Par Emmanuel VILSAINT.
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Théâtre
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J’entends une voix. Une voix-lumière, auréole marquée dans la splendeur du temps. Un va-et-vient affichant, de ses formes et rythmes multiples, la mesure de la démesure, l’acte de création, le soulèvement comme acte fondateur. Ainsi parle la voix : « Suivez-moi, laissez derrière vous ce que vous voulez être, ce que vous ne voulez pas être. Point de nom sur votre nom. Point de visages sur votre vie. Vous recevez à présent de votre vie mille autres vies juxtaposées. Vous donnez vie à d’autres vies, corps à d’autres corps. Vous supportez le fardeau de leurs réalités, leurs rêves, leurs angoisses et leur force. Votre voix, dans une incessante quête de la lumière du jour, est animée par une ultime force secrète. Est-ce donc le théâtre ? La vie ? ».
La voix-lumière (re)baptise l’artiste de son vrai nom. Elle sauve son essence, plongée mille fois dans le bassin de l’oubli, tissée dans l’arabesque de la mémoire saccadée. Esthétique de corps et d’esprit en brassage pour battre le ventre de la terre et oser dire le piétinement des jours sans nom. L’artiste, dit-on souvent, est un fabricant de rêves. Mais qu’est ce que c’est que le rêve ?
Si l’on veut que le beau soit liberté, l’artiste est amené à questionner la liberté des uns et des autres entre l’espace statique et le temps dynamique. C’est donc en trafiquant le temps que le sujet artistique accuse livraison d’une fabrication de rêves. L’artiste déconstruit les figures du conformisme, tel un puzzle différemment assemblé pour faire, non sans un grain de passion, jaillir la source de ce qui était jusque-là, à nos yeux, une forme naturelle, une affaire de convention.
En ce sens, la pensée d’Artaud est salutaire : « On comprend par là que la poésie est anarchique, dans la mesure où elle remet en cause toutes les relations d’objet à objet et des formes avec leurs significations. Elle est anarchique aussi dans la mesure où son apparition est la conséquence d’un désordre qui nous rapproche du chaos ». Ce chaos qui est tout aussi déconcertant que merveilleux sert aussi à interpeller l’imaginaire collectif, à construire l’esthétique, le symbolisme du soulèvement. Bien qu’en faisant appel à une conscience émeutière, les protagonistes ne construisent pas de rapport de force ; car le chaos merveilleux s’ouvre sur la recherche d’existence et l’artiste dans son intervention poétique propose une mise en commun critique de ce qui est perçu comme inchangeable, invariable, irréversible.
Toute l’éducation bien pensante de la famille, les conventions de la société réunie, le maquillage et les artifices ne suffisent point à faire de l’art un élément de la métaphysique vivante. Seuls le trafic du temps, un nouveau souffle, une régénération de l’être soulevé apportent, de leur caractère anarchique et anti-conventionnel, le vrai de l’artiste. C’est la question de la présence. C’est aussi la perceptibilité de l’immatériel forgé en source d’énergie.
Peut-on être artiste si l’on n’effectue pas de voyage à travers le temps et l’espace, se laissant agripper aux enracinements d’outre-terre ? Peut-on être sans bouleverser l’ordre du silence. Qui parle ? Qui doit parler ? Que veut dire parler ? Simple question puisant son exigence dans la métaphore de l’urgence : l’intervention qui fait revenir à sa réelle part d’absolu. Parler pour ne plus se taire, enfermés dans l’angoisse des jours sans jour. Parler pour bouger. Faire et ne pas dire. Exister sans pointer du doigt. Car l’oubli est concrétisation de l’existence révoltée qui réinvente, qui dit non. L’oubli existe si l’on se souvient pour effacer. Changer, renouveler, créer…Dicter un sens quand le non-sens explose l’indicible ; oui, l’artiste est un être de mouvement ; son immobilité étant l’inapparence du mobile ; son déplacement, sa transplantation du corps à l’esprit conduisent à un passage entre un rien et un remplissage d’âme, remplissage des vides d’un trop-plein de lumière éclatante, bouleversante.
En vérité, l’artiste habite une démesure de temps et d’espace. L’imprévu. L’improbable. Les artistes appartiennent au tumulte capricieux du jour où chacune de leurs actions, chacun de leurs déplacements sont en vérité sans datation, sans mesures de longueur. Une simple date, c’est fait pour garder une simple trace de nos vouloirs incessants, nos grandeurs et nos actes manqués. Car il arrive parfois qu’un échec construise tel jour, déformé longtemps après, provoque une grandeur de dignité, parce qu’il semble après coup que le temps dans une apparence inerte est devenu l’ellipse même de cet « échec ».
Au théâtre, cette activité intense, incessante qu’est l’action – spirituelle et corporelle – est bien plus forte que le temps. Dans l’urgence de l’intervention artistique au cours de laquelle l’acteur opère le passage de la scène au passage de l’utopie-rêve. Il rappelle à l’absence de mémoire que tout ce qui s’est rêvé hier n’est pas réalisé, n’est pas achevé. Le créateur est donc le passeur de ce rêve. Il exerce sa performance avec quelque chose qui est transhistorique : le rêve de la liberté. Car la représentation théâtrale réitère la promesse d’un lieu toujours possible et sans fin. Elle devient un acte de foi, quelque chose qui n’est pas soumis au doute. C’est cette expression revendicatrice qui va poser la question de l’esthétique ainsi que celle de l’homme en tant que sujet créateur. Aucun doute ne doit planer sur la voix artistique, son cheminement, son espace de révolte. La voix poétique est l’urgence des urgences : elle permet la prise de conscience de ce qui est insupportable, intolérable, non pas par une dénonciation de ce qui est intolérable, mais en donnant à voir ce que cet intolérable interdit dans son indicible.
