Par le Professeur Hanétha Vété-Congolo
Professor of Romance Languages and Literatures
Bowdoin College, Maine, USA
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À la lumière de référents historiques et d’une perspective métaphysique, nous proposons une réflexion sur la situation de la femme caribéenne afro-descendante, telle que l’ont configurée les préceptes et percepts développés dans le contexte créolophone-francophone tout au long de l’histoire. La Martinique sera pour nous un guide important sans qu’aucune tendance elliptique ou généralisante ne prenne le pas sur les singularités. La Martinique est un cas intéressant, car s’étant présentée au vingtième siècle comme grande productrice d’idées d’influence en faveur du développement de la personne humaine, idées surtout avancées par des hommes, tels que Césaire, Fanon ou Glissant, elle ne semble pas avoir, dans le même domaine des idées, accordé une importance congrue aux actes discursifs, directs ou indirects, de sujets féminins, au point que l’impression est que ce dernier sujet est officiellement invisible et aphone. Les penseurs précités ont discouru sur le sujet féminin martiniquais au moyen de la poésie et de la réflexion critique sans néanmoins s’inquiéter sérieusement de savoir si une parole féminine établie formellement ou informellement pouvait s’ajouter à la leur pour préciser et amplifier le système de pensée martiniquaise. De plus, en matière de considérations critiques sur le sujet femme, la Martinique se révèle intéressante aussi par le fait qu’après avoir été colonisée et esclavagisée par la France, la population afro-descendante majoritaire, qui devait déjà continuer à vivre sur le même territoire avec les descendants des esclavagistes à partir d’une structure non totalement débarrassée des pratiques et préceptes coloniaux, a choisi de maintenir un (r)attachement culturo-politique, identitaire et statutaire officiel et durable avec la France – la départementalisation – ce qui fait que, sur le crucial plan épistémologique et métaphysique, l’individuation féminine (c’est aussi le cas pour l’homme) est triplement complexe puisqu’elle s’effectue non pas seulement en fonction d’un seul type (d’homme, ni même en fonction d’une seule géographie), l’Afro-descendant martiniquais, mais en plus de ce dernier, elle se fait aussi en fonction de l’Euro-descendant martiniquais (en Martinique) appelé « béké » et du Français de France (en France) appelé « zorèy ».
Résultat de la pensée dominante du féminisme (occidental), le monde est présentement, largement à la préoccupation du genre, du sexe, de la sexualité et des valeurs patriarcales occidentales dominantes vis-à-vis de ces données et de la manière qu’ont ces valeurs de structurer ledit monde. Né lui aussi du traumatisme, le féminisme contemporain démontre pouvoir et puissance en ce qu’il est aussi audible que visible et bénéficie de sa longue tradition et existence officielle de même que de moyens de communication rapides et modernes, efficaces pour la propagation, le positionnement et l’ancrage mondial de ses manières de voir, de penser et de comprendre, de ses aspirations pratiques et philosophiques. L’on peut aussi constater que, se consacrant traditionnellement exclusivement à la situation de femmes européennes ou euro-descendantes blanches face à l’homme européen blanc et participant bon gré mal gré à l’eurocentrisme, la pensée et l’action du féminisme tendent à suggérer à tort une sorte d’universalité absolue de la situation des femmes, d’où il est sous-entendu que le féminisme est un uniforme d’une seule mesure seyant à toutes tailles et un prêt-à-porter universel. Une telle pensée a aussi tendance à occulter les questions essentielles d’historicité, d’ethnicité, de temps, d’espace, de culture et de vécu des femmes. Par conséquent, elle n’inclut pas de considérations proposant une herméneutique de la pensée, des discours, des actes formulés par d’autres types de femmes pouvant permettre de cerner quelques-uns des traits les caractérisant pour favoriser avec elles, le dialogue constructif et le respect mutuel qui assurent la liberté et l’édification humaines. Il a toutefois déjà été souligné le fait que, si en effet certains facteurs des situations relatives aux femmes pouvaient se révéler universels et dépasser le lieu de provenance, l’ethnicité, la classe ou la culture, la pensée et les aspirations du féminisme, telles quelles, ne se démontraient pas être adaptées et former une réponse absolue aux besoins et aux aspirations de tous les types de femmes. Dans le cas des Caribéennes, comme pour tout autre type de femmes, les paradigmes historiques, le lieu, les dynamiques sociales et relationnelles particulières ont pu mener à une conformation de la pensée sur le genre, sur le sujet femme et des pratiques intra et inter-genres singulières méritant une analyse éclaircissante.
Le paradigme historique ayant mené à l’existence d’Afro-descendantes caribéennes aujourd’hui est celui de l’inouïe violence et du traumatisme multiforme infligés aux Africains à la fois par deux systèmes contigus, la colonisation et l’esclavagisation, sur une très longue plage temporelle. Les deux systèmes ont été perpétrés essentiellement par des membres du groupe duquel émane la pensée dite féministe. Le groupe auquel appartient l’Africaine, d’où descend la Caribéenne afro-descendante, sera tenu pour informe-uniforme compact et catégoriquement assimilé à la notion de race inférieure en-soi, elle-même aussi absolument associée à une classe sociale vue comme subalterne. Telles que conçues par le système colonio-esclavagiste, les deux coordonnées de ce mode de pensée – race et classe subalternes en-soi – seront les prismes par lesquels un réflexe perceptif sera institué à l’encontre de l’Africaine, reflexes également incorporés en certains endroits dans les paradigmes féministes, ce qui soulève d’emblée des questions d’ordre épistémologique et signale des tensions éthiques. Nous appelons « symbolisationnisme » ce procédé et phénomène par lequel une perception réflexe durable de l’Africain sera établie sur le principe d’une intrinsèque infériorité raciale. En dépit de l’en-soi esclavagiste, l’Africaine déportée dans la Caraïbe doit œuvrer pour exister pour-soi, d’une part, en tant qu’être humain et d’autre part, en tant que femme et en tant que femme « culturée » africainement, ce qui n’est la situation de la femme européenne ni en Europe ni dans la plantation. Quoique subalternisée dans le contexte européen par l’Européen, la femme européenne est reconnue comme existant humain, ce qui lui permet de revendiquer formellement, au moment où elle le fait par le biais du féminisme, qu’elle ne soit pas systématiquement reléguée au dernier rang des choses psycho-sociales et que l’homme lui prodigue un traitement égal à celui qu’il se réserve.
Ce sont les raisons pour lesquelles nous proposons le terme « femmisme » plutôt que celui de « féminisme » comme perspective à partir de laquelle nous fondons notre analyse. Portant une charge métaphysique qui souligne fortement les notions d’éthique et d’ontologie, le terme « femmisme » renvoie donc à une idée répondant à la question crucialede savoir comment l’on se « femmise », c’est-à-dire comment, par ses actes, ses pensées et ses discours, la femme se maintient femme, dans un contexte où elle se sait de facto femme mais où le système dominant dans lequel elle évolue et qui prétend la structurer ne reconnaît absolument pas sa réalité en tant qu’humaine et conséquemment, son intégrité en tant que sujet (femme) et ce, strictement en vertu de ce que le même système qualifie de « race ». En somme, le « femmisme » traduit la capacité et la manière qu’a la femme d’établir une éthique de la transcendance et d’agir en fonction de celle-ci pour transcender les traumatismes multiples lui étant infligés en tant que sujet femme à proprement parler sur la base de la notion a-éthique de « race ». À partir du paradigme femmiste, nous tenterons de comprendre comment la Martiniquaise qui provient largement d’une structure racisante, maintient, envers et contre tout, son état, son statut et sa nature de femme dans une intégrité humaine et comment ce faisant, elle élabore des paramètres de relation inter-genre et intra-genre dans une perspective sujétisante et humainement dignifiante. Dès lors, on comprend le caractère principal de la question soulevée, car elle concerne l’existence humaine. Quels sont les moyens et catégories d’existence qu’élabore l’Africaine caribéannisée face à une situation où elle est perçue comme non-humaine, non-femme et inexistante ? La réponse à la question peut mettre en avant des attributs singularisants de nature à renseigner sur l’ethos du sujet caribéen créolophone-francophone femmisé, élargissant ainsi un peu plus la connaissance et le savoir constructifs sur l’humanité généralement, sur l’humanité féminine en particulier et pouvant permettre une plus digne et juste approche relationnelle avec le sujet femmisé en question ici.
Dans les sociétés caribéennes créolophones, notamment dans la société martiniquaise, bien des perspectives sur le sujet féminin sont exprimées par une abondance de paroles consensuelles magnifiant une fortitude féminine certaine. La femme y est vue comme « fanm doubout » c’est-à-dire, – pour une traduction sommaire – comme, « femme debout ». À l’extérieur de la Martinique, l’on peut aussi constater une perception datant de l’époque coloniale et qui comprend « simplistiquement » le caractère de « fanm doubout » comme viscéralement masculin et émasculant. Les discours tenus à l’intérieur comme à l’extérieur de la Martinique, discours affirmatifs et catégoriques, sont souvent suscités par le fantasme, lui-même généré par la méconnaissance.
