La métaphysique platonicienne à l’aune de la critique heideggérienne : être et vérité à l’épreuve du joug aléthique


Par BELALA Islam ( doctorant en philosophie)

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Philosophie

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C’est dans le dialogue du Sophiste que Platon tente de répondre à la question de la réalité de l’être, autrement dit, c’est dans ce dialogue tardif qu’il expose la vérité de chaque chose. Cependant, quand il s’agit d’analyser la doctrine de la vérité chez Platon, Heidegger s’appuie sur un tout autre texte. « La doctrine de Platon sur la vérité » est en effet le titre de la conférence durant laquelle Heidegger tente d’expliciter la conception platonicienne de la vérité, et de la critiquer ensuite en exposant ses failles et ses limites. En réalité, Heidegger ne critique pas la théorie de la caverne de Platon en tant que théorie philosophique mais il s’agit, dans la démarche heideggérienne, de mettre l’accent sur ce qui est resté longtemps informulé dans la conception platonicienne de la vérité et qui a eu une conséquence majeure dans toute l’histoire de la philosophie en général et de la métaphysique en particulier. Heidegger part alors d’une interprétation de l’allégorie de la caverne dans le but de dégager la doctrine platonicienne de la vérité. Ce qui peut être surprenant, c’est que Heidegger semble se pencher sur un texte dans lequel la doctrine platonicienne de l’ἀλήθεια, disons de la vérité, pour le moment, n’est pas exposée. Cela nous obligera en effet à nous interroger sur la légitimité de l’interprétation, et par extension, de la critique heideggérienne. L’interprétation de Heidegger réside en ceci que le mythe de la caverne ne se contente pas uniquement de décrire des endroits (à l’extérieur et à l’intérieur de la caverne) où peuvent se retrouver les humains de manière allégorique vis-à-vis du savoir et de l’ignorance. Ce que Heidegger voit pertinemment dans le mythe et qui lui permet de dépasser l’interprétation classique du mythe de la caverne, c’est la réorientation qu’effectue le prisonnier et qui le dirige hors ou dans la caverne. Cette réorientation, ou ce mouvement, est véhiculée par l’éducation, qui sous-entend une accoutumance à voir les choses telles qu’elles sont. En fait, on vient de résumer le joug aléthique qui est le principe de la critique de Heidegger. Ce que reproche alors Heidegger à Platon, c’est d’opérer une mutation dans l’essence de la vérité en passant du sens étymologique de l’ἀλήθεια à la simple concordance entre la perception et l’objet lui-même. Nous allons donc analyser ce problème en trois grands moments. Tout d’abord, nous repartirons du texte du mythe de la caverne pour une remise en contexte ; ensuite, nous exposerons l’interprétation de Heidegger afin de mieux apprécier sa critique de la conception platonicienne de la vérité ; et enfin, nous interrogerons la légitimité de cette critique et tenterons d’exposer ses limites.

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Le mythe de la caverne

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Reprenons tout d’abord le mythe de la caverne. Cette célèbre allégorie se trouve exposée en trois pages (de 514a jusqu’à 517a), au tout début du livre VII de la République. Socrate imagine alors des êtres, des humains, enchaînés au fin fond d’une caverne de manière à ce que ces êtres ne puissent orienter leur regard que seulement et uniquement vers le fond de cette habitation souterraine. Socrate insiste sur le fait qu’ils ont toujours vécu de cette manière et qu’ils n’ont jamais pu percevoir ce qui se passe plus haut, près de l’entrée ou même derrière eux. Ils n’ont jamais vu que des ombres projetées et ils n’ont jamais entendu que des bruits renvoyés par le mur situé au fond de la caverne. Ce que Platon suggère ici est l’adhésion intuitive et générale au fait que les ombres projetées et les bruits renvoyés forment la réalité, au sens du vrai, pour les prisonniers de cette caverne. L’idée, c’est que les prisonniers n’ont pas pu faire une autre expérience que celle des ombres et des bruits, et c’est justement ce qui fait qu’ils ne peuvent pas faire autrement que considérer ces choses (les ombres et les bruits) comme ce qu’il y a de plus réel et de plus vrai.

