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Par Yassir MECHELLOUKH
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Philosophie
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Autobiographie morale et autobiographie historique : Deux conceptions anthropologiques
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Ce qui est d’emblée remarquable, c’est que nous avons affaire à deux autobiographies de nature très différente. Si l’on analyse en détail le sommaire qu’on trouve dans Ma Vie, on perçoit vite la coloration morale de l’autobiographie – et cette autobiographie apparaît clairement comme celle d’un philosophe. « Méditations sur les moyens de perpétuer mon nom », « Règle de vie », « Sagesse » « Habileté dans la discussion et l’enseignement », « Caractère, défauts, erreurs », ce sont les titres des chapitres IX à XIII [1]. Cette structure montre bien que l’autobiographie est conçue chez Cardan comme un véritable examen de conscience, une analyse idiosyncrasique et introspective menée par l’auteur sur lui-même. Mais on repère bien qu’il s’agit de l’autobiographie d’un médecin, « Stature et forme du corps », « Ma santé », « De l’exercice », « Régime alimentaire », Cardan insiste sur des éléments proprement médicaux qui n’apparaissent pas évidents pour le lecteur.
Chez Ibn Khaldûn, la structure de l’autobiographie est différente. Elle commence par un chapitre intitulé « Mon Nom », se poursuit par « Mon éducation, mes maîtres » puis par « Ma nomination au paraphe », « Mon voyage en Andalus », « Mes fonctions d’enseignement » ou encore « Récit de la révolte d’Al Nasîrî » [2]. Ce qui est remarquable et particulier, c’est le fait qu’Ibn Khaldûn n’écrit pas toujours en son nom propre. Bien souvent, il relate des faits historiques auxquels il a pu assister ou qu’on lui a rapportés. Quand il évoque son éducation et ses maîtres, il ne présente pas uniquement ce que ses maîtres lui ont appris mais résume toutes les vies de tous les hommes de science qu’il a côtoyés. L’ordre de son autobiographie est foncièrement historique, son objectif est de rapporter des informations à la fois sur sa vie, celle des autres et sur son époque. On pourra questionner plus loin le statut de cette autobiographie – qu’on appelle ici – autobiographie historique.
Un premier constat s’impose – Ibn Khaldûn et Cardan soutiennent deux conceptions anthropologiques. Pour Ibn Khaldûn, la vie d’un homme ne se limite pas stricto sensu à son vécu propre mais intègre l’ensemble des caractéristiques et des conditions dans lesquelles il a vécu. L’autobiographie n’est jamais celle d’un homme, elle est une source historique pour la postérité. Elle est aussi une source de témoignage pour faire état de ce que les uns et les autres ont produit qui mérite d’être connu et reconnu. Faire son autobiographie, c’est jouer son rôle dans l’Histoire, c’est-à-dire transmettre les éléments qui contribuent à faire connaître son époque, ne pas laisser tomber dans l’oubli ce qui a été vécu par un certain nombre d’hommes. L’homme qui raconte sa vie est le produit et le témoin d’une époque.
Or, chez Cardan, c’est une conception qu’on pourrait oser dire « pré-cartésienne », au sens où l’autobiographie est conçue comme une véritable méditation. Mais, cette méditation, d’une certain manière, même si elle est le témoignage d’une époque, est un examen proprement moral. C’est là où les paradigmes religieux peuvent intervenir. Ma vie apparait comme un examen de conscience, une série de confessions personnelles alors qu’Ibn Khaldûn a pour but, par son témoignage, d’apporter quelque chose pour perpétuer la tradition juridico-islamique. La vie d’Ibn Khaldûn est consacrée à dévoiler l’esprit civilisationnel arabo-musulman, à mettre en avant les travaux scientifiques généraux entrepris par les musulmans.