De « fanm doubout », nous faisons découler le terme « Douboutisme » pour spécifier une idée dont nous explorons le sens à la lumière de notre connaissance culturelle (mais aussi intime) du terrain, d’enquêtes que nous y avons menées, et des paroles émises dans la société martiniquaise sur le sujet féminin à l’époque contemporaine. Aborder métaphysiquement et théoriquement le Douboutisme est important en ce que cela permet de déceler de non négligeables opérations mentales, cognitives et spirituelles souvent imperceptibles mais renvoyant directement à des particularités distinctivement caribéennes qui, si connues et comprises, peuvent participer du développement individuel et collectif. Cette approche sur le Douboutisme est introductoire et consistera à n’en dresser que quelques manifestations et traits généraux, attendu que nous préparons un travail critique plus conséquent sur la question, à paraître tantôt. L’accent sera porté sur le sujet « fanm doubout » et l’objet « Douboutisme » que nous qualifierons ici de « traditionnels », c’est-à-dire une « fanm doubout » et un Douboutisme dont les particularités auront traversé plusieurs temps et permis de les tenir pour caractéristiques structurant et unifiant différentes générations. Aujourd’hui, dans la société contemporaine martiniquaise, l’on entend des voix de femmes s’élever pour contester le Douboutisme traditionnel et l’observation mène déjà à percevoir des formes différentes et « nouvelles » de la pensée et de la praxis douboutiques. Ces voix accusent le Douboutisme traditionnel de favoriser le comportement masculin trouble qui en est largement le déclencheur et d’être ainsi responsable du mouvement circulaire dans lequel, selon elles, le phénomène opère. Il est donc important d’entamer cette démarche théorique sur le phénomène douboutique dans l’optique de lever les fantasmes et de proposer des éléments de connaissance pour le discernement.
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« La femme couchée »
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Historiquement, la force physique de l’Africaine dominée dans la plantation américaine est avérée par sa mise en œuvre et son rendement financier-matériel effectifs. La charge physique et psychique, assénée continûment pendant un temps aussi long que celui de l’esclavagisation, conduit presque indubitablement à un état proche de la mort. Vu l’expérience vécue, l’on ne peut douter qu’il fallut aussi à l’Africaine une force moralo-psychique extra-ordinaire pour ne sombrer ni dans la folie ni dans la mort métaphysique. La situation de cette femme, fondée dans l’injustice, devrait normalement lui procurer une identité de femme « couchée », au figuré et littéralement – couchée par le viol, par l’élevage esclavagiste de main- d’œuvre, par la situation vécue.
Il est fort intéressant de relever le fait que, curieusement, la Martinique porte, géodésiquement, dans sa topographie et son paysage identificateurs, une allégorie physique de la femme couchée. En effet, c’est cette appellation, La femme couchée, qu’un certain imaginaire a considérée la plus adaptée pour désigner une chaîne de montagnes se situant dans le Grand Sud du pays, ayant l’apparence d’une femme étendue sur le sol. L’appellation n’est pas le fait de la société afro-descendante mais celui des autorités et du pouvoir de la France par l’entremise de ses ressortissants coloniaux à l’époque coloniale. L’on perçoit déjà là des connotations alludant à la négresse « doudou » dont l’existence n’a de sens qu’à travers son corps « éroticisé » au seul profit de l’esclavagiste. Alliée à la force de représentation de l’imaginaire colonial, la topographie inscrirait donc la notion de « femme couchée » comme intrinsèque à la fibre constitutive et inextricable de la Martinique. La position allongée est déjà elle-même assez révélatrice du fatal alanguissement empreint d’érotisme que l’on pourrait prêter à « La femme couchée » et jure avec le sens symbolique du « morne », emblème politique et philosophique de la résistance et de la résilience. Il faut dire que dans la société martiniquaise, l’on retrouve bien des articulations verbales de la pensée qui font ressortir un jeu constant entre deux postures antithétiques du corps dans l’espace, soit la position verticale et horizontale. Pour ce dernier terme, rappelons déjà que l’un de ses sens argotiques allude aux femmes en ce qu’il renvoie à la prostitution féminine et à un regard dévaluant moralement et socialement puisque « une horizontale » est « une prostituée ». Dans ce cadre, l’aphorisme courant suivant, qui se prête à plus d’une interprétation contradictoire, mérite d’être souligné : « Ni dé bagay ki pli solid, bwa doubout é fanm kouché » – « les deux choses les plus solides sont les arbres debout et la femme couchée ». D’un côté, il peut être interprété comme rendant la force féminine similaire à celle de l’arbre indéracinable, et de l’autre, il peut faire référence à une force (ironisée) qui ne proviendrait que du rapport avec l’homme, intrinsèquement circonscrit à la relation sexuelle, dont la femme profiterait insidieusement. « Bwa doubout » peut aussi faire référence à l’érection masculine, un état suscitant l’orgueil masculin et soumettant la femme à la position « couchée ». Cette expression pourrait encore montrer la femme couchée comme l’égale du « bwa doubout », c’est-à-dire, de l’érection masculine.« Bwa doubout » signifie littéralement « arbre debout » mais « bwa » (bois), en ce qu’il évoque un objet non couché – érigé – et dur, est bien une référence au sexe masculin en érection. Vu l’association hiérarchisante et oppositionnelle dans le même dicton de « bwa doubout » et « fanm kouché », il est évident que l’intention est d’émettre un discours ontologique à la fois sur les deux sujets mais à l’avantage de l’homme. L’aphorisme est catégoriquement affirmatif et généralisant et l’on comprend donc que la femme dont il est question métaphorise la Martiniquaise et est ainsi prise comme faisant partie du paysage, c’est-à-dire que le sens du dicton est valable pour toutes les femmes du pays. Les allusions génésiques sont manifestes et il est par là clair que le « bwa doubout », c’est-à-dire l’appareil génital masculin intumescent, évoque la solidité voire la vaillance. L’environnement fournit là aussi des référents permettant une perspective fusionnelle comme pour marquer une intrinsèque appartenance et identité territoriale. Ainsi, le paysage tropical boisé de la Martinique offre suffisamment l’image généralisée du bois debout ou bois dressé – l’arbre – pour légitimer la métaphore signalant une caractéristique masculine. En somme, ce serait dans cette érection-là, celle du sexe, que se manifesterait la force masculine et rien ne serait donc plus solide que l’érection masculine hormis la femme dans la position allongée. Ainsi, « bwa doubout » pourrait être mis pour « nonm doubout ». Seulement, vu que cette expression n’est jamais entendue dans la réalité martiniquaise, le concept qu’elle tendrait éventuellement à véhiculer, c’est-à-dire homme debout, homme fort, signale déjà sans doute une absence dans l’imaginaire martiniquais de ce type d’image de l’homme, et tendrait plus à indiquer une aspiration masculine de représentation politique, de statut et de fonction. Cette absence de l’image établie d’un homme fort dans l’imaginaire renvoie conséquemment l’aspiration à la caducité, et la tentative à la fois au malaise et au tragique.