Platon, par la bouche de Socrate, imagine que l’un des prisonniers puisse être arraché à sa captivité afin de l’emmener à la surface. Tout d’abord, il sera gêné, voire agressé, par ce nouveau milieu dont il ne peut immédiatement faire l’expérience de la perception du fait même d’une trop forte luminosité. Le prisonnier libéré sera alors ébloui par la lumière du soleil. Disons que le prisonnier résiste à cette gêne et à cette agression et prend conscience du soleil et de toutes les choses extérieures auxquelles il n’avait pu penser quand il était dans la caverne. Cette prise de conscience relève de l’accoutumance et d’une nouvelle manière de vivre dans le monde extérieur à la caverne. Le prisonnier libéré de la caverne comprend alors mieux et voit de manière plus correcte ce qu’il percevait quand il était en captivité. À l’extérieur de la caverne, le prisonnier accède directement aux choses et non pas uniquement à leurs ombres. C’est par cette prise de conscience qu’il ne pourra jamais espérer revenir dans la caverne. Il ne sera pas en mesure de préférer ses anciennes illusions et préférera rester en dehors de la caverne. Et si le prisonnier décide de retourner dans la caverne, ce ne sera pas pour y rester mais pour tenter de libérer ses anciens compagnons de la captivité, et donc de les libérer de l’erreur et de l’illusion.

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L’oubli de l’être : la critique heideggérienne

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On pourrait comprendre alors que le mythe n’offre rien d’autre à penser que ce qui est déjà dans le texte, à savoir le fait de préférer rester hors de la caverne. L’interprétation heideggérienne du mythe de la caverne apporte quelque chose de plus quant à l’interprétation traditionnelle. Ce qu’il faut avoir impérativement à l’esprit, pour éviter le contre-sens, c’est que Heidegger ne va pas contre la tradition métaphysique ou philosophique en général. Comme le dit si bien le philosophe allemand Hans-Georg Gadamer, l’attitude de Heidegger vis-à-vis de la tradition est « bien loin de se situer en marge d’elle, [mais elle consiste] bel et bien [à partir] de l’histoire de la métaphysique et de ses tensions internes lorsqu’il [tente] de trouver la voie de son propre questionnement »[1]. On pourrait alors dire que le mythe ne se termine pas comme on aurait souhaité qu’il se termine, à savoir la sortie de la caverne et la jouissance de la vérité. En ce sens, Heidegger dépasse l’interprétation traditionnelle de cette allégorie. La véritable libération ne réside pas uniquement dans la simple libération des chaînes, mais il s’agit de quitter physiquement la caverne d’une part et, d’autre part, d’avoir cette prédisposition à se tourner désormais vers les Idées que suggère la παιδεία « entendue comme revirement »[2]. Ainsi le mythe suggère-t-il un retour, un mouvement de redescente dans la caverne. Le libéré devient le libérateur et tente de sauver ses anciens camarades de l’erreur et de l’ignorance. Mais cette attitude n’est pas sans danger aucun « comme on le voit par la destinée de Socrate »[3], à cause de « la vérité » commune et unique qui fait loi.

On comprend alors en quoi l’interprétation heideggérienne dépasse l’interprétation traditionnelle. Le mythe de la caverne, d’après Heidegger, « n’est pas seulement une description des séjours et conditions de l’homme dans la caverne et hors d’elle. En fait, les évènements rapportés sont des passages de la caverne à la lumière du jour ou, en sens inverse de celle-ci à la caverne »[4]. Heidegger, contrairement à la tradition philosophique, met l’accent, non plus sur les séjours que véhicule l’allégorie de la caverne, mais sur les différents mouvements que l’on remarque quand on passe de la caverne à l’extérieur ou inversement de l’extérieur à l’intérieur de la caverne. Il y a alors un « changement de direction » qui se précise et devient un « comportement bien établi »[5]. C’est alors que cette « nouvelle orientation, cette adaptation de l’être de l’homme au domaine qui lui est chaque fois assigné, constitue l’essence de ce que Platon appelle la παιδεία »[6].