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Humanisme et conscience historique : Le culture du nom chez Ibn Khaldûn et Cardan
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Dans nos deux autobiographies, la place de la lignée familiale est notable. Cardan écrit une courte introduction, se premières lignes sont les suivantes
« De tout ce qu’il est donné au genre humain d’acquérir, rien ne paraît plus agréable ni plus important que la connaissance de la vérité. » [3]
La formulation paraît sentencieuse, elle rappellerait presque les premiers mots couchés du début de la Métaphysique[4] d’Aristote. Bien rapidement, Cardan indique ses points de repère dans un style à la première personne « ai-je suivi l’exemple du philosophe Marc-Aurèle, généralement considéré comme très sage et excellent, et entrepris l’histoire de ma vie ». Il prend soin d’écrire « Rien, je l’affirme, n’y est ajouté par vanité ou en guise d’ornement » [5]. Cardan se prémunit en ce sens d’une éventuelle critique – dans l’air de son époque – celle du pédantisme [6]. Il se peut en effet que l’acte d’écrire son autobiographie soit perçu comme un récit ou une jouissance de soi [7]. En citant Marc-Aurèle, Galien, Sylla, César, Auguste, Cardan légitime son entreprise en se référant à des monuments de la civilisation gréco-latine. Cela manifeste, en effet, que Cardan, en humaniste, se pense comme un véritable continuateur de cette civilisation. Ces grands noms constituent, pour lui, un point de repère. Les humanistes se revendiquent certes de l’héritage gréco-latin mais s’inscrivent dans un même mouvement. Toutefois ni les humanistes – ni les Arabes d’ailleurs – n’ont une relation servile à la civilisation gréco-latine. L’héritage est un point de départ à partir de quoi il s’agit de créer quelque chose de strictement neuf. « Tout ceci suit donc l’exemple des anciens, loin d’être nouveau et imaginé par moi » [8].
Cette introduction est proprement philosophique. Elle est fondée aussi sur les récits des grands historiens latins. S’il est vrai que Galien est un médecin, si l’on croit certains écrits, son oeuvre s’étend toutefois à bien des disciplines philosophiques. Il est probable que la plupart des résumés de Platon que lisent les Arabes aient été composés par Galien. Miskawayh mentionne même que Galien aurait écrit un livre d’éthique. Si Galien est, sans doute, un des auteurs les plus connus et influents dans l’histoire de la transmission grecque au monde arabe, il reste que des manuscrits semblent bien avoir été perdus [10].
Chez Ibn Khaldûn, l’introduction est d’une toute autre nature. Comment l’expliquer ? L’art de l’autobiographie est classique chez les Arabes depuis l’avènement de l’Islam. La première raison est liée à la longue tradition des savants et juristes musulmans qui ont cherché et écrit, sous des formes et avec des spécificités variables, la biographie du Prophète Muhammad. Dans la mesure où sa vie, ses actes, ses modes de vie constituent la deuxième source – par l’intermédiaire des a-hadîths (احاديث) réunis – de l’Islam sunnite, écrire son autobiographie, quand on est un homme de lettres, c’est imiter (taqlîd –تقليد) la voie du Prophète. Toutes les vies des hommes de science méritent d’être racontées. Mais c’est plus profond. Toute autobiographie est un instrument fondamental de recherche. L’oeuvre du savant, en Islam, n’est pas séparable de sa vie. S’il y a des témoignages solides en défaveur d’un savant, son oeuvre en sera discréditée, fût-ce-t-elle géniale. On voit bien que Cardan et Ibn Khaldûn appartiennent à deux traditions ; le premier est un humaniste héritier de la civilisation gréco-latine, l’autre est un juriste lié à la tradition, de la jurisprudence islamique qui exige de détenir des informations si l’on veut être certain que telle ou telle oeuvre est bien fidèle à l’esprit de l’Islam. Pour mériter une étude et une postérité, une oeuvre doit être toute entière léguée sincèrement à l’Islam.
Mais les deux autobiographies sont des vera narratio. La première en tant que Cardan entreprend l’idée de tout dire, même les propos les plus étranges et les plus intimes sur sa propre personne. La seconde parce qu’Ibn Khaldûn est un historien dont l’objectif est de rapporter des faits de la manière la plus objective qui soit pour donner les indications les plus précises possibles à la postérité.
Cardan commence par écrire sur sa patrie, il raconte l’histoire de sa famille.