Avec une certitude qui souligne une fatalité pour les deux propositions, « bwa doubout » est posé dans une splendeur méliorative tandis que « fanm kouché » manifeste une ironie et une dépréciation renforcée par l’antinomie entre le fait d’être couchée, une position signalant soumission et défaite, et la notion contraire de solidité. Cette tension entre ces deux extrêmes et ce paradoxe énoncent un doute quant à la solidité réelle prêtée à la femme dans ce dicton. Le discours porte donc principalement sur la puissance et le pouvoir masculins. D’ailleurs, c’est la solidité du sexe masculin qui permet de déclarer corrélativement la solidité féminine, car il est entendu que le sexe masculin étant fort, seule une femme aussi forte peut en assumer la charge. La force féminine est ici subordonnée à la force masculine et le « bwa doubout » obligeant la femme à la position « couchée » est l’élément qui requiert d’elle une force équivalente. Dans la société martiniquaise, cet élément masculin est conçu comme étant de « fer » puisque le sexe masculin est appelé « fè ». Ainsi, se rationnalise la pensée selon laquelle, seul le fer peut prendre le fer. Ainsi maintenant, comprend-on la rationalisation du discours et voit-on que le « bwa doubout », c’est-à-dire le sexe (fè), soutient l’orgueil masculin du fait de sa dureté et des sous-entendus orgasmiques vers lesquels il conduit la femme. Seulement, le terme « fè » est aussi directement lié à l’esclavagisme, à sa dureté et aux chaînes qui le symbolisent. La force masculine serait donc son sexe comparable à cet esclavagisme dur, enchaînant, qui pénètre le sexe féminin pour soumettre la femme. La force féminine n’est pas moins problématique puisque relevant d’une dureté qui réside exclusivement dans son sexe. L’on reconnaîtra qu’une telle opération de l’esprit est troublante et soumet à la réflexion les dérapages et la déroute psychiques ayant pu soutenir un tel ordre de pensée dans les actions cognitives et psychiques entreprises pour texturiser et constituer fantasmatiquement et puis pour énoncer un quelconque pouvoir masculin. Comme la force féminine, selon l’aphorisme, la force masculine n’est que physique et sexuelle. L’égalité de solidité consentie à l’homme et à la femme, qui autrement pourrait faire penser à un avantage commun, ressort finalement comme compromise en raison de leurs positions radicalement antithétiques, l’un étant « doubout », et l’autre, « kouché ». L’on peut rapprocher cette perspective de l’aphorisme de la clause 44 du Code noir qui détermine entre l’Africain et l’Africaine esclavagisés une égalité identitaire en tous points puisque tous deux sont indissociablement « meubles ». Cela mène à comprendre que l’esclavagisme est peut-être le seul espace où, dans l’histoire récente, (certains) hommes et (certaines) femmes ont pu être regardés comme parfaitement égaux. Il suffit de considérer le caractère hautement anti-humain et anti-nègre de l’esclavagisme pour saisir la portée métaphysique de ce rapprochement entre la perspective du Code noir et celle de l’aphorisme. Situer l’égalité entre hommes et femmes nègres dans la raison sexuelle, raison ici dévalorisante et surtout dévaluée, revient à reproduire un pendant de la pensée et de la praxis esclavagistes. Ainsi, circonscrire la notion et la pratique de la fortitude, masculine et féminine, dans la raison et l’état sexuels exclusivement ne laisse entrevoir ni un couple doté d’une force conséquente conjonctivement constructive ni des sujets respectivement habités d’une force leur permettant singulièrement d’œuvrer à une quelconque construction personnelle. La force est donc nulle puisque de toutes les manières, ici, le Douboutisme masculin, qui régule et contrôle, n’est que sexuel. L’on peut extraire implicitement d’une telle situation le fait que, contrairement au sexe masculin qui, après avoir été « doubout » et soumis à la turgescence assouvie, (re)tombe, ce qui indique la nature éphémère de son érection, la femme, elle, se met debout après avoir été couchée. Toutes les fois où l’on veut rappeler le caractère éphémère d’une particularité, la parole martiniquaise émet spontanément que : « Tété doubout, sé pou an tan » – Les seins debout ne le sont qu’un temps seulement. C’est encore un attribut féminin (également sexuel), la poitrine ferme de jeunesse, qui sert à signifier la position verticale. Mais c’est seulement pour en marquer l’écroulement inéluctable. Mais alors, que dire du phallus ? L’on se demande si l’aphorisme « ni dé bagay … », dont le but est d’émettre une vision métaphysique mais aussi une approche politique sur la femme et le rapport avec elle, est une tentative échouée du sujet masculin de récupérer une identité masculine saccagée par les assauts de l’esclavagisme qui a créé un système à l’intérieur duquel la femme esclavagée fut perçue illusoirement, contradictoirement et à tort, comme ayant eu plus de pouvoir que l’homme esclavagé. Le processus de remasculinisation s’inscrirait donc là dans l’objet principal, physique et psychique, de la démasculinisation, c’est-à-dire le phallus, puisque celui-ci est le fondement du discours porté par le dicton. L’on a toutefois établi plus haut que le phallus ne demeurait pas éternellement « debout », ce qui ramènerait à penser qu’il ne serait pas l’objet idoine dans lequel inscrire une tentative de réparation masculinisante. En outre, vu les tenants de l’esclavagisme, tout cela voudrait dire que non seulement l’objet servant de méthode de réparation ne serait pas adapté, mais en plus, la cible visée, la femme, ne serait pas non plus, juste. En vertu même des réalités du paradigme esclavagiste, le procès qui serait donc fait à la cible à travers les connotations de l’aphorisme, relèverait d’une absence de discernement. Mais aussi, vu les dénotations contenues dans l’aphorisme, la masculinisation et la remasculinisation apparaissent toutes deux comme tenues pour foncièrement brutales. En somme, la vision qui est proposée de l’homme lui-même le présente comme « brutal », ce qui augmente le caractère grave du discours.
En ce qu’elle manifeste à l’esprit une position non élevée, l’on ne peut toutefois s’empêcher d’associer « fanm kouché » à « fanm tonbé » une autre expression, peu usitée mais présente, charriant l’idée de la femme en chute et déchue par une avanie quelconque, généralement dans le domaine conjugal. L’aphorisme, « Ni dé bagay ki pli solid, bwa doubout é fanm kouché », pourrait donc aussi vouloir signifier que l’avanie mène la femme à déployer des ressources élévatrices phénoménales qui mettent en avant sa solidité et sa capacité à se redresser. L’imprécision sémantique de cet aphorisme de même que la multiplicité de sens antithétiques possibles sont troublantes et forcent à considérer l’esprit et les conditions qui en auront été à l’origine. En réalité, dans cette tentative d’« identitarisation » de la femme et de l’homme qu’indique l’expression, une telle pensée porte un sérieux coup symbolique et politique à l’image de l’homme et insiste, malgré ses intentions, encore plus sur le Douboutisme féminin. De manière sous-jacente et en dépit de la conceptualisation et des certitudes explicites de l’aphorisme, la femme couchée qui y est inscrite et tenue pour femme de l’environnement (social) martiniquais, se dégage implicitement de La femme couchée, éternellement et fatalement imprimée dans le paysage naturel martiniquais dans une position – horizontale – antithétique à celle du Douboutisme – verticale – même si elle est très concrètement et objectivement une collection de mornes, soit l’emblème de la force et de la fortitude dans le champ symbolique et politique martiniquais. L’on retrouve là finalement l’un des paradigmes conceptuels d’évolution de l’Africaine déportée à qui le désordre est imposé et pour qui l’on prévoit, avec certitude, la fatalité de la désintégration métaphysique. Mais, vu le désordre dans lequel elle est plongée et auquel elle fait face et qui, tenace et total, ne laisse a priori augurer pour elle qu’une issue fatale, ne peut-on oser proposer que cette femme se confond avec le « morne » et qu’elle est en réalité, elle-même, « malgré tant de malgré », un « morne » ? Car au contraire de la position allongée que veut fatalement imposer le désordre, dans la plantation, c’est bien la position « debout » qu’il a fallu pour contourner mort et folie absolues.
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Fanm doubout et Douboutisme
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Si le français, langue venue d’ailleurs, est utilisé pour mettre en exergue une certaine présence féminine métaphorisée dans le corps terrestre de la Martinique – La femme couchée –, c’est le créole, langue intrinsèque née dans le lieu, qui est éloquemment choisi pour traduire l’identité que l’esprit perçoit de la femme réelle. Les situations menant l’Africaine et sa descendance féminine à être vues comme « fanm doubout » sont réelles et multiples et la catégorisation ontologique ne relève pas du mythe. Cette dénomination réfère à des aptitudes relevées de l’observation et puisant essentiellement dans une force morale. Imagé, le nom « fanm doubout » subsume le cheminement que l’esprit aura pu effectuer pour parvenir à une représentation onomastique pertinente, descriptive, concise et précise de ce qu’il aura vu de la femme, surtout dans des situations remettant très directement en cause les fondements les plus intrinsèques de sa dignité. Il est sous-entendu que cet entendement découle d’observations de faits avérés et objectifs et de la compréhension critique et discernée de ces observations. Ces faits quantitatifs observés dans le temps long et dans la systématicité de leur occurrence permettent une appréciation qualitative de l’identité de la femme et ainsi, « fanm doubout » est autant un témoignage qu’un nom témoin. C’est parce que l’esprit aura relevé et discerné les faits récurrents marquant la situation de la femme, les attitudes et actions de cette femme vis-à-vis de la situation, qu’il aura pu la nommer selon lui avec justesse et pour la justice, « fanm doubout », c’est-à-dire une femme dont la position globale demeure dans l’élevé malgré les avanies endurées pouvant la contraindre à la reddition métaphysique et existentielle et donc, à être une femme couchée. L’ensemble des actes accomplis et l’état d’esprit observé par la fanm doubout pour endiguer la situation oppressive constitue le Douboutisme. D’emblée, la systématicité du Douboutisme le présente comme phénomène. Instance du femmisme, il met en lumière l’une des manières selon lesquelles l’Afro-descendante a affronté des circonstances « indignifiantes » pour conserver la dignité d’un aspect de son identité de personne humaine et de sujet femme.