Avant de revenir sur le terme de παιδεία pour le définir plus exactement, nous indiquons que cette nouvelle orientation vue par Heidegger ne doit sous-entendre aucune conception ou perspective morale (tout comme l’Idée du Bien ne véhicule pas une valeur morale, nous reviendrons sur ce point plus bas). En réalité, Heidegger reste très cohérent vis-à-vis de sa propre pensée puisqu’il applique au prisonnier de la caverne la théorie de l’indication formelle en ce sens que la réorientation existentielle – c’est-à-dire la forme de notre comportement et de notre existence que l’on apporte en guise de réponse à la question éthique – n’a aucun critère a priori à respecter. En d’autres termes, cette transformation n’a aucune norme à suivre et encore moins une norme pré-donnée.

Le terme de la παιδεία est généralement traduit par « éducation » mais il s’agit de bien plus que cela. Dans les différents textes de Heidegger, nous rencontrons le terme de « formation » et cela nous semble plus proche de la définition grecque, car la παιδεία renvoie à une formation globale de l’homme : à savoir le corps mais aussi l’esprit. Traduire la παιδεία comme éducation pourrait nous conduire à un contre-sens et à voir dans ce terme une approche purement et simplement intellectuelle. La παιδεία reflète « un acheminement de l’homme vers un revirement de tout son être »[7]. Cet acheminement et cet effort soulignent que la παιδεία ne se contente pas de remplir une âme de diverses connaissances. Cette παιδεία fait en sorte que l’homme s’accoutume à être en lien avec la connaissance et la vérité. Heidegger insiste sur la notion de la παιδεία non sans raison, car Platon lui-même établit un lien entre la παιδεία et le mythe de la caverne. Le lien est explicitement suggéré en une phrase au début du livre VII de la République. Nous lisons effectivement ce qui suit : « compare notre nature, considérée sous l’angle de la παιδεία (l’éducation) et de l’ἀπαιδευσία (l’absence d’éducation) à la situation suivante »[8], et cette « situation suivante » fait référence au mythe de la caverne qui débute tout de suite après.

On comprend alors que la παιδεία se charge de former l’homme dans son ensemble. En d’autres termes, la παιδεία forme le καλὸς κἀγαθός[9], l’homme beau et bon, le citoyen parfait et vertueux. Il faudrait alors préciser exactement ce qu’est la nature de l’ἀρετή, la vertu, pour comprendre de quelle manière elle peut être l’objectif de la παιδεία. « En un sens très large, la vertu d’une chose ou d’un être, c’est sa propriété caractéristique, l’excellence de l’action dont est capable l’agent, soit par nature, soit par institution […] »[10]. La vertu serait donc la disposition naturelle ou par l’éducation à agir adéquatement en fonction de ce que l’individu est apte à faire. C’est en ce sens que Socrate affirme que la vertu du juge est de reconnaître la justesse des affirmations de l’orateur, et que la vertu de l’orateur, quant à lui, est de dire la vérité[11]. Le juge agit alors adéquatement (et de manière vertueuse) quand il reconnaît la vérité dans les allégations des orateurs, et de même pour l’orateur quand il s’efforce de dire uniquement la vérité.

Ce qu’il faut savoir, c’est que l’ἀρετή platonicienne n’est pas exclusivement anthropologique. C’est à partir de ce principe que Platon se permet, dans les dialogues, de chercher une définition de la vertu dans la cité et dans l’âme[12]. Cette identification des vertus dans la cité et dans l’âme n’est pas anodine dans les écrits de Platon puisqu’il est connu de tous que le Fondateur de l’Académie ne se gênait pas pour faire une analogie entre les parties de la cité et les parties de l’âme. Ainsi, très explicitement dans les Lois, on peut lire que :

En effet, ce qui en l’âme éprouve de la peine et du plaisir est précisément ce qui dans la cité correspond au peuple, à la multitude. Lors donc que l’âme s’oppose au savoir, à l’opinion et à la raison, qui sont naturellement faites pour commander, j’appelle cela déraison. Déraison d’une cité, lorsque la multitude n’obéit pas aux magistrats et aux lois ; mais aussi déraison d’un individu dont l’âme recèle de beaux principes qui ne produisent rien de bon, mais qui au contraire sont nuisibles[13].