« Que la famille des Cardan soit autonome ou que, comme d’aucuns repensent, elle ne constitue qu’une branche de celle des Castiglione, il est certain en tout cas qu’elle est noble et ancienne. » [11]
Il s’agit absolument de préciser d’emblée que si cette autobiographie est bien celle d’un homme, elle est celle d’un homme de bonne naissance. La précision est notable, la première date mentionnée par Cardan est 1189. La connaissance de l’histoire de la famille est frappante ; il y a bien l’idée d’un passé fort et important. Il y a deux choses qui sont valorisées ; d’un coté, les fonctions politiques, de l’autre, les aptitudes scientifiques. Cardan explique que ses ancêtres vécurent assez vieux. Dans la bouche d’un médecin, ceci n’est guère anodin. Etre de bonne naissance et de bonne santé, c’est se maintenir longtemps en vie. Si l’on suit une ligne qui relie Galien à Averroès, il y a des signes d’une bonne constitution corporelle [12]. Le fait de vivre longtemps, d’être vigoureux, de tomber rarement malade, sont les signes d’une vigoureuse génétique. Cardan insiste ensuite « Mon père, mon oncle paternel et mon aïeul maternel eurent en commun une érudition et une intégrité hors de l’ordinaire. Mon père et mon aïeul maternel parvinrent à la fois à une grande vieillesse et à une profonde connaissance des mathématiques » [13]. Voilà ce sur quoi il insiste, en somme, il indique que lui, Jérôme Cardan, vient d’une famille noble, partagée entre les affaires publiques, l’excellence morale et l’érudition scientifique.
Ibn Khaldûn scinde en trois parties l’histoire de sa famille, « Mon Nom », « Mes Ancêtres en Andalus », « Mes Ancêtres en Ifriqiyâ ». Ce n’est pas anodin. Si les humanistes se sont distingués par la multiplication de leurs voyages scientifiques, cette tradition est déjà bien ancrée au IXe siècle en Orient. Dans l’arabe classique, on appelle ces hommes les « demandeurs de science ». Le terme utilisé pour désigner l’étudiant (al-talîb – الطالب) peut être littéralement traduit par « le demandeur » ou « celui qui demande », on a d’ailleurs coutume d’employer l’expression طالب العلم (talîb al ‘ilm – le demandeur de science).
C’est d’ailleurs avec ce même terme qu’on désigne le mendiant. Il y a de fait un rapport au savoir qui apparaît comme vital dès les premiers siècles de l’Islam. Dans son grand ouvrage sur le sujet, Franz Rosenthal écrit :
« ‘Ilm est un des concepts qui ont dominé l’Islam et donné à la civilisation musulmane sa forme distinctive et sa complexion. De fait, il n’y a pas d’autre concept qui ait été, au même degré que ‘Ilm, aussi opératoire comme élément déterminant de la civilisation musulmane dans tous ses aspects. Cela vaut même dans le cas des termes les plus parlants de la vie religieuse musulmane comme, par exemple, le tawhîd, « la reconnaissance de l’unicité de Dieu », ou ad-dîn, « la religion » et bien d’autres qui sont utilisés avec constance et emphase. En profondeur de signification et en extension d’usage aucun de ces termes n’égale celui de ‘ilm. Il n’y a pas de branche de la vie intellectuelle du musulman, de sa vie religieuse ou politique, de sa vie quotidienne qui échappe à une attitude à l’égard de la « connaissance », comme « quelque chose qui a une valeur suprême pour l’être musulman. » [14]
Sans entrer dans les détails propres à ce terme spécifique de ‘Ilm (علم), on précise que le terme a pu être employé pour désigner l’ensemble des disciplines, qu’elles soient scientifiques ou techniques. Toute technique, tout savoir, stratégie, ruse, force, qualité peut être désigné par le terme du ‘Ilm. Et cela dénote, en fait, un rapport au savoir qu’on ne dirait pas simplement puissant mais indissociable du rapport à l’Islam des premières générations. Il y a eu une consubstantialité puissante entre l’avènement de l’Islam et les progrès scientifiques des Arabes, si bien que Dimitri Gutas écrit dans son grand ouvrage Pensée grecque, culture arabe, que c’est bien l’Islam qui a été une force d’extension du savoir grec des Arabes [15]. Ce n’est pas, selon lui, l’afflux de textes grecs qui mobilisa le goût des Arabes pour la recherche mais bien l’inverse. Les Arabes avaient déjà un rapport à la science extrêmement développé et c’est d’une volonté politique que les manuscrits grecs et syriaques sont amenés à Bagdad pour être étudiés dans leur détail.