Si elle est légalement soustraite au régime esclavagiste depuis 1848, dans les faits et la pratique, la situation de l’Afro-descendante à l’époque post-esclavagiste n’a pas vu de transformation spectaculaire à propos du poids des impositions et des charges déstructurantes politiques, symboliques et pratiques héritées du fait colonial et ainsi, le déploiement du Douboutisme s’est avéré nécessaire. D’ailleurs, à l’époque contemporaine, il existe dans la société martiniquaise une unité de regard et de parole sur le Douboutisme. Malgré de récentes paroles de remise en cause, généralement, le sujet féminin afro-descendant déclare cette identité de « fanm doubout » propre à la Martiniquaise, ce que les hommes certifient. Mais, lorsqu’il leur est demandé de signaler une fanm doubout, les femmes ne se présentent pas personnellement comme telles d’emblée mais, systématiquement, énoncent leur mère comme modèle de « fanm doubout ». Par contre, lorsqu’il leur est demandé directement si elles sont elles-mêmes fanm doubout, alors la réponse est, à quelques exceptions près, systématiquement positive. Pareillement, lorsque les hommes sont interrogés, ils ne font jamais spontanément référence à leur conjointe ou à un membre de leur famille autre que leur mère comme « fanm doubout ». Les observations continues de terrain, notre connaissance du milieu martiniquais et le mutisme interloqué, dubitatif ou interrogateur que nous obtenons comme réponse à la question, « Le terme ‘fanm doubout’ qualifie-t-il les femmes descendantes d’esclavagistes ? », nous mènent à une déduction négative. « Fanm doubout » est un référent déterminant l’Afro-descendante.
L’on entend dans la société martiniquaise contemporaine des paroles témoins d’une tension dialectique, qui opposent et unissent à la fois les hommes et les femmes, comme celle déjà présentée plus haut englobant les notions implicites de « nonm doubout » et explicites de « fanm kouché ». Elles s’énoncent dans le complexe de l’oralité martiniquaise ici prise dans un sens large comprenant le conte, les adages, les proverbes, les épithètes verbales, les chansons. Nous ne nous en tiendrons qu’à l’expression, fanm doubout et à son expansion explicative, « Fanm tonbé pa janmen dézèspéré », soit, littéralement, « une femme déchue ne perd ni espoir ni espérance » (une femme déchue se relève toujours), apparaissant également dans une chanson. Admises par les hommes et les femmes, ce sont sans doute les paroles les plus énoncées pour mettre en exergue la fortitude féminine et pour emblématiser, littéralement et explicitement, l’état d’esprit général. Elles rentrent directement dans le paradigme phénoménologique mais aussi pragmatique du Douboutisme en ce qu’elles le représentent précisément sur le plan de la praxis et du concept.
C’est sans doute à travers la chanson, puisque les femmes s’y expriment presque autant que les hommes contrairement au conte et aux proverbes, que ressortent le plus manifestement les propriétés que l’imaginaire collectif attribue traditionnellement à la fanm doubout et qui peuvent nous mener à cerner le Douboutisme traditionnel. La chanson se démontre active en tant qu’espace de paroles et de report de paroles sur les sujets humains de la société martiniquaise et fait ressortir entre eux, notamment entre les femmes et les hommes, une situation conflictuelle animée. Les chansons reproduisent également des paroles entendues quotidiennement et qui disséminent le point de vue et l’état d’esprit généraux mais aussi singuliers, en fonction du genre, sur des questions qui préoccupent tout le monde. Construites de paroles immédiates et contemporaines, elles s’inspirent des états de la société en même temps qu’elles les alimentent et favorisent leur ancrage. Ainsi, de nombreuses chansons populaires, sur des rythmes traditionnels tels que le bèlè, la biguine ou la mazurka, ou plus modernes comme le zouk, souvent pensées et écrites par des hommes et chantées par des femmes, sont maintenant inscrites dans l’imaginaire collectif et contribuent à propager le regard sur la femme et syllogistiquement, sur l’homme.
En règle générale, le zouk, la musique moderne produite en Martinique depuis la fin des années soixante-dix, « dé-chante » la femme, en ce que, fort souvent pauvres, les textes mettent généralement en avant des femmes insatisfaites et dans la constance d’échecs amoureux. Relevons cependant « Fanm doubout » écrite par un homme, sortie en 1994 et interprétée par une femme. La situation de la femme et de la famille est exposée de sorte que se dégagent les difficultés au sein desquelles évoluent la mère et ses enfants. La chanson est construite sur une opposition entre l’action destructive du père et la personnalité morale constructive de la mère. Ainsi, en matière de séparation unilatérale, l’on comprend qu’en réalité, l’homme abandonne sa famille. L’enfant est abandonné petit par son père (papa pati), la mère est abandonnée par l’homme (nonm-la/misié-la pati). La femme est éternelle, protectrice, prodigue de l’amour inconditionné, se fait sacrificielle, devient « nonm épi fanm » – homme et femme – doit lutter et assumer seule toutes les responsabilités parentales qui sont énumérées. Malgré cette franche adversité, « fanm ta-la toujou doubout » – cette femme est toujours et encore debout. La voix met en avant la combativité convaincante de la femme tout en se faisant critique et en énonçant que « chaj-la tro lou pou an fanm ki tou sèl » – Ces responsabilités maternelles sont trop lourdes pour une femme seule. Elle établit également que c’est la « fierté » de la femme qui lui permet de résister. Face à cette situation, qui, on le comprend, est présentée comme récurrente, la petite fille et la négresse femme auxquelles s’adresse la chanson, doivent s’armer de résilience pour que la « douleur » soit jugulée : « Ti-fi péyi/négrès péyi maré ren-a-w ». C’est l’exhortation sur laquelle débute la chanson comme pour lancer un appel au courage qui, ici, ne semble aucunement résolutif. La fanm doubout ne prend pas la parole, ses enfants s’adressant à elle pour honorer son courage et une tierce voix se chargeant de dresser son portrait moral pour ensuite exhorter la gent féminine à une attitude courageuse. Cette chanson décrit les raisons, les expressions et les agents du phénomène douboutique. Seulement, elle offre une description simple de certains paramètres associés à la fanm doubout, qui ne permet pas d’en saisir la complexité, et la naïve exhortation au courage débordant sur le fatalisme, faite par un homme utilisant la voix féminine, est fort troublante.
En 1987, « Ich manman », chanson zouk à succès signifiant littéralement, « enfant de mère » mais en réalité, « Mon enfant », écrite par un homme qui la chante en compagnie d’une femme, prétend faire aussi entendre la voix féminine. Dialoguant avec son enfant, la femme y parle à la première personne et décrit à la fois sa situation et son identité, résumées par sa maternité. La mère lui rappelle ces circonstances et souligne la transcendance obligée des difficultés en dépit de tout, c’est-à-dire en dépit du fait que toute responsabilité de vie, surtout parentale, lui échoit. Il s’agit d’une chanson consacrant la femme mère forte et seule, mais pleinement agissante dans son malheur. Exemple de la fanm doubout, la mère énumère toutes les étapes quantitatives franchies seule et les avance comme effectivement et constructivement transcendées. Il est affirmé que toutes les responsabilités, petites et grandes, matérielles et immatérielles, permettant la construction de l’enfant, « sé toujou manman » – c’est toujours la mère –, c’est-à-dire, qu’elles sont indéfectiblement assumées par la mère. C’est la raison pour laquelle, conscient, l’enfant invite au respect de la mère : « Vénéré-yo » – vénérez-les. Pleinement lucide, la mère reconnaît que le caractère total de ses responsabilités est « anormal » mais elle comprend qu’elle doit y faire face. En filigrane, elle réclame une prise en compte de cette tension dans la perception, l’analyse et l’évaluation que pourrait avoir son enfant. Elle semble souhaiter qu’il reconnaisse d’un côté, le rapport déséquilibré entre la grande quantité de ses responsabilités et le fait qu’elle soit seule face à cette multiplicité de devoirs. D’un autre côté, elle semble l’inviter à prêter attention à la qualité de sa réaction fondée dans la résilience. En plus de la caractérisation morale et du fond du Douboutisme qui est d’assurer décence morale et matérielle à l’enfant innocent, cette chanson projette une image physique de la fanm doubout et en figure quatre dimensions principales, à savoir, le dynamisme, le courage et le travail d’un côté et de l’autre, la maternité. Elle présente également une symétrie d’image avec celle de Dantò, loa vaudou puissante, protectrice de sa famille et de ses enfants, portant son enfant sur son corps et une arme tranchante pour sa défense. Le coutelas symbolise certes la protection mais aussi les luttes menées pour le maintien d’une vie sociale et économique décente, comme en témoigne « […] Koutla-la an lanmen-mwen, rou menm pann an do-mwen/Tou sa pou mwen alé chèchè manjé ba-w […] », – « coutelas en main, et toi accroché à mon dos, je me démène, tout cela, pour garantir le maintien de ton bien-être ». Toute la force de cette mère est contenue dans ce portrait évoquant l’un des loas féminins les plus puissants et le référent de défense – le coutelas – et de production économique le plus emblématique dans la Caraïbe. C’est ainsi que la représentation de la fanm doubout se distingue d’une des images traditionnelles de la femme européenne, celle par exemple célébrée par Ronsard, « assise auprès du feu, dévidant et filant », car si cette dernière est exclusivement cantonnée à l’espace familial et à la tutelle oppressive de son conjoint qui lui interdit le gain financier libérateur, assurant les affaires familiales, la première se caractérise par son action économique personnelle qui lui octroie une décence sociale. Prenant source dans le privé de la famille, le Douboutisme n’en est pas moins une affaire publique dont l’impact social est rendu visible par la grande implication de la fanm doubout dans l’activité économique.
