Rencontre avec Moncef Marzouki, ex-président de la Tunisie

Par Khal Torabully

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Politique

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Ce dimanche s’est déroulée une rencontre avec Moncef Marzouki, ex-président de la Tunisie, avec qui j’ai pu échanger en débat et en aparté. Militant des droits de l’homme, il est devenu président de son pays le 12 décembre 2011. Marzouki a eu un parcours remarquable, dont quelques points saillants sont rappelés dans mon propos. Cependant, c’est plus la teneur de nos échanges qui sera mise en perspective ici. Certains lui reprochent d’être un président « mou », d’autres le remercient d’avoir évité à la Tunisie de retourner à ses vieux démons. D’autres reconnaissent que malgré ses « failles » à un moment difficile, il a été un président honnête. Rappelons que, selon toute probabilité, Marzouki, à la tête du parti Al Irada (La Volonté), sera candidat aux présidentielles en 2019.

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Un médecin chargé de faire naître la constitution tunisienne

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Marzouki, neurologue formé à Strasbourg, sans nul conteste, est un homme qui a eu plusieurs vies en une seule. De nombreux liens détaillent son riche parcours sur le net (1). Ce septuagénaire, à mon sens, a posé un acte qui l’a ancré dans l’Histoire : il a supervisé l’élaboration de la Constitution de la Tunisie (2) à la tête de la troïka, constitution que Marzouki qualifie « d’une des plus belles au monde ». Constitution écrite après l’époque muselée de ses prédécesseurs en seulement 3 ans, ce qui est un tour de force.

Moncef Marzouki
Khal Torabully

Son passé de militant des droits de l’homme y a été pour quelque chose. En effet, Marzouki, pour crever l’abcès de la répression après le départ de Ben Ali, avait mis sur pied l’Instance Vérité et Dignité, inspirée de Justice et Vérité de Mandela, que nous avons expérimentée à l’île Maurice. Il y a effectué un salutaire travail de mémoire et de réconciliation.

Rappelons qu’en 1994, Marzouki fut emprisonné par le régime de Ben Ali, qui le plaça en isolement pendant 4 mois. Il ne dut sa libération qu’à l’intervention de Mandela lui-même. C’est en exil à Paris qu’en 2001 il fonde le Congrès pour la République, entrant en « désobéissance civile », fidèle à la vision mandélienne et gandhienne de l’action politique face à un régime répressif. Comme Mandela, c’est en militant des droits de l’homme qu’il accéda au pouvoir, fait unique dans le monde arabe. Lors d’un échange en aparté, il me confia qu’il avait voyagé en Inde pour apprendre la philosophie gandhienne, tout comme il voyagea en Afrique du Sud pour se familiariser avec le passage de l’apartheid à la démocratie. Sa démarche pour la liberté n’est donc pas une façade de circonstance.

L’homme a pour lui une réputation de probité : « … Marzouki a une réputation d’intégrité et de probité que nul ne conteste. Sa maison à Port el-Kantaoui, à Sousse, est inachevée depuis vingt-six ans. Ceux qui l’ont connu durant son exil à Paris entre 2000 et 2011 (avec trois séjours risqués à Tunis entre 2004 et 2006) ont été frappés par les conditions modestes dans lesquelles il vivait et la modicité de ses revenus » (3). Ses lunettes carrées (son « pare-brise » disent ses détracteurs) que sa fille avait achetées en Inde devinrent le symbole de son parti lors de la campagne pour les présidentielles. Son burnous ocre (pour signifier son respect de la tradition tunisienne) a fait couler beaucoup d’encre. L’homme a arboré un style présidentiel modeste qui a souvent défrayé la chronique, préférant, par exemple, habiter chez sa sœur lors d’une visite officielle au Maroc, dans un quartier populaire, au lieu d’une aile dans un palais. Ce « président sans cravate », avait écrit un chroniqueur, porte en lui à la fois la noblesse et l’entêtement du bédouin du sud de la Tunisie (son père est issu du désert de Douz). Quels que soient les reproches que certains lui ont faits, Marzouki a une marque de fabrique : c’est un président « au style vrai ».

C’est ce président atypique que j’ai rencontré dimanche. À suivre les échanges avec le public venu à sa rencontre hier, on comprend que sa parole fraie son chemin au cœur de la politique de son pays.