Pour revenir à Ibn Khaldûn, la division opérée entre ses ancêtres en Ifriqiyâ et en Al-Andalûs dénote un esprit foncièrement géographique. Ibn Khaldûn vit à une époque où le déclin progressif de la civilisation arabe se manifeste, c’est la fin d’un cycle. Ce qu’il pense dans son histoire et sa théorie de la civilisation, c’est la place des Arabes par rapport au monde. Les Arabes, par l’intermédiaire de l’extension de leur Empire jusqu’en l’Espagne, acquirent une grande connaissance en matière de géographie. C’est aussi un peuple de voyageurs, la vie d’Ibn Khaldûn en est un témoignage [16], partagée entre la quête des fonctions politiques et administratives et celle, plus isolée et renfermée, de l’acquisition du ‘Ilm. Cette division n’est donc pas anodine. Ibn Khaldûn présente d’ailleurs les choses à la manière d’un historien.
« La maison [des Banû Khaldûn] tire son origine de Séville. Mes ancêtres ont émigré à Tunis vers le milieu du VIIe [XIIIe] siècle, lors de l’exode consécutif à la victoire du fils d’Alphonse, roi de Galice. Mon nom est ‘Abd ar-Rahmân Ibn Muhammad Ibn Muhammad Ibn al-Hasan Ibn Muhammad Ibn Jâbir Ibn Muhammad Ibn Ibrâhîm Ibn ‘Abd ar-Rahmân Ibn Khaldûn. Je ne peux citer de ma généalogie jusqu’à Khaldûn que ces dix générations. Il y en a sans doute plus, et un nombre égal a dû tomber dans l’oubli. De mes ancêtres, Khaldûn est en effet le premier qui foula la terre andalouse ; et si l’on considère que sa venue date du début de la conquête, il y a de cela sept cents ans, il faudra compter jusqu’à nous une vingtaine de générations, trois par siècle, selon la règle que j’ai établie au début du premier livre des Exemples. » [17]
Tout au long de la présentation de ses ancêtres, Ibn Khaldûn fait un effort puissant de contextualisation historique. On pourrait même dire que s’il présente bien ses ancêtres, il est plus enclin à s’exprimer sur l’histoire vécue. Cette autobiographie n’est pas un pur récit de soi mais un récit des événements. Lesévénements paraissent plus importants et premiers sur le soi. Le soi est constamment relégué en position seconde. S’agit-il d’un signe d’humilité ou d’une véritable vision anthropologique et civilisationnelle ?
Abdesselam Cheddadi, historien marocain, spécialiste d’Ibn Khaldûn, apporte des éléments dans un article intitulé « La vision de soi et de l’autre : de l’islam classique à Ibn Khaldûn » :
« L’attitude d’Ibn Khaldûn à l’égard des données ethnologiques de la géographie et de la littérature de voyage de l’époque de l’Islam classique s’explique par le fait que sa « science de la civilisation » se révèle être une sociologie ou une anthropologie du même, et non, comme en Europe moderne, une anthropologie essentiellement centrée sur l’étude de l’autre. » [18].
L’anthropologie khaldûnienne n’est pas fondée sur une enquête de terrain. S’il a pu être considéré comme l’un des fondateurs des sciences sociales, Ibn Khaldûn s’appuie essentiellement sur des textes. Et nous le disions, ce qu’il nous semble, c’est qu’il cherche non seulement à pointer une unité civilisationnelle arabe mais aussi à en distinguer les spécificités, les divisions et les différences. A cet égard, dans son Histoire des Arabes et dans son Histoire des berbères [19], Ibn Khaldûn présente bien l’histoire des tribus en précisant bien, distinction après distinction, ce qui constitue leur spécificité.
Ce qui nous apparaît fascinant, c’est que si l’anthropologie, en Europe moderne, est une anthropologie de l’autre, on peine à trouver des passages où Ibn Khaldûn parle de lui en son nom propre. Dans le chapitre intitulé « Mon voyage de l’Andalus à Bijayâ », il publie sur plusieurs pages des lettres de son ami Ibn al-Khatîb [20], il continue même dans le suivant intitulé « Mon soutien à Abû Hammû, maître de Tlemcen » et écrit
« Si j’ai longuement cité ces correspondances, bien qu’elles apparaissent comme une digression par rapport au sujet de ce livre, c’est qu’elles renferment beaucoup d’informations qui concernant ma vie et ma situation. Ainsi, ceux des lecteurs qui le désirent peuvent les en extraire. » [21]
C’est tout à fait déroutant. Car, à la lecture de ces lettres, on lit des éloges, des marques d’affection et d’amitié mais le caractère et les facultés d’Ibn Khaldûn apparaissent comme « noyées ». Ce qu’il écrit apparait presque comme un défi lancé à ses lecteurs. Ibn Khaldûn ne quitte pas son style d’historien mais lance un appel pour déchiffrer des correspondances où rien n’est dit, de façon directe, de lui-même. Ibn Khaldûn publie des poèmes qu’il a adressés lui-même à des sultans ou à des hommes exerçant un vrai pouvoir.