Ces traits déterminatifs articulés dans ces chansons de la fin du vingtième siècle figurent aussi dans des chansons plus anciennes, ce qui pose une continuité de regard et de perception consensuelle. Ainsi, c’est surtout dans la chanson « Asi paré » – « Il paraît » ou « Il paraît que », fondamentale car biguine classique de la chanson traditionnelle martiniquaise, écrite par une femme, Léona Gabriel, dans la première moitié du vingtième siècle, qu’est le plus éloquemment proposée une description problématisée et critique des traits particuliers et du discours sur la « fanm doubout ». Il a fallu certes attendre la fin du siècle pour parvenir à la présence directe de l’appellation « fanm doubout » dans le titre d’une chanson. Toutefois, paroles et pensées proposées par l’homme, « Ich manman » (1987) et « Fanm doubout » (1994) se contentent de faire l’éloge de la fanm doubout et d’en décrire les circonstances de vie. L’on y parle de la femme, à la femme, la femme parle à l’enfant mais dans « Asi paré », la femme prend impérieusement la parole pour s’adresser à l’homme et parler d’elle. Les allusions, implicites dans les chansons de 1987 et 1994, sont explicitement affichées dans celle-ci qui date de la toute première moitié du vingtième siècle. Les chansons « Fanm doubout » et « Ich manman » rendent de manière implicite des sens maintenant entendus que, grâce au temps, la chanson « Asi paré » – avec d’autres – s’était déjà chargée d’ancrer.
Une femme, auto-identifiée, nommée et caractérisée « créole » contredit les désordres causés par l’homme, et dit avoir les capacités d’assumer les responsabilités parentales et familiales. Ce qui peut paraître au regard simpliste comme un jeu infantile engageant le défi relevé naïvement et pompeusement démontre en fait une singulière complexité de structure et de contenu. Dès les premières paroles de « Asi paré », il apparaît clairement que le sujet féminin s’oppose catégoriquement à une situation agressive : « Alé musieu […]/Ti-manmay-la man ké swanyé-i ba-w/[…] Loyé kay-la man ké péyé-i ba-w/Man sé kréyòl man ni kouraj […]/Man lé wè-w isi a Fòrdefrans » – va-t-en/ de notre enfant, je m’occuperai/ je paierai le loyer/je suis une Créole et donc j’ai du courage […]/Tu ne perds rien pour attendre (215). Le contexte et la raison de ce déploiement de parole féminine directe sont ceux d’une vexation morale et affective menant à un certain désordre, d’où le ton défensif, combatif et le fait que le discours se présente comme une déclaration de force et de pouvoir en dépit des apparences. L’homme a signifié à autrui son intention de se séparer de sa conjointe. Une pareille situation revient à installer la femme, doublement, dans la place de la « fanm tonbé » – femme tombée d’abord en raison de l’intention et ensuite en raison de la divulgation publique à son insu. Il est vrai que le titre, « Asi paré » – Il paraît que » – sous-entend bien que les propos indirects de l’homme ont été rapportés à la femme. L’on comprend aussi que les paroles masculines ont prédit, pour la femme, une chute et une incapacité de relève. Elle répond donc à cette double déloyauté par la verbalisation assurée de sa détermination à rester debout, sachant que la défection de l’homme peut mener à la chute morale, affective, économique et sociale. La femme assure qu’elle prévoit des actes de défense s’apparentant tous au Douboutisme. Cette détermination est présentée comme inhérente à la femme dite créole, c’est-à-dire issue du milieu caribéen, vraisemblablement nègre, à qui les circonstances historique, sociale, économique et psychologique auraient forgé une identité et des propriétés à toute épreuve. La femme parle en son nom propre et magnifie sa subjectivité mais en même temps, elle s’insère dans un tout dont la réalité, selon elle, est incontestable. La force du discours est ainsi à voir dans le fait que le « Je » insinue qu’il n’est seul qu’en apparence puisque inscrit dans un « type » communautaire constituant une force multiple. Ainsi, en alliant ce particulier « man » – je – au type général – kréyòl –, la locutrice émet l’idée de concept sous lequel elle comprend la catégorie genrée à laquelle elle appartient. Partant, cela donne à son discours une forme d’objectivité et de crédibilité qu’elle veut, bien entendu, percutante. La valeur ontologique et politique de l’affirmation identitaire « man sé kréyòl man ni kouraj », – « je suis créole et donc, je suis courageuse » – est indéniable. En raison de son substrat ontologique, il est intéressant de décrypter cette parole à la lumière d’un dicton très populaire selon lequel « sé mwen menm ki sé mwen menm », c’est-à-dire « c’est moi qui suis moi-même » et qui marque vivement la question de l’authenticité imprégnant le regard ontologique en Martinique, où là, on contredit la perspective française et rimbaldienne selon laquelle, « Je est un autre ». « Sé mwen menm ki sé mwen menm » est souvent cité dans des cas de tension où l’identité et les capacités sont remises en cause et où le locuteur veut politiquement rappeler qu’il est capable, égal à lui-même et qu’en aucune manière, il ne faillira à son authenticité. Il faut ajouter à cela la notion de liberté qui parcourt cette perspective. Le locuteur assure d’une part qu’il est libre, et d’autre part, que cette liberté mobilise l’authenticité de lui-même pour une action contradictoire et surtout concluante. « Man sé kréyòl, man ni kouraj » est en réalité un écho sémantique et métaphysique de « sé mwen menm ki sé mwen menm », et toute la force politique de cette auto-description réside dans le syllogisme corrélatif au niveau de « kréyòl » et « kouraj » et l’égalité incompressible qu’elle établit dans le principe d’identité de soi selon lequel « Je » est rationnellement, irrévocablement « moi-même ». C’est bien une description de la « fanm doubout » qui est proposée dans « Asi paré », où elle est caractérisée comme totalité agissante au moyen d’un fort psychisme et d’une forte grande énergie physique à la fois.
En tout cas, au vu de ces descriptions, du début à la fin du siècle, une « fanm doubout » apparaît comme une femme en crise et une femme offensée mais une femme en crise et offensée et une mère abandonnée qui regarde sa crise avec l’intention de la luter. En ce qui concerne les sujets femme, homme et enfant, le couple, les parents et la famille, le discours pose une question humaine dans un premier temps. Dans un deuxième, il soulève des questions ayant trait à l’idée, l’idéologie, la perspective et la philosophie vis-à-vis de ces catégories. Les trois chansons montrent nettement que, pour la famille, l’idée et la pratique de couple et de parentalité sont remises en cause, ayant d’un côté un couple, un homme, un père et une paternité désagrégés et de l’autre, une femme, une mère et une maternité en action. La fanm doubout est qualifiée autant par la pensée active qui traduit une orientation politique que par l’action qui permet d’accomplir. Au premier abord, l’impression est que l’orgueil de la femme est engagé, du fait de l’humiliation, et il va de soi que l’émotion l’est, aussi. Seulement, celle-ci est accompagnée de logique analytique de sorte que l’on voit bien que la raison tempère son émotion. La situation imposée suscite chez la femme des opérations cognitives, pensantes et imageantes mais aussi une intense activité psychique dont l’objet ne souffre que la matérialisation par l’action physique. Par sa prise de parole, surtout dans « Asi paré », la fanm doubout émet un discours sur l’homme « musieu », sur l’enfant « ti-manmay » et sur elle en tant que sujet caractérisé et conscient de sa caractérisation, « Man/kréyòl » – Je/créole. Son prononcement sur tout cela dégage les tenants du Douboutisme qui lui-même dévoile un problème humain et les manières qu’a la femme d’y répondre. La femme de « Asi paré » déclare en effet le Douboutisme, soit sa politique, son état psychique, son positionnement philosophique et sa posture pratique.