On comprend alors que la déraison se trouve tout aussi bien et de la même manière dans la cité que dans l’individu et plus particulièrement dans l’âme de l’individu. Cependant, ce qu’il faut retenir dans cette citation et qui nous éclaire au sujet de la définition de la vertu est évidemment l’opposition de l’âme au savoir. Monique Canto-Sperber affirme que « l’aretè de l’homme peut désigner ce que l’homme fait de plus spécifique et de plus accompli »[14], mais nous pouvons être encore plus précis en disant que la vertu de l’homme peut désigner ce que chaque partie de son âme fait de plus spécifique et de plus accompli.

            L’âme d’après Platon est constituée de trois parties bien distinctes. Tout d’abord, le λογιστικόν (la partie rationnelle), ensuite il y a l’ἀλόγιστόν (la partie irrationnelle) et entre les deux se trouve la partie intermédiaire, le θυμός (le cœur)[15]. La partie rationnelle est le principe de la raison et de la sagesse, et est la plus à même de se tourner vers les Idées et les réalités intelligibles. La partie irrationnelle s’occupe des différents besoins naturels comme boire et manger. La partie intermédiaire, le cœur, est le principe de la colère dans le sens de l’ardeur du cœur qui est «  »ami de la victoire » et  »ami de l’honneur » »[16]. Quel est donc le rapport entre l’ἀρετή et la παιδεία ? En réalité, nous avons déjà vu ce rapport quand nous parlions de déraison. La déraison, comme la définit Platon, c’est de ne pas se soumettre à la raison, de même, la vertu, c’est donner à chacune des trois parties de l’âme la tâche qui lui est propre, et c’est ce qui fait l’excellence et la justice. La justice est alors l’ultime vertu qui témoigne du caractère vertueux d’un individu, car il aura réussi à harmoniser son âme et faire en sorte de donner le commandement à la raison, l’ardeur du cœur obéit à ce principe rationnel et le désir se soumet à la hiérarchie de l’âme[17]. Cette harmonisation de l’âme qui conduit à la vertu est le résultat de la παιδεία en formant la justice à l’intérieur même des trois parties de l’âme, et par extension à l’intérieur des parties de la cité.

La παιδεία nous habitue effectivement à la proximité avec les Idées et nous fait comprendre que le commandement doit revenir à la partie rationnelle de l’homme. Fuir la caverne revient à s’orienter vers ce qu’il y a de plus vrai. Et c’est avec cette considération que l’on comprend l’intitulé de la conférence de Heidegger. Il s’agit en fait pour Platon de poser le lieu[18] de l’ἀλήθεια, c’est-à-dire de la vérité. Cette ἀλήθεια est vue comme dévoilement d’après l’étude étymologique, de même l’ἀληθές fait référence à la chose non voilée ou dévoilée. Comprenons bien l’importance de ce passage, car la critique de Heidegger va porter en partie sur cette idée de l’ἀλήθεια. On peut dire alors que l’Idée qui se trouve, métaphoriquement, à l’extérieur de la caverne, devient ἀληθές par l’accoutumance à cet environnement par le biais de la παιδεία. Afin d’atteindre l’ἀλήθεια, le prisonnier devra tourner son visage et son regard vers ce qui a plus d’être. Platon dit en effet que celui qui est « tourné davantage vers ce qui est réellement, il voit plus correctement »[19]. « Passer d’un état à un autre, c’est regarder d’une façon plus exacte »[20]. Regarder donc ce qui a plus d’être revient à avoir une vision plus correcte et une vision plus exacte.