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Échanges autour de la démocratie tunisienne et « exemple » mauricien

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Prenant la parole, j’ai rappelé le slogan en fureur dans le tourisme des années 80, la « Tunisie amie ». Ayant connu son succès, je me suis présenté comme « un ami de la Tunisie ». En effet, mon ami Naceur, camarade de faculté à Lyon, m’y avait invité dès 1983. J’ai donc connu la Tunisie sous Bourguiba, puis sous Ben Ali, puis, en février de cette année, après la révolution. Je devais y aller en 2011, pour un événement culturel à Carthage, fort de l’invitation du grand professeur Boudhiba, que j’avais rencontré à l’UNESCO. La manifestation, m’apprit-il, fut renvoyée pour « cause de révolution ». J’avais peine à croire que Ben Ali avait mordu la poussière devant l’élan du peuple tunisien.

J’ai donc connu ce pays ami sous trois régimes différents. C’est ce qui me permit de réfléchir sur la situation actuelle de ce pays cher à mon cœur. Tout en disant que la révolution tunisienne devait faire ses fautes de jeunesse, j’ai parlé d’une saine « rivalité » entre l’île Maurice et la Tunisie, au niveau du classement de la meilleure économie africaine. Alors que je tournais la docu-fiction Les Traboules des vagues, en 1997, entre Lyon et Sidi Bou Saïd, j’avais été invité à dîner, par l’entremise d’amis tunisois, avec un ministre de Ben Ali. Je me rappelle avoir dit à ce membre du gouvernement, que pour la première fois, Maurice était classée seconde et la Tunisie première. Le ministre avait apprécié le compliment, avant de me demander ce qui n’allait pas en Tunisie. Il me demandait de « critiquer ». J’étais un peu surpris, la mine de mes amis partageant le couscous au poisson avait viré au gris. J’ai donc joué le jeu… Je lui ai dit que le jeune homme qui était mon assistant réalisateur m’avait confié que, faute de travail au pays, constatant que sa créativité ne trouvait aucun débouché, il pensait s’exiler. J’ajoutai qu’il fallait accorder plus de liberté d’expression à ces jeunes. Voilà ce qui n’allait pas… Le ministre de l’Économie me confia, sur un ton rassurant : « Maintenant que nous réussissons notre pari économique, la phase suivante que nous avons prévue, c’est cette transition vers les libertés… ». Je quittai la Tunisie deux jours plus tard, et l’affaire en resta là…

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La liberté qui se cherche après la « révolution du jasmin »

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La « révolution du jasmin », ainsi nommée par le journaliste Zied El-Hani, on le sait, eut lieu suite à l’immolation d’un chômeur, Mohamed Bouazizi, en décembre 2010. En janvier 2011, Ben Ali dut fuir le pays. Le jasmin annonçait des jours radieux. En effet, cette fleur emblématique de la Tunisie symbolise la pureté, la douceur de vivre et l’ouverture sur l’autre. La Tunisie annonçait le « printemps arabe » et de l’herbe verte.

Mais la révolution a ses revers et ses avancées, chose que je pus constater lors de mon séjour à Tunis et Hammamet, cette année.

Je constatai une désillusion perceptible, l’État étant grippé suite à un blocage au sommet. Je fis part de ce blocage au Président Marzouki, lui rappelant que mon pays natal, l’île Maurice, était passée de la colonisation britannique à un état indépendant après un long apprentissage de la démocratie, les deux faits faisant route commune : « Des délégations de politiciens se rendaient à Londres pour préparer la transition, pour écrire la constitution, définir les règles démocratiques. Ce processus a bien duré une bonne trentaine d’années, si ce n’est plus… ». Aussi, pour moi, la Tunisie avait accompli un formidable travail en un court laps de temps, et la « panne » tunisienne, qui ne signifie pas marasme sans espoir, devrait être débloquée, pour permettre un redémarrage démocratique.

La Tunisie et l’île Maurice, deux histoires totalement séparées ? Pas tant… Moncef Marzouki s’y est rendu, m’a-t-il confié en aparté, pour représenter l’OMS : « J’ai été bouleversé par le ciel bleu, limpide, de votre île. J’étais face à une réalité inédite. Et j’ai compris que j’étais aux antipodes. C’est un souvenir mémorable pour moi, ce ciel de votre île, unique. C’est là que j’ai vu le plus beau ciel étoilé… ». Beau compliment pour mon île quand on sait que les cieux du désert sont aussi magnifiquement chargés d’étoiles. 