Chez Cardan, à la lecture du chapitre qui nous intéresse le plus singulièrement, le chapitre IX – « Méditations sur les moyens de perpétuer mon nom », on ne s’intéresse qu’aux dernières lignes :
« Je n’ai cependant jamais souhaité la réputation ni les honneurs, bien plus, je les ai méprises : je voudrais que l’on sache que j’existe, non que l’on reconnaissance ma valeur. Pour ce qui est de ma postérité, je n’ignore pas comme la chose est complexe et combine peu nous pouvons prévoir. Aussi, autant qu’il était possible, ai-je vécu pour moi-même, tout en dédaignant le présent dans l’espoir de l’avenir. Donc, s’il peut y avoir une excuse à mon dessein, ce serait que, pendant un certain temps, mon nom survive, de quelque façon que ce puisse être. Même si mon espoir me déçoit, ce désir me paraît honorable et digne de louange, puisqu’il est naturel. » [22]
La conscience historique de Cardan consiste dans le fait qu’ayant reçu des corpus considérables qui proviennent de la civilisation antique, cette grandeur qu’il a lu et, d’une certaine manière, qu’il a vécue, est précisément mesurée. Toute cette construction apparaît certes mythologique mais manifeste une véritable fascination. Cette fascination est mise au service d’une réflexion sur l’individu, sur le soi ou sur ce qu’on appellera après Descartes, l’égo. Cardan met toutes ses forces dans un effort pour ne pas tomber dans l’oubli. L’autobiographie constitue, en elle-même, un moyen de perpétuer son nom mais elle est aussi le genre littéraire dans lequel on médite sur tout, et en particulier, sur des caractéristiques très personnelles, qui contrastent avec ce que l’on fait dans des ouvrages d’études médicales ou philosophiques. L’autobiographie est une méditation en train de se faire. Le soi et la perpétuation de son nom, disent quelque chose de l’individu Jérôme Cardan mais expriment aussi quelque chose de la famille Cardan. L’individu est inscrit dans une lignée qu’il doit chercher à perpétuer.
On ne trouve aucun passage de cette nature dans Ibn Khaldûn, son autobiographie est, en effet, moins méditative. Mais là où elle est intéressante, c’est dans le rapport à son époque. Dans le chapitre « Mon éducation, mes maîtres », Ibn Khaldûn écrit des sous-chapitres sur les figures scientifiques de son époque. Les ouvrages d’historiens sont marquées par ce sceau, cette marque que l’on laisse sur la jurisprudence. Il faut absolument recueillir des témoignages historiques qui valident la qualité et la probité des hommes de science de son temps. Ibn Khaldûn passe plusieurs pages à présenter chacun de ses maîtres, à leur rendre hommage, à expliquer ce qu’il a reçu comme connaissances de chacun d’entre eux et dans quel domaine spécifique il se distingue. Ce qu’il véhicule, c’est l’idée d’un préceptorat global, d’une culture scolaire très singulière, d’un enseignement traditionnel où l’on « passe » de maître en maître. Chacun peut « demander la science ». Ibn Khaldûn passe davantage de temps à évoquer les événements historiques et à raconter les manières dont il les a vécu. On le sent véritablement tiraillé entre des ambitions politiques et le désir de se retirer dans la science. Ibn Khaldûn restaure une dispute classique qu’on dira, pour notre part, greco-arabe : La meilleure des vies est-elle la vie sociale et politique ou la vie de savoir (ou ascétique) ? Ibn Khaldûn ne prend jamais position, ce qu’il semble avoir recherché toute sa vie durant, c’est la gloire [23] sous toutes ses formes. On doit rappeler que sa famille est non seulement extrêmement noble mais qu’il descend, par ses ancêtres yéménites, du Prophète Muhammad [24].