C’est à partir de là que Platon tombe dans l’erreur d’après Heidegger. On remarque en effet que la vérité n’est plus considérée comme dévoilement. La vérité devient alors l’ὀρθότης, l’exactitude du regard, et non plus l’ἀλήθεια. L’ambiguïté que relève ici Heidegger, c’est que la vérité n’est plus reliée à l’ἀλήθεια mais uniquement à l’exactitude de la représentation, autrement dit à une adéquation[21]. En ce sens, l’essence même de la conception de la vérité se trouve changée. En fait, ce changement n’est pas uniquement d’ordre terminologique mais il produit tout un problème dans la métaphysique occidentale. Le changement d’essence de l’ἀλήθεια en adéquation fait oublier l’être, d’après Heidegger ; il s’agit de la détermination de l’être en tant qu’ἰδέα. L’interprétation de l’être par l’ἰδέα est due au changement de l’essence de l’ἀλήθεια.

Pour mieux comprendre ce passage, nous pensons qu’il est légitime de revoir la théorie platonicienne des Idées, au moins dans les grandes lignes. « Les idées forment le suprasensible qui est saisi par un regard non sensible (…). Et suprême dans le domaine suprasensible est cette idée qui, en tant qu’Idée de toutes les idées, demeure la cause de la consistance et de l’apparition de tout ce qui est »[22], autrement dit τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέα, l’Idée du Bien. Généralement, quand on parle de bien, on parle de bien moral. Le bien n’est pas une valeur. Lire l’idée de bien à travers le prisme de valeur nous ferait perdre le τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέα de Platon[23]. Pour les grecs « τὸ αγαθόν signifie ce qui est apte à quelque chose et qui rend apte à quelque chose »[24]. En ce sens, ce qui rend une idée apte à être une idée ne peut-être autre chose, par définition, que l’Idée des idées, autrement dit l’Idée du Bien. Ainsi, « l’Idée des idées est ce qui rend apte purement et simplement : τὸ αγαθόν »[25]. Et c’est en ce sens qu’il n’y a aucune valeur morale dans l’Idée du Bien chez Platon. Dans le mythe de la caverne, le soleil est l’image de τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέα. Le soleil, en effet, rend visibles toutes les choses à l’extérieur de la caverne. De même, l’Idée du Bien rend aptes, pour reprendre le vocabulaire heideggérien, toutes les autres idées à être des idées. Pour comprendre, il faut penser cette théorie dans un ordre hiérarchique en reprenant les dires de Platon. Le Bien chez Platon est au-delà de l’οὐσία, c’est-à-dire au-delà de l’essence ou de l’être puisque le terme οὐσία est la forme substantivée du verbe εἶναι (être)[26]. Ainsi, l’essence de l’Idée du Bien est de briller[27] et de rendre visibles toutes les autres idées au même titre que c’est le soleil qui donne à la chose vue sa visibilité.

C’est avec cette dernière précision que l’on peut apprécier davantage la critique de Heidegger. Il s’agit en effet de comprendre le joug aléthique que subit Platon dans la mesure où le joug aléthique « signifie rectitude de la pensée et adéquation à son objet »[28]. On comprend alors ici que ce joug aléthique nous fait oublier l’être lui-même pour nous attarder sur sa visibilité, autrement dit sur son aspect et son apparence. Ainsi l’aspect ne relève-t-il pas de l’être mais de l’étant. Et c’est de cette analyse que vient la conception de l’oubli de l’être chez Heidegger. Hans-Georg Gadamer avait parfaitement raison quand il dit que « (…) Heidegger comprend l’histoire de la métaphysique comme un oubli croissant de la question de l’être. L’être-découvert de l’étant, le se-montrer de l’εἶδος dans son contour immuable, a depuis toujours laissé derrière lui la question du sens de l’être »[29]. Ce que reproche alors Heidegger à la métaphysique occidentale, c’est de se pencher sur la question de l’étant (de l’aspect de l’être) en ayant la forte impression qu’elle traite de l’être lui-même.