Agi par la femme, le Douboutisme est le fait de l’homme, car il prend effet dans l’abandon par l’homme. Ce n’est toutefois pas l’homme en soi qui rend une femme « doubout » mais plutôt ses manquements qui la contraignent à une situation où elle doit puiser, pertinemment et consciemment, dans des ressources somme toute nécessaires. Le Douboutisme est complexe, car à l’allure spontanée et fatale, il répond malgré tout à une dialectique engageant la cause et l’effet. C’est une réaction raisonnée, voire raisonnable, à la perversité et en tant que praxis et concept à la fois, il fait ressortir toute la raison pratique et la raison critique qui influencent le sujet femme dans la formulation de sa rétorsion. Mais tout de suite, la spontanéité avec laquelle il est exprimé mène à penser que le Douboutisme est l’unique recours possible. Contrairement aux conditions de vie féminine d’aujourd’hui où la question du droit et du devoir et de la loi de la famille est traitée légalement, anciennement, la femme abandonnée par l’homme avec des enfants n’avait pas d’autre recours. Les solutions légales n’étaient pas envisagées et ne faisaient pas partie des mœurs. L’organisation juridique relevant du système colonial n’était pas non plus particulièrement fondée sur la justice pour ce qui est des colonisés. Le recours au Douboutisme, de même que sa prédominance, signale l’état structurel et organisationnel de la société à un moment donné de son évolution et les réactions des membres de la société vis-à-vis du vide juridique. Le Douboutisme est aussi en cela un résultat de la pression coloniale sur la relation inter-genre au moment où prévaut la colonie, et de la défaillance étatique au moment où prédomine le système départemental qui, d’un côté, n’assure pas à la citoyenne un environnement psycho-social et économique assez « sécure » pour lui inspirer la démarche juridique et enfin, qui n’assume pas l’application sérieuse de lois protégeant les individus (les plus vulnérables) et la famille. Aussi salutaire qu’il semble être, le Douboutisme, qui est donc là aussi structurel et systémique, met tout de même en évidence le déficit de moyens officiels et formels chez la femme qui ne peut contraindre l’homme et exiger légalement de lui une prise en compte sérieuse de ses devoirs et le respect de ses droits et de ceux de leurs enfants. Il comble donc les espaces laissés improductivement vacants par la défaillance masculine, paternelle et maritale, et la défaillance du système étatique, autant qu’il les met en lumière.
Dans le contexte familial, l’abandon, qui place la femme dans la position de la « fanm tonbé » se situe à plusieurs niveaux avec une accentuation particulière sur l’un d’entre eux qui signale la psychologie et la position idéologique de l’homme. En disant « musieu » dans « Asi paré », la femme signale qu’elle s’adresse à l’homme frontalement, presque nommément, et que la défection de ce dernier la concerne directement en tant que femme. Mais très vite, après avoir signalé que l’homme la quitte, elle, en tant que femme, – « ou ka kité mwen » – elle fait apparaître la notion de famille et de paternité responsable, car, de manière sous-jacente, ressort le fait que cet homme est père et qu’en abandonnant la femme, il abandonne aussi la mère, son enfant et son rôle de père, ce justement sur quoi l’accent est mis. Apparemment, dans la cellule familiale, l’homme ne se positionne pas en tant que père vis-à-vis de l’enfant, mais en tant qu’homme (vis-à-vis) de la femme. Le départ est donc total et la paternité ne dépend pas de l’enfant mais de la relation avec la femme. Cela laisse entendre que la charge parentale, émotionnelle et morale doit être assumée uniquement par la mère, ce qui peut faire vivre à l’enfant un « déficit d’attachement ». En somme, l’homme détermine cet enfant comme un « ych kòn » de fait, soit comme « sans père ». Il s’agit d’une vision problématique correspondant à un système de valeurs particulier et qui montre les limites de la conjugalité et de la paternité dénoncées par la femme à travers son discours chanté.
Prise de parole affirmative, « Asi paré » est aussi une contre-parole annonçant un contre-acte formulé en Douboutisme. En réalité, il est sous-entendu que le départ imminent annoncé par cet homme, qui ne parle pas directement dans la chanson, est dû au fait qu’il ne trouve plus sa femme « belle ». C’est la voix de cette femme qui insinue les paroles de l’homme comme pour marquer l’absence et l’invisibilité qu’il souhaite : « Asi paré ou lé kité mwen/asi paré man pa bèl ankò » – il paraît que tu veux me quitter/il paraît que je ne suis plus belle. Mais déjà, à travers la méthode de parole, transparaissent deux éthiques et personnalités divergentes en ce que c’est auprès de tiers que l’homme énonce une parole latérale concernant fondamentalement la femme tandis que la femme s’adresse à lui directement. Ainsi, l’injonction de partir que formule la femme à l’homme – « Alé musieu » – découle sans doute aussi du dépit mais surtout de l’orgueil, c’est-à-dire non pas du simple amour propre, mais d’un sens de la dignité affirmé et du fait que le choix de séparation provient de lui. Vu qu’elle articule clairement pouvoir assurer un équilibre dans des domaines non assumés par l’homme, l’on a l’impression que son discours promeut un idéalisme subjectif démesuré. Pourtant, la réaction féminine, ici, engage le savoir et la connaissance qui ne laissent pas place à l’idéalisme mais à une conscience, un réalisme et un pragmatisme actifs, dans le sens où la femme utilise les données du réel qu’elle comprend pour se projeter dans un futur voulu dignifiant. La femme sait que l’abandon annoncé est irrémédiable et qu’elle ne peut contrôler la volonté de l’homme. Elle s’avance donc comme un être capable d’endurer un abandon chargé de graves conséquences sans jérémiades et autres suppliques entamant sa dignité. Par sa parole qui ici traduit le plus hautement les mécanismes douboutiques, à savoir, « Alé musieu […]/Ti-manmay-la man ké swanyé-i ba-w/Loyé kay-la man ké péyé-i ba-w/Man sé kréyòl man ni kouraj […] », la femme reconnaît une impuissance et affirme en même temps une puissance. Face aux éléments de faiblesse qui lui sont présentés comme nouveaux facteurs de vie, elle oppose des éléments de force qu’elle assure posséder intimement. Tout cela est résumé très pragmatiquement par la maxime courante : « Fanm tonbé pa janmen dézèspéré » – Une femme déchue ne perd jamais espoir. Refusant le rapport de force, mais aussi l’oppression, elle reconnaît ne pas pouvoir agir sur la volonté et l’insanie de l’homme pour l’obliger à sa double responsabilité envers l’enfant et elle. C’est dans le rappel de ses responsabilités et l’appel à sa conscience qu’est mis en relief l’absurde du comportement masculin, c’est-à-dire que celui-ci affiche une action en dehors de la raison. D’emblée, face à la confusion masculine concernant l’identité de conjoint et celle de père, la femme distingue nettement son identité de femme et celle de mère. « Alé musieu » – va-t-en – signale qu’en tant que conjointe (que femme), elle ne s’oppose pas à la résolution unilatérale de l’homme de mettre fin à leur relation. Cependant, la référence immédiate à « ti-manmay » signale une vigilance et une opposition concernant les responsabilités paternelles de l’homme, qu’elle pressent inactives d’où l’annonce d’un Douboutisme total qui s’ancrera dans le devoir maternel guidé par l’éthique.
Le discours douboutique engageant la notion de Totalité peut donner l’impression d’une émasculation. Le terme « doubout » figurant à l’appellation titulaire de la femme peut renvoyer à la réaction physiologique typiquement masculine que « bwa doubout » souhaite symboliser. Rendre l’identité féminine carrément analogue à la particularité masculine par une simple mais éloquente permutation de « bwa » par « fanm » est lourd d’implications métaphysiques puisque l’opération peut alluder à une transmutation où la femme serait elle-même une érection ou capable de produire une érection évinçant l’homme. Toutefois, l’appellation ne relève pas du choix féminin et c’est l’homme qui l’a ainsi nommée, affichant déjà par là des aspects de sa perspective. L’on ne peut par conséquent pas prêter à la fanm doubout d’intention d’émasculation. Le Douboutisme ne signifie pas un « hommicide » – meurtre de l’homme – dans le sens où l’intention de Totalité de l’action douboutique n’est pas dirigée contre l’homme à proprement parler mais se manifeste pour le maintien de ce que « la fanm doubout » détermine comme essentiel et prioritaire. Il vise d’abord les conséquences sur la femme et surtout sur l’enfant des actes perpétrés par l’homme. En vérité, le Douboutisme opère sur le territoire de la femme. Il n’atteint pas la source du problème, c’est-à-dire l’homme qui perpètre les actions déconstructrices, en ce que l’œuvre féminine se déploie, non pas sur le territoire de l’homme, mais au niveau des victimes de l’action néfaste de l’homme, soit l’enfant et la femme. Il ressort clairement que le sujet femme de la chanson est mis au pied du mur et n’a d’autre choix que de parer le coup sournois par l’endiguement et en cela peut déjà être vue l’une des limites du Douboutisme.