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Conclusion
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Du point de vue méthodologique, la place de la civilisation arabe dans son rapport à la fois à celle des Grecs et à celle des Latins, mérite une puissante réévaluation. S’il y a bien des différences culturelles, on a coutume d’insister sur celles-ci pour la civilisation arabo-musulmane en oubliant, sans doute trop rapidement, que les Arabes dépendent d’une culture méditerranéenne qui fait état de liens viscéraux avec celle des Grecs. La place de la philosophie pratique, dans l’histoire de la philosophie arabe, n’a pas encore pu être véritablement déterminée ; il s’agit de la penser relativement à la tradition des Miroirs des Princes (adâb al-sultaniyaa – اداب السلطانيه) qui prend racine au VIIIe siècle. Cette tradition se survit bien au-delà de la philosophie arabe de tradition hellénistique et pourrait être interrogée dans son rapport au droit et à la jurisprudence islamique.
Nous avons voulu montrer, à travers les figures d’Ibn Khaldûn et Cardan, qu’on pouvait trouver, aussi bien chez les Arabes que chez les Latins, une forme de conscience historique. On peut la qualifier par l’expression « esprit de civilisation ». C’est cela que nos deux auteurs, par l’autobiographie, non seulement, manifestent mais cherchent à saisir. Comment une vie – de savant -, entre autres choses, peut-elle manifester par les détails historiques et les vécus propres, l’esprit d’une civilisation ? L’exercice autobiographique, qu’il soit une méditation morale ou proprement historique, est un effort de saisie de l’universel – universel que l’on peut rencontrer soit en recherchant au dedans de soi-même, à la manière de Montaigne, soit en étudiant le rapport des individus à une époque en analysant les productions scientifiques qui les raccrochent à quelque chose de transcendant. [25]
Notes
[1] Jérôme Cardan, Ma vie, traduction du latin par Jean Dayre (1936), révisée par Etienne Wolff, Paris, Belin, collection « Un Savant, Une Epoque », 1992, pp.54-71.
[2] Ibn Khaldûn, Le Livre des Exemples, Tome I (Autobiographie – Muqaddima), traduit de l’arabe (Egypte) par Abdesselam Cheddadi, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », n°490, 2002, p.54 et suivants.
[3] Jérôme Cardan, Ma vie, traduction du latin par Jean Dayre (1936), révisée par Etienne Wolff, Paris, Belin, collection « Un Savant, Une Epoque », 1992, p.25.
[4] Nous faisons référence au passage suivant, Aristote, Métaphysique, Livre A, 980a21 in Oeuvres complètes (sous la direction de Pierre Pellegrin), Paris, Flammarion, 2014, p.1738 « Tous les humains ont par nature le désir de savoir ».
[5] Jérôme Cardan, Ma vie, traduction du latin par Jean Dayre (1936), révisée par Etienne Wolff, Paris, Belin, collection « Un Savant, Une Epoque », 1992, p.25.
[6] Cardan est contemporain d’un autre grand humaniste, Michel de Montaigne (1533 – 1592) qui consacre l’Essai, I, 25 à la notion de pédantisme. Loin de supposer une influence de Montaigne sur Cardan, il est toutefois certain que le terme est d’usage à la Renaissance. Sur ce point, voir l’article « Pédantisme » de N. Panichi in Dictionnaire Montaigne (Sous la direction de Ph. Desan), Classiques Garnier, coll. « Classiques Jaunes n°689 », 2007 (réimpression. 2018), pp.1435-1438.
[7] Par « jouissance de soi », on entend l’idée selon laquelle il y aurait, par l’exposition de son érudition, une espèce d’auto-satisfaction personnelle qui traduirait précisément un pédantisme et une prétention faussement scientifique de son « savoir ».