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Le rapport mimétique : la réponse platonicienne

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Jusqu’à quel point cette critique de Heidegger de la doctrine de la vérité chez Platon est-elle recevable ? En définitive, ce que reproche Heidegger à Platon, c’est de fonder sa doctrine de l’être en tant qu’ἰδέα à partir de sa définition de la vérité comme ὀρθότης, c’est-à-dire comme exactitude. Heidegger dit[30] en effet :

L’ἀλήθεια passe sous le joug de l’Idée. (…). Passer d’un état à un autre [c’est-à-dire en sortant de la caverne], c’est regarder d’une façon plus exacte. Tout est subordonné à l’ὀρθότης, à l’exactitude du regard. Par cette exactitude, la vue et la connaissance deviennent correctes (…). Ainsi orientée, la perception se conforme à ce qui doit être vu. (…). Cette adaptation de la perception, de l’ἰδεῖν, à l’ἰδέα, entraîne une ὁμοίωσις, un accord de la connaissance et de la chose elle-même. De cette prééminence conférée à l’ἰδέα et de l’ἰδεῖν sur l’ἀλήθεια résulte un changement dans l’essence de la vérité. La vérité devient l’ὀρθότης, l’exactitude de la perception et du langage[31].

En d’autres termes, pour simplifier, l’ἀλήθεια devient ὀρθότης. L’exactitude se substitue au dévoilement. Grâce à la παιδεία, comme on l’a vu plus haut, l’ἰδεῖν (c’est-à-dire la perception) se conforme et s’adapte exactement à l’ἰδέα. La rectitude du regard devient en ce sens un trait déterminant dans la conception de la vérité. C’est parce qu’il y a une rectitude dans le regard qu’il y a, comme le dit Heidegger, une ὁμοίωσις, une adéquation.

            Cependant, « Heidegger fonde son argumentation au moyen d’un jeu sur les termes ὁμοίωσις et ὀρθότης, qu’il traduit par adéquation »[32]. Ce qu’il faut d’emblée savoir, c’est que le terme ὁμοίωσις n’apparaît pas dans le mythe de la caverne. Il faudrait alors chercher dans le corpus platonicien les occurrences d’ὁμοίωσις pour connaître la définition précise de ce terme. C’est ce que l’on tentera de faire plus tard. À ce stade de la réflexion, nous allons voir comment Heidegger force l’interprétation en faisant appel à l’ὀρθότης alors que ce terme n’apparaît qu’une seule fois dans le mythe.

            Nous croisons en effet ce terme en 515d du livre VII de la République. Nous avons en réalité déjà abordé ce passage quand nous avons dit que le prisonnier qui sort de la caverne « voit plus correctement », le texte original nous parle en effet de l’ὀρθότερον βλέποι. Là où Heidegger force l’interprétation de l’ὀρθότερον βλέποι, c’est en considérerant que le fait de voir plus correctement ou de voir plus juste (selon les différentes traductions[33]) suffit pour conclure à une rectitude du regard selon une ὁμοίωσις, c’est-à-dire une adéquation. Même si on utilisait la traduction de Léon Robin qui dit que le prisonnier qui sort de la caverne « aura dans le regard une plus grande rectitude », cela  ne nous permettrait pas de conclure à une rectitude dans l’absolu, et c’est ce que Heidegger fait en disant que tout « est subordonné à l’ὀρθότης, à l’exactitude du regard »[34] à partir du simple fait que le prisonnier voit plus correctement ou voit de manière plus juste.

            Heidegger semble alors ignorer l’ὀρθότης ὀνομάτων, la rectitude des noms, que propose Socrate dans le Cratyle. Par ailleurs, le terme ὁμοίωσις n’apparaît nulle part dans le mythe de la caverne, comme nous l’avons dit, et semble ne jamais signifier l’adaptation de l’ἰδεῖν à l’ἰδέα dans les autres dialogues de Platon. Ce qui peut être alors critiquable, c’est l’usage, pour le coup très inadéquat, des termes ὀρθότης et ὁμοίωσις. Socrate s’interroge donc sur la rectitude des noms dans le Cratyle, qui ne semble nullement se confondre avec l’adéquation au sens heideggérien. Socrate dit en effet : « considère ce qui est au nombre de dix, ou tout autre nombre que tu voudras : en cas d’omission ou d’addition, leur nombre devient autre, aussitôt »[35]. Par cet exemple, on voit clairement que le premier nombre n’est plus du tout adéquat au second en cas d’omission ou d’addition. Autrement dit, on peut parler effectivement d’adéquation en ce qui concerne l’arithmétique. Cependant, « pour une certaine qualité et une image considérée dans son ensemble, ce n’est pas, je le crains, de la même rectitude qu’il s’agit »[36]. On comprend aisément que la rectitude au sens heideggérien du terme d’adéquation ne peut pas correspondre à une qualité ou à une image, en ce sens que « les images sont bien loin de contenir les mêmes choses que ce dont elles sont images »[37]. En ce sens, la rectitude selon Heidegger se comprendrait davantage dans un rapport de μίμησις, d’imitation, chez Platon. La rectitude, comme le prétend Heidegger, va à l’encontre du texte même du Cratyle, car cette rectitude ne ferait que dédoubler les choses sans que l’on puisse faire la distinction entre la chose et le nom[38]. Ainsi, considérer la rectitude heideggérienne du point de vue de la μίμησις nous fait sortir de la critique de Heidegger d’une part et d’un raisonnement aporétique d’autre part.