Sur une scène théâtrale, le temps est le bouleversement de l’illusion de permanence. La présence de l’acteur fera ce travail de l’impromptu, de l’inattendu et déborde toutes les limites de l’imprévisible. Ainsi le temps devient l’espace dans lequel l’acteur fait sa performance. Sa présence, son absence, voire même son inactivité ne se définissent pas par la simple question physique, mais plutôt par la convocation, l’absorption d’énergies qu’il renvoie à son tour à l’endroit de son public. Sa performance est de l’ordre de l’inclassable. L’intervention artistique est traversière. Elle traverse les frontières, elle ouvre en elle la perspective d’autres plans de coexistence. Elle traverse comme une onde et elle se répand selon des résonnances qu’elle crée avec ceux-là qui sont présents. Ce qui lie l’artiste à son public, c’est un effet d’étrangeté.
Au moment même de la représentation, ils sont tous les deux partagés par une nouvelle perception du monde en temps que monde-étranger. Un monde dans l’aller-ailleurs qui périclite et qui fait chemin. Le monde de la représentation, à travers le temps, nous étonnera toujours, car il nous échappe malgré l’illusion du rationalisme. Acteurs-spectateurs vont se déplacer selon leurs identités. Acteur-témoin, témoin-acteur. Le vide qui remplit. Quelle fonction donner à l’intervention artistique ? L’artiste annonce-t-il un monde meilleur, dénonce-il un pire monde ? Il y a particulièrement un monde qui fait signe à l’artiste. C’est un signe pluriel. Voyageur à travers le temps, il établit une relation entre ces différents mondes. La fonction de l’artiste n’est-elle pas avant tout de rassembler autour d’un même point ? Ce point de vue. Le point qui va être de chercher. Ce qui entraîne une vision. L’artiste invite son public dans l’intériorité des choses par la relation qu’il entretient avec la fonction du narrateur. Il y a dans l’adresse de l’intervenant une dimension de fable; elle rassemble. La poésie de la langue permet une vision mais ne prétend à aucune recherche de contrôle sur cette vision ; comme dans plusieurs interventions artistiques, ce qui va être perçu est perçu dans une proximité plus grande entre l’intervenant et ceux qui sont les sujets témoins de cette intervention. Elle est tellement proche qu’elle peut susciter un effet d’écartement. Elle est révélatrice d’une proximité extrêmement concrète.
Ainsi, la notion du personnage devient à force abstraite. Il n’y a pas de personnage mais des personnes. IL existe ici un sujet-intervenant et non un personnage. Le narrateur est le créateur de l’attente. Par qui suis-je attendu ? De quoi suis-je attendu ? Cette attente génère une situation d’urgence : sur scène, par exemple, l’acteur est habité jusqu’au profond de ses entrailles par un vide capteur d’énergie. Ce vide rassemble toutes les forces de la vie autour de l’acte de création. Il y a ici une nécessité, une urgence de rassemblement pour le public ainsi que pour l’acteur qui dévoile son état d’âme. Nous pouvons parfaitement dire qu’il existe un lien étroit entre l’acte de création et une cérémonie vodou.
L’acteur est comme un serviteur d’esprit-vodou que les Haïtiens appellent « Loa ». L’adepte arrive dans le temple vodou « péristyle » avec le vide dans sa tête. Les lwa vodous ne reconnaissent pas la hiérarchie sociale. Ils se manifestent de la même façon chez tous ses serviteurs, ainsi peut-on voir en transe un avocat et un illettré parlant le même langage des ancêtres africains dans la même effervescence du corps et de l’esprit. Cependant, il est très important d’installer ce vide dès le départ, autrement l’esprit des lwa ne descendra pas. De même pour le théâtre, le temple de l’acteur est la scène – réelle ou imaginaire – où se passe son action. C’est son lieu sacré. Ils détiennent les secrets pour convoquer ses esprits ; il a sa poésie dans l’esprit et dans le corps. L’acteur est celui qui fait vivre en lui les mystères du théâtre de la même façon que les mystères de l’Afrique habitent ses fils partout où ils se trouvent dans le monde. Cela dépasse le domaine de l’intellectualité. Pour cela, au théâtre, l’interprète d’une œuvre doit se munir de son naturel pour briser le culturel de l’auteur. Créer un vide au départ. Ainsi réside toute la différence entre l’acteur et l’auteur. Les œuvres littéraires sont des œuvres mortes en attente d’un brin de sel interventionniste pour les façonner de pittoresques. Cette question de vide qui remplit est l’aspiration à un rêve de liberté sans que sa création soit un affrontement, mais plutôt une espèce de ronde, de danse telle une effervescence de rue. Être au bord d’une émeute possible créant une espèce de rumeur bouleversant les profondeurs de l’être et du corps pour chacun.
L’acteur proposant ce vide remplisseur interpelle également la situation de son époque. Il questionne la société sur des repères possibles. À partir de l’acte de création, comment s’assumer au sein de sa société. Se défaire de la tyrannie du regard de l’autre ? L’acteur propose une captation d’énergie, une énergie plus puissante que la vie elle-même. Il ose rêver la vie. Il ose vivre des rêves.
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Par Emmanuel Vilsaint (Rédacteur)
Emmanuel Vilsaint est originaire d’Haïti. Poète, comédien, metteur en scène, doctorant-chercheur en Ethno scénologie (Université Paris VIII).
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