[8] Jérôme Cardan, Ma vie, traduction du latin par Jean Dayre (1936), révisée par Etienne Wolff, Paris, Belin, collection « Un Savant, Une Epoque », 1992, p.26
[9] On fait référence au passage suivant : Miskawayh, Traité d’Ethique (Tahdîb Al-Ahlâq Wa Tathîr Al-‘A’râq), Livre II, §2, trad. Mohammed Arkoun, Paris, Vrin, 2010, pp.69-74 « Nous aurons à revenir sur le fait que la situation est la même pour tous en ce sens que nul n’éprouve de plaisirs sinon après avoir connu des douleurs, car, le plaisir est un répit laissé par la douleur et tout plaisir sensible n’est qu’une délivrance d’une douleur, ou d’un mal. « […] Galien, dans son livre qu’il a intitulé Les dispositions morales de l’âme, a dit son étonnement devant semblable position. Il a fréquemment souligné l’ignorance de ceux dont l’intelligence demeure à ce niveau. Mais il a fait remarquer par ailleurs que lorsque ces fourbes dont la conduite est la pire et la plus pervertie qui soit, tombent sur un compère qui prône la même doctrine qu’eux, ils le soutiennent, le couvrent d’éloges et s’en font les propagandistes : tout cela pour laisser croire qu’ils ne sont pas les seuls à suivre pareille voie. Car, ils pensent trouver une excuse pour eux-mêmes et donner le change aux autres sur l’exemple qui inspire leur conduite en décrivant les hommes vertueux et nobles sous des traits identiques aux leurs. »
[10] Sur ce point, voir « La médecine arabe dans l’Espagne musulmane » où le point est fait sur l’héritage gréco-arabe galénique in Ibn Zuhr de Séville (Avenzoar), Le Traité médical (Kitâb al-Taysir), introduction, traduction et notes par F. Bouamrane, Paris, Vrin, coll « Etudes musulmanes », 2010, 480 p. Ou encore, chez Averroès, dans son grand traité de médecine dont il existe une seule traduction moderne Averroes, El libro de las generalidades de la medicina (Kitâb al-Kulliyât-fîl-tibb), traduccion por María de la Concepción Vázquez de Benito et Camilo Álvarez Morales, Madrid, Editorial Trotta, coll. « Al / Andalus Textos y Estudios », 2003, 509 p.
[11] Jérôme Cardan, Ma vie, traduction du latin par Jean Dayre (1936), révisée par Etienne Wolff, Paris, Belin, collection « Un Savant, Une Epoque », 1992, p.28.
[12] Sur ce point, la chose a une influence non pas seulement dans le cadre strictement médical mais pour une grande part de la philosophie, notamment dans la tradition des Météorologiques et pour la « sociologie » de l’intellect dans le versant arabe.
[13] Jérôme Cardan, Ma vie, traduction du latin par Jean Dayre (1936), révisée par Etienne Wolff, Paris, Belin, collection « Un Savant, Une Epoque », 1992, p.28.
[14] Franz Rosenthal, Knowledge Triumphant: The concept of Knowledge in Medieval Islam (1970), Leyde, Brill, collection « Brill Classics in Islam », 2006, p.2
[15] Dimitri Gutas, Pensée grecque, culture arabe : Le mouvement de traduction gréco-arabe à Bagdad et la société abbasside primitive (IIe-IVe/VIIIe-Xe siècles), traduction de l’anglais par A. Cheddadi, Aubier, coll. « Philosophie », 2005, 340 p.
[16] Ibn Khaldûn a voyagé aussi bien en Andalus, dans tout le Maghreb et surtout en Egypte où il rencontra à Tamerlan et où il s’établit comme un puissant juriste.
[17] Ibn Khaldûn, Le Livre des Exemples, Autobiographie, traduit de l’arabe (Egypte) par Abdesselam Cheddadi, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », n°490, 2002, p.56.
[18] Abdesselam Cheddadi, « La vision de soi et de l’autre : de l’islam classique à Ibn Khaldûn », in Zeïnab Ben Saïd Cherni et Georges Labica (dir), Ibn Khaldûn et la fondation des sciences sociales, Paris, Publisud, collection « L’Observatoire des Sociétés », 2009, p.27.
[19] Voir le deuxième et dernier tome, Ibn Khaldûn, Le Livre des Exemples, Tome II (Histoire des Arabes – Histoire des Berbères du Maghreb), traduit de l’arabe (Egypte) par Abdesselam Cheddadi, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », n°585, 2012, 1680 p.
[20] Ibn Khaldûn, Le Livre des Exemples, Tome I, Autobiographie, traduit de l’arabe (Egypte) par Abdesselam Cheddadi, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », n°490, 2002, p.90 et suivantes.
[21] Ibid, « Mon soutien à Abû Hammû, maître de Tlemcen », p.123
[22] Jérôme Cardan, Ma vie, traduction du latin par Jean Dayre (1936), révisée par Etienne Wolff, Paris, Belin, collection « Un Savant, Une Epoque », 1992, p.56.