            Si donc l’ὁμοίωσις se voit plus légitimement dans un rapport d’imitation, c’est parce que c’est par la μίμησις que l’on se rend semblable à un modèle, c’est-à-dire à ce qui est digne d’être imité. Imiter n’est pas calquer, il s’agit en réalité de reproduire un modèle dans un « ordre différent »[39]. Imiter revient alors à avoir un modèle et tenter de rester fidèle autant que faire se peut au modèle en question. Cette fidélité s’entend alors en termes de similitude et non plus d’adéquation, si l’on considère l’ὁμοίωσις dans le corpus platonicien. Platon parle effectivement de l’ὁμοίωσις θεῷ dans le Théétète, autrement dit le fait de « se rendre semblable à un dieu »[40]. Il s’avère que c’est l’ὁμοίωσις, comprise en termes de similitude, qui produit l’ὀρθότης, la rectitude, d’un point de vue purement platonicien. C’est d’ailleurs en ce sens qu’il faudrait comprendre tout l’exposé de la République. L’infériorité du non-philosophe en comparaison avec le philosophe, c’est que ce dernier a su contempler et imiter en son âme l’Idée du Bien. C’est cette imitation qui le rend le plus à même d’avoir une légitimité dans la cité. Les poètes, par exemple, qui possèdent de bons modèles, c’est-à-dire qui imitent ce qui est digne d’une imitation, produisent inéluctablement de bonnes compositions[41]. On comprend alors que non seulement Heidegger ne met pas le même sens que Platon sous le terme de l’ὁμοίωσις mais il commet également une erreur de direction, en ce sens que ce n’est pas la rectitude qui implique l’adéquation mais il s’agit, au contraire, de l’ὁμοίωσις, en tant que similitude, qui permet l’ὀρθότης, la rectitude.


            Pour conclure, nous disons que Heidegger a le mérite d’avoir mis l’accent sur ce qui semblait être délaissé depuis longtemps, à savoir l’importance de la notion de la παιδεία dans l’interprétation du mythe de la caverne. Une surinterprétation, cependant, a conduit Heidegger à mobiliser certains concepts platoniciens et à les charger de sens que Platon n’admettrait pas. Nous avons vu effectivement que le joug aléthique, principale argumentation dans la critique heideggérienne, est fondé sur des conceptions qui se trouvent soit en interprétation forcée – comme c’est le cas pour le terme de l’ὀρθότης – soit ailleurs que dans le mythe de la caverne, et c’est le cas de l’ὁμοίωσις. Le joug aléthique préconisé par Heidegger devient alors un enchevêtrement des concepts de rectitude et d’adéquation et surtout une confusion quant à la direction que prennent ces deux concepts dans le domaine de la connaissance chez Platon. Ce n’est alors pas la rectitude qui engendre l’ὁμοίωσις au sens de l’adéquation heideggérienne, mais c’est effectivement l’ὁμοίωσις, entendu dans un rapport de similitude et d’imitation, qui permet l’ὀρθότης, la rectitude, dans le domaine de la connaissance mais également dans tous les domaines de la politique et de la philosophie.

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Par BELALA Islam

Pluton-Magazine/2019

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[1] Hans-Georg Gadamer, « Platon », dans Les chemins de Heidegger, tard. fr. J. Grondin, Paris, Vrin, 2002, p. 102.