Je posai une question qui me taraudait à M. Marzouki : « Comment faire remonter la pente à cette Tunisie qui nourrit une désaffection pour son élite politique, tout comme beaucoup de pays ? »

Élément de réponse : le Président, dans son exposé, a donné la date de 2065, pour que la Tunisie puisse nourrir, éduquer, soigner, donner les éléments de base à la vie de ses concitoyens. D’où son projet « Tunisie 2065, peuple des citoyens ». Une utopie ? Le Président dit qu’il a été raillé sur « son teint », « son burnous », attaqué sur son honnêteté mais qu’on a rarement débattu ses idées sur le fond : « « Certains vont nous ridiculiser… Mais nous sommes le seul parti politique à avoir évoqué les problématiques liées aux changements climatiques, aux ressources hydrauliques ainsi qu’à la sécurité alimentaire… » (4). 

Dans la salle attentive aux propos de Marzouki, de nombreuses questions furent posées, des observations faites : « les ennemis de la démocratie ont utilisé la démocratie pour se faire élire et retarder le processus de la démocratie ». Débat animé quant aux responsabilités de chacun dans « l’échec » de cette révolution où « l’ancien régime sabote les acquis de la révolution et les loups sont dans la bergerie »… « Situation somme toute normale », selon Marzouki, « toute révolution appelant une contre-révolution ». Il s’agit de construire ce nouveau pays en apprenant de nos « erreurs de parcours ».

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Apprendre la liberté pour réussir la démocratie

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Pour terminer cet échange, je fus le dernier à prendre la parole. Je parlai de l’importance de l’appropriation de la liberté nouvelle : quand j’étais en Tunisie, un ami m’avait dit qu’un automobiliste avait pris le sens interdit, et que sa voiture avait été endommagée de ce fait. Quand il a demandé au chauffard pourquoi il n’avait pas respecté le Code de la route, il avait répondu : « C’est la liberté ».

Puis, parlant de l’histoire « longue », j’ai renchéri sur cette date de 2065 et de la nécessité de prendre du temps pour qu’un pays pose ses structures fondatrices. Marzouki a répondu que pour faire de la politique, il faut certes de la passion, mais aussi de la patience. On ne change pas tout en un claquement de doigts. « Certains me reprochent de n’avoir pas tout fait, mais je n’avais pas la baguette magique… ».

Et les déçus peuvent être nombreux dans le cas d’une révolution tant désirée.

Quand j’ai évoqué la nécessité de faire une pédagogie de la liberté et de la démocratie, le Président a utilisé une image simple pour se faire comprendre : « Pendant des décennies, la Tunisie a été comme un ressort que l’on a comprimé à fond. Maintenant, la pression n’est plus. Tout est relâché, d’où ces excès dont vous parlez. Il nous faut apprendre à trouver la forme adéquate pour savoir que ma liberté s’arrête là où celle de l’autre commence, pour la sécurité et l’épanouissement de toutes et tous ».

Marzouki a parlé librement de son bilan, de son mandat accompli, dont la tâche essentielle fut la rédaction de l’actuelle constitution, et des leçons qu’il a apprises lors de son mandat passé, expliquant qu’il avait des tâches précises. Dont la rédaction de la Constitution pour un pays qui faisait l’expérience de la liberté. « Je n’ai pas été élu pour tout régler… », a-t-il expliqué. « Je n’ai pas détourné un « millim » de l’argent public, mes comptes sont à la disposition de quiconque ».

Même si ses détracteurs ont dit que cet homme-là était un « pantin », je pense qu’il a bien quelques ficelles sous le manche… C’est un homme avec une vision d’avenir, qui demande une construction patiente, fidèle à ses convictions d’honnêteté, qui est une donnée rare.

Marzouki, en homme expérimenté, est prêt à contribuer à un débat politique et humaniste plus dense dans la Tunisie actuelle. Espérons que les présidentielles fixées au 17 novembre 2019, mettront fin au « blocage psychologique » qui affecte ce pays ami.

La Tunisie mérite bien ce retour à la « normale », avec des hommes et femmes élus pour la servir au mieux aux prochaines échéances électorales…

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© Khal Torabully, juin 2019


©Pluton-Magazine/2019

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Notes

.(1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Moncef_Marzouki

(2) texte intégral de la Constitution : https://fr.wikisource.org/wiki/Constitution_tunisienne_de_2014/Texte_entier

(3) https://www.jeuneafrique.com/188867/politique/tunisie-moncef-marzouki-l-incorruptible/

(4) https://www.realites.com.tn/2019/01/marzouki-se-porterait-candidat-aux-presidentielles-2019/

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