[23] Nous employons le terme dans un sens tout à fait mélioratif, c’est-à-dire dans le sens de la quête d’une vie réussie, à savoir au service de principes hautement philosophiques, qu’ils soient pratiques ou proprement théoriques.
[24] Ibn Khaldûn, Le Livre des Exemples, Tome I, Autobiographie, traduit de l’arabe (Egypte) par Abdesselam Cheddadi, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », n°490, 2002, p.52.
[25] Je tiens à remercier ici Marie-Dominique Couzinet, dont j’ai suivi le séminaire dispensé dans le cadre de mon Master à la Sorbonne à l’Automne 2018. Celui-ci était consacré à l’articulation entre autobiographie et philosophie pratique à la Renaissance. J’en ai tiré un certain nombre d’éléments sur l’oeuvre de Jérôme Cardan.
Bibliographie
Sources primaires
- Jérôme Cardan, Ma vie, traduction du latin par Jean Dayre (1936), révisée par Étienne Wolff, Paris, Belin, collection « Un Savant, Une Époque », 1992, 336 p.
- Ibn Khaldûn, La voie et la loi ou le Maître et le Juriste (Shifâ’ Al-Sâ ’Il Li-Tahdhîb Al-Masâ ’Il), traduit de l’arabe par René Pérez, Arles, Actes Sud, collection « Babel », 2010, 320 p.
- Ibn Khaldûn, Discours sur l’Histoire universelle (Al – Muqaddima), traduit de l’arabe par Vincent Monteil, Paris, Sindbad, collection « Thesaurus », 1997, 1132 p.
- Ibn Khaldûn, Le Livre des Exemples, Tome I (Autobiographie – Muqaddima), traduit de l’Arabe (Égypte) par Abdesselam Cheddadi, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », n° 490, 2002, 1632 p.
Sources secondaires
- Al Juwaynî, Le Livre du Tawhîd (Kitâb al-Irshâd), Traité sur l’Unicité selon le sunnisme, traduction de l’arabe par J-D Luciani, revue et corrigée par A. Penot, Lyon, Alif Editions, 2010, 379 p.
- Al-Kindî, Œuvres philosophiques et scientifiques, Volume II : Métaphysique et cosmologie, Leyde, Brill, 1998, 233 p.
- Averroes on Plato’s Republic, Translated with an Introduction and Notes by Ralph Lerner, Cornell University Press, Ithaca and London, 1974, 206 p.
- Averroes, El libro de las generalidades de la medicina (Kitâb al-Kulliyât-fîl-tibb), traduction par María de la Concepción Vázquez de Benito et Camilo Álvarez Morales, Madrid, Editorial Trotta, coll. « Al / Andalus Textos y Estudios », 2003, 509 p.
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- Cicéron, De l’Orateur. Tome III – Livre III, traduction par H. Bornecque et E. Courbaud, Les Belles-Lettres, 1930, 226 p.
- Abderrahman El Akhdhari, Le Soullam – Traité de logique, traduit de l’arabe par J.-D Luciani, Alger, Ancienne Maison Bastide-Jourdan, Jules Carbonel, 1921.
- Érasme, L’Éducation du prince chrétien, traduction par A-M Greminger, Paris, Les Belles-Lettres, collection « Miroir des Humanistes », 2016, 260 p.
- Galien, Œuvres médicales choisies, Tome I, traduction par C. Daremberg, Édition d’A. Pichot, Paris, Gallimard, coll « Tel (n° 235) », 1994, 420 p.
- Ibn Zuhr de Séville, Le Traité médical (Kitâb al-Taysir), précédé de « La médecine arabe dans l’Espagne musulmane », introduction, traduction et notes par F. Bouamrane, Paris, Vrin, coll « Études musulmanes », 2010, 480 p.
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- Abdesselam Cheddadi, Ibn Khaldûn : l’homme et le théoricien de la civilisation, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque des Histoires », 2006, 544 p.
- Ernest Renan, Averroès et l’averroïsme, Paris, Maisonneuve & Larose, 2002, 299 p.
- Philippe Vallat, Al Farabi et l’école d’Alexandrie. Des prémisses de la connaissance à la philosophie politique. Paris, Vrin, coll. « Études musulmanes », 2004, 432 p.
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