[2] Martin Heidegger, « La doctrine de Platon sur la vérité » (1942), trad. fr. A. Préau, dans Questions I et II, Paris, Gallimard, 1968, p. 448.

[3] Ibid., p. 449.

[4] Ibid., p. 439.

[5] Ibid., p. 440.

[6] Id.

[7] Ibid., 441.

[8] Platon, République, VII, 514a.

[9] Καλὸς κἀγαθός (kalos kagathos) est une locution abrégée de καλὸς καὶ ἀγαθός (kalos kai agathos) attribuée à Solon et qui veut dire littéralement « beau et bon ». Cette locution est très largement répandue dans la littérature grecque antique. Les « beaux et bons » sont les gens issus de bonnes familles et qui ont bénéficié d’une bonne éducation.

[10] Léon Robin, Platon, Paris, Presses Universitaires de France, 2002 (1935), p. 185-186.

[11] Platon, Apologie de Socrate, 18a.

[12] Voir sur ce point Platon, République, IV, 427e et Platon, Protagoras, 349b.

[13] Platon, Lois, III, 689a-b.

[14] Monique Canto-Sperber, « Platon », dans M. Canto-Sperber (dir.), Philosophie grecque, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p. 257.

[15] Platon, République, IV, 439d-e.

[16] Ibid., IX, 581b.

[17] Ibid., IV, 441e-443e.

[18] Le terme de lieu n’est pas considéré ici uniquement dans un contexte spatial du type « endroit » (hors de la caverne), comme pourrait nous le suggérer l’interprétation traditionnelle de l’allégorie de la caverne. Nous faisons référence plus généralement à l’essence de l’ἀλήθεια.

[19] Platon, République, VII, 515d.

[20] Martin Heidegger, « La doctrine de Platon sur la vérité », Op. cit., p. 459.

[21] C’est cette définition de la vérité qui sera reprise dans toute l’histoire de la philosophie occidentale. La vérité ne serait alors rien d’autre qu’une concordance ou une adéquation entre la représentation et l’objet lui-même. Et Heidegger fait directement référence à l’Adaequatio intellectus et rei comme définition de la vérité chez les Latins. Voir, pour ce point, Martin Heidegger, « La doctrine de Platon sur la vérité », Op. cit., p. 462 et ss.

[22] Ibid., p. 465.

[23] Ibid., p. 454.

[24] Ibid., p. 455.

[25] Id.

[26] Voir, à ce sujet, Platon, République, VI, 509b.

[27] Martin Heidegger, « La doctrine de Platon sur la vérité », Op. cit., p. 453.

[28] Danielle Montet, Les traits de l’Être. Essai sur l’ontologie platonicienne, Grenoble, Jérome Millon, 1990, p. 150.

[29] Hans-Georg Gadamer, « Platon », Op. cit., p. 104.

[30] Quelques passages de la citation suivante ont déjà été abordés plus tôt. Nous prenons le risque de nous répéter afin de synthétiser et de dégager exactement la réflexion et l’argumentation de Heidegger.

[31] Martin Heidegger, « La doctrine de Platon sur la vérité », Op. cit., p. 458-459.

[32] Danielle Montet, Les traits de l’Être, Op. cit., p. 150.

[33] L’ὀρθότερον βλέποι est traduit par « il voit mieux » par Georges Leroux alors que Robert Baccou propose « il voit plus juste ». Pierre Pachet propose quelque chose de similaire en traduisant par « il voit plus correctement ». Léon Robin, quant à lui, propose quelque chose qui pourrait se rapprocher de l’interprétation de Heidegger puisqu’il traduit ce passage par « il aura dans le regard une plus grande rectitude ».

[34] Martin Heidegger, « La doctrine de Platon sur la vérité », Op. cit., p. 459.

[35] Platon, Cratyle, 432a.

[36] Ibid., 432b.

[37] Ibid., 432d.

[38] Id.

[39] Victor Goldschmidt, Questions platoniciennes, Paris, Vrin, 1970, p. 99.

[40] Platon, Théétète, 176b.

[41] Platon, République, II, 379a.

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