capable de métisser ce trouble né du bateau » Le molosse incarnant la cruauté, la férocité et la méchanceté du maître-béké, n’a jamais impressionné l’esclave vieil homme. Bien au contraire, l’esclave défiera le maître ainsi que son chien au point de les essouffler et de se débarrasser d’eux de manière triomphale.
L’échec du molosse à rattraper l’esclave vieil homme est symbolique. C’est l’échec du maître-béké et de tous les blancs qui exploitent les noirs. Pour le l’esclave, le marronnage dans les bois est un affranchissement, une liberté arrachée. Le récit a commencé très lentement avec des phrases longues, étirées. Puis dès le début de la fuite , le rythme de l’écriture s’accélère. Il a pris une autre tournure. Les phrases deviennent soudainement très courtes. L’auteur, par ce procédé, nous fait montre d’une écriture qui s’accorde avec le mouvement des personnages dans le récit. Le style est , par voix de conséquence, alerte, vif, cadencé telle la course poursuite elle-même. Par ailleurs, Le mélange du réel , des visions provoquées par la lumière du soleil et par les ombres des feuillages crée une atmosphère particulière, magique ; celle que l’on retrouve dans le conte. Patrick Chamoiseau passe de l’immobilité « l’immobilité, fut là, une chute en abîme et une élévation » au mouvement comme de l’obscurité à la clarté avec une aisance et une subtilité fascinantes de même qu’il passe du récit à la troisième personne au monologue à la première personne ou de la vie à la mort et vice-versa.
Rédactrice: Fatima Chbibane
©Entre les lignes/2018