En annonçant l’abandon, l’homme annonce un « sens » circonscrit pour la vie de la femme et de son enfant. Il tend à une prédétermination du destin de la femme et de l’enfant, destin dont la forte négativité serait prévisible. En somme, par le comportement absurde, il annonce une négation d’existence. Néanmoins, face à cette impression de fatalité et d’absence de choix ou de choix exclusivement limité à une seule coordonnée, c’est-à-dire à celle de faire face à la gravité de sa nouvelle situation réelle, la femme en élargit tout de même les limites et semble proposer que, pour elle, l’enjeu est soit de mourir soit de réagir à son avantage pour obvier la mort. N’ayant en apparence pas de choix, elle suscite pour elle la notion de choix, diminuant ainsi l’impact dans sa décision de l’acte masculin. Elle affirme que si cette action masculine est réelle et applicable, si elle ne peut agir directement sur et dans le lieu de l’homme, son choix peut aussi exister et être mis en œuvre dans le lieu qu’elle définit pour formuler le « sens » intrinsèque et ouvert qu’elle octroie à sa situation après l’abandon. Ainsi, face à l’acte négationniste, la « fanm doubout » en parole dans « Asi paré » affirme être un sujet « solutionnant » et. pose un choix d’existence affirmatif. En fait, en énonçant clairement son recours et sa méthode, la femme se libère. Elle se libère du carcan dans lequel l’acte masculin d’abandonnement prévoit de la contenir. Se libérant donc, elle magnifie la notion de liberté qu’elle semble concevoir comme guidance puisque, en réalité, ses actes indiquent un discours consistant à soutenir que si l’homme est libre de ses choix et actes, quoique ayant des conséquences importunes sur autrui, elle est elle aussi libre de se distinguer par ses choix, ses actes et le système moral et éthique qui les portent. Deux choix, deux lois, deux sens et deux volontés donc s’opposent et la femme affirme pouvoir agir en un autre lieu et domaine déterminés et ordonnés par elle, celui de l’action probante soutenue par une déontologie. C’est cette position entre impuissance et puissance, entre impression de choix imposé et de choix auto-déterminé, d’identité imposée et d’identité affranchie qui traduit la complexité et même un certain malaise par rapport au fait du Douboutisme. Toutefois, la femme déclare l’espace de puissance dans lequel elle se positionne et se soustrait ainsi aux prédictions de chute et de déchéance du fait de l’abandon. En somme, elle refuse pareillement d’accorder plein pouvoir à l’homme en raison de son inconséquence magnifiée elle-même par la bassesse de la motivation puisque la raison menant l’homme à quitter femme et enfant est capricieuse. Elle s’inscrit donc dans le refus de laisser vaincre l’absence d’éthique et la pétrification métaphysique. À bien y regarder, la femme lutte contre la perspective de déchéance mais, implicitement, elle est aussi en lutte contre l’idéologie masculine et ainsi se dégage le fait que deux philosophies et deux systèmes de valeurs contradictoires s’entrechoquent. D’un côté, se trouve celle de l’homme considérant, sans scrupule, un abandon total en dépit d’obligations lui incombant et de l’autre celle de la femme condamnant cette perspective en choisissant le scrupule. Ainsi, le Douboutisme est une sorte de réaction défensive, d’évitement et de projection aux apparences spontanées mais aux fondements rationnels. C’est un acte contre et un acte pour à la fois, contre la chute et l’absurdité et pour l’élévation. Le Douboutisme est un refus et une affirmation et selon cette perspective, il a une visée transformatrice. Il veut agir sur la conséquence envisagée par l’abandonnement masculin, conséquence selon laquelle la femme sans homme et sans père pour son enfant sera doublement déchue. En fait, ici, la déchéance de la femme prendrait surtout effet dans la « ychkonisation » de l’enfant. Le Douboutisme veut donc (r)établir l’éthique et manifester trois solidarités, envers l’enfant, envers la mère et envers la femme. Une pareille solidarité s’était déjà manifestée en pleine esclavagisation par les avortements témoignant du refus que l’enfant, la mère et la femme soient les objets d’un projet décadent. La portée politique de ce refus exprimé en cet acte se fait d’autant plus percutante que cette fois-ci, à la vie spirituelle souhaitée pour l’enfant avorté jadis s’accorde aussi la vie pleinement organique pour l’enfant d’aujourd’hui qui va témoigner littéralement de l’accomplissement. À ce propos, il faut dire là que dans la société martiniquaise d’aujourd’hui, l’unique chant d’Africains connu de l’époque plantationnaire et maintenu dans le répertoire bèlè est une complainte dans laquelle un enfant demande à sa mère où est sa sœur Ida (Idaé). La mère répond que « Idaé est vendue et livrée ». Le maintien dans la mémoire et la passation dans un espace signifiant du souvenir de ce phénomène singulier de l’arrachement de l’enfant à la mère et partant, de la décomposition de la famille dans le contexte esclavagiste, signale sans doute éloquemment l’endroit où le traumatisme est le plus inconsciemment et virulemment ressenti et où les actions et le travail à entreprendre pour tenter de l’endiguer peuvent par conséquent se situer. Il est aussi signifiant que ce soit un enfant qui pose la question et la mère qui lui énonce douloureusement le démantèlement de leur structure commune, car cela montre, dans un premier temps, la composition familiale – mère-enfant –, composition déjà réduite par la non-présence du père. Dans un deuxième temps, cela montre l’extension violente de la réduction par la soustraction agressive d’un autre enfant, ce qui révèle éloquemment l’enjeu primordial auquel ils font face. Dans le contexte où père et enfant sont soustraits de la cellule familiale, celle-ci, c’est-à-dire la famille mais aussi la notion même de famille s’annulent. Idaé n’est pas seulement « vendue ». Idaé est « vendue et livrée », c’est-à-dire que l’acte de vente est renforcé par un achèvement, la livraison, ce qui implique une sorte de « finitude » de leurs possibilités, dans le sens où aucun espoir ne subsiste de récupérer un jour Idaé. Idaé étant perdue à tout jamais, la famille pourra elle aussi être à tout jamais perdue. Mais par des choix et actes douboutiques de la « fanm doubout », le Douboutisme dit un désir de vie pour l’enfant et la famille et englobe une large temporalité en ce qu’il s’inquiète du présent et du futur de ladite famille. Il formule donc certes le refus de la désintégration de la famille mais aussi celui de la récession de la notion de famille.
Il faut donc voir en effet dans le Douboutisme une praxis voulant conjurer l’ultime prédit, c’est-à-dire, qu’il vise l’annulation des préceptes et actes prédisant l’annulation de la famille et des possibilités pour la famille. Il se présente lui-même donc en possible et alternative mais aucunement en fin ou finalité. À en juger par les propos des chansons, il se présente plutôt comme un passage ou une étape tendant vers une fin différente envisagée. Ses principes réactifs tiennent compte à la fois du court terme puisque la réaction de la « fanm doubout » est immédiate et qu’elle doit parer au plus pressé, et du long terme puisqu’elle envisage un futur clair et réel en dépit de tout. Malgré les impressions de dépit et de force incontrôlable faisant que la notion de choix apparaisse comme compromise et le Douboutisme comme imposé par les déficiences du système de régulation socio-juridique officiel et l’inconstance masculine face à laquelle la femme est impuissante, l’on ne peut dire que le Douboutisme soit une résignation et implique un renoncement et un abandon de soi. Au contraire, il s’agit plutôt d’une prise en charge de soi et d’une conscience complexe dans une situation complexe où la femme ne semble pas avoir beaucoup d’espace d’action mais où, tout de même, elle va œuvrer pour la constitution d’espace par l’action et le travail. Car, face à la pression extérieure, la position politique de la « fanm doubout » est de signifier les actions qu’elle entreprendra par la force de son travail – loyé kay-la man ké péyé-i etc. – mais aussi par sa force morale et intérieure – man sé kréyol man ni kouraj – pour transformer la situation et éviter la chute que l’Autre souhaite pour elle et son enfant. Outre la composante morale qui guidera le contre-acte, « Ti manmay-la man ké swanyé-i ba-w, loyé kai-la man ké-i péyé-i ba-w » implique bien qu’il y aura correction mais de manière complexe, car tout se fera selon la mesure et l’ordre du travail de la femme, dans le domaine affectif, social et économique. Il est à noter également le fait que la fanm doubout de « Asi paré » met en relief la valeur transformatrice de son travail vis-à-vis de l’homme qui apparemment en a profité matériellement et moralement. Dans l’exhortation qu’elle lui formule de partir, puisque tel est son souhait, figure : « Ranjé mal-ou, pran lenj travay-ou/Men pa touché bèl konplé gri-a » – « Tu peux faire ta valise et prendre tes vêtements de travail/Mais attention, ne touche surtout pas au beau costume gris ». L’homme de la chanson apparaît aussi là comme un homme entretenu et la fanm doubout comme ne répondant pas à la donnée classique de la femme acculée socialement et économiquement. Les propos sous-entendent que ledit costume gris fut offert par la femme qui s’était chargée de promouvoir l’homme socio-économiquement et symboliquement, vu que l’unique tenue qu’il possède est celle rappelant des conditions sociales et matérielles modestes – lenj travay – vêtements de travail. C’est ainsi que se dégage l’engagement envers la mobilité métaphysique et que cette femme annonce une ferme intention, une méthode, un résultat projeté. L’on saisit que la réponse féminine s’établit dans la complexité d’un raisonnement alliant l’hypothèse, l’induction, la déduction, autant le cognitif que le conatif et qu’elle s’inscrit dans plusieurs ordres. D’abord dans un ordre relatif au formalisme, puisqu’elle articule la forme logique qui dénotera son action douboutique. Ensuite, au matérialisme puisque son action vise un résultat objectif et concret et enfin, au moralisme puisque les valeurs morales en constituent la prémisse. C’est une véritable déontologie du comportement qu’elle développe en prenant position sur la moralité et les principes devant la gouverner. Par l’entremise de son « travail » et de son « courage », le Douboutisme est alors pris pour un espace de production et de construction. Le choix porte là en réalité sur le système de valeurs et conséquemment, le Douboutisme révèle des typologies de personnalité et de perspectives, celles de la femme mais aussi celles de l’homme.
Le Douboutisme est une affirmation et détermination d’existence, qui, si son déclenchement est activé par un tiers, possède une nature choisie par la femme qui déclare autant la connaissance que la reconnaissance de sa personne en tant qu’entité authentique, consciente et libre. Elle indique implicitement qu’elle connaît exactement le lieu précis où elle sait pouvoir agir, ce qui la présente comme pourvue de discernement, comme précise, directe et pertinente. C’est une femme consciente qui se dégage de ce portrait, capable d’émettre une parole homodiégétique : « Man sé kréyòl, man ni kouraj ». Dans ce paradigme, c’est la dimension maternelle de son identité qui, après l’abandon, prédominera, puisque la femme de « Asi paré » souligne que ses responsabilités se situeront surtout à ce niveau. Ainsi, si le Douboutisme prend sa source dans le relationnel liant l’homme et la femme, il se manifeste et prend sens en raison de la présence et de la situation de l’enfant : « Ti-manmay-la man ké swanyé-i ba-w ». Le Douboutisme concerne bien la famille, en particulier l’enfant, a fortiori, la société et c’est ainsi qu’il signale une résolution de construction.
Le comportement masculin conduit à la correction féminine. En plus d’un discours sur sa dignité, c’est en somme une promesse d’« érectibilité » que formule cette femme qui affirme avoir des ressources mentales et morales pour contrecarrer l’agression qui veut lui imposer la position « couchée ». La femme affirme qu’elle assumera « à la place de » l’homme – ba-w (pour toi) – les responsabilités qui normalement lui incombent et cette volonté n’est ni une tentative d’effacement ni une castration initiées par la femme. En réalité, l’attitude relève d’une appréciation particulière pour la raison attendue que la femme ne fait que ce qu’elle a à faire. Il n’est nullement question de remplacer l’homme, d’usurper sa place ou, par irréalisme, de se substituer à lui de manière simple. La femme recourt à une stratégie discursive – ba-w – pour rappeler à l’homme ses responsabilités, pour souligner, dénoncer et condamner l’irresponsabilité. Le discours douboutique de la femme, amplifié par « ba-w », indique ainsi que l’homme viole les règles normatives qui régulent l’ontologie de genre, psycho-sociale, conjugale et familiale. Il est à la fois en dehors de la loi masculine et en dehors de la loi morale de la société, d’où le fait que le Douboutisme se présente comme un discours d’intégrité et sur l’intégrité. Par son acte et la correction féminine induite, et comme le montre le fait que sa parole soit rapportée par sous-entendus dans la chanson, l’homme choisit lui-même autant l’« inaudibilité » que l’invisibilité, soit l’effacement. Mais « ba-w » signifie aussi que la femme comprend que l’homme opère, sur sa propre personne, une manœuvre de castration, d’auto-amputation de ses « graines » – testicules – symbolisant normalement une identité masculine fondée dans le sentiment de devoir conjugal, paternel et familial. L’insistance faite par « ba-w » ne fait que rendre explicitement visible l’auto-castration masculine. Cette même dénonciation souligne deux types de perspectives et de positionnement psychologique et idéologique antinomiques, soit, d’un côté, une aberration et de l’autre, une lucidité. En mettant autant en relief la défaillance paternelle, conjugale et masculine de l’homme par la formule « ba-w » la femme allude aussi à son action qui n’est autre qu’une action productive – comme elle le spécifie – et ainsi, « ba-w » signale implicitement aussi une production « pour elle ». En fait, c’est parce que la mère lucide comprend tous les dangers qui guettent l’enfant du fait de l’action du père aberré que son choix concerne l’enfant exclusivement à partir d’une approche de production. L’innocence qui caractérise l’identité et les circonstances de l’enfant augmente à la fois l’importance de la pensée et du geste maternels et l’abomination de ceux du père.
C’est ainsi que se signale l’entreprise de l’action aussi « pour elle », car les particularités de cette entreprise lui permettent de se dissocier de l’acte irraisonné, irraisonnable et aberrant du conjoint et père. À l’imprécision identitaire – musieu – pour l’homme est opposée la précision du terme « kréyòl » qui traduit l’identité que la femme déclare personnellement. Le Douboustisme est par là un acte d’individuation et de distinction. L’opposition d’identité manifestée par la terminologie qualificative – « musieu »/« kréyòl » – renforce l’opposition de nature mais aussi l’opposition politique et philosophique, de même que la divergence de point de vue sur la situation. Le Douboutisme a donc là une valeur objective. C’est en somme à la révélation de la vérité sur l’identité masculine que procède la femme. Par son acte abandonnique, l’homme semble soutenir un discours sur son pouvoir. Il a le pouvoir de l’absence, de la présence, de défaire et de contrôler. Par-là, il tient lui-même un discours doublement ontologique, sur lui et sur la femme. Seulement, la femme réplique en (r)établissant la vérité sur son identité, en le remettant à sa place de « sans graines ». Mais elle est consciente de l’importance capitale des « graines », c’est-à-dire de l’homme et du père, qui ont leur place, physiquement et symboliquement, dans le processus de construction familiale et de l’enfant. C’est la raison pour laquelle elle se résout à les faire exister, d’une certaine manière, pour l’enfant et son intégrité, comme l’indique « ba-w ». Elle attouche ici à la question de la représentation et du sens symboliques.
La lucidité de la femme et l’objectivité qui caractérise le Douboutisme suggèrent que l’intention de la femme n’est nullement de « porter » les « graines » et de prétendre représenter physiquement le père mais de proposer une approche parentale qui inclut une présence paternelle par le biais d’actes ordinairement associés au père dans la vie de l’enfant. La mère est déterminée à ce que son enfant ait une mère et un père et donc, qu’il bénéficie de l’équilibre familial et parental. Son acte douboutique s’avance ainsi comme un discours sur le type de famille souhaité, une famille ne sacrifiant ni la présence, ni la fonction et le symbole de la mère ni ceux du père. C’est ici qu’il faut voir la fin et la finalité des actes de la femme et le Douboutisme comme un passage les sous-tendant. Cette volonté d’équilibre se manifeste ironiquement puisque, en rappelant que certains actes échoient à l’homme mais qu’elle les assumera faute de (la présence de) cet homme, la femme souligne bien qu’elle n’est pas un homme et donc ne peut (re)produire une totalité masculine. Toute la tension assumée par le Douboutisme est déclarée dans la pression sous laquelle la « fanm doubout » agit malgré sa perspective éthique. Mais comme déjà souligné, le Douboutisme est également un refus multiplié. C’est le refus du « tonbé » de l’enfant et aussi de la mère, le refus de la victoire de l’irresponsabilité sur la responsabilité, le refus de la précellence de l’inconséquence morale sur l’éthique. Le Douboutisme est une éthique du comportement soutenue par une pensée éthique mais il signale aussi le type d’éthique souhaité par la femme pour la relation avec elle-même, avec l’homme et pour la famille. Si, par ses actes et l’idéologie qu’ils sous-entendent et comme exposés dans « Asi paré », l’homme choisit une masculinité douteuse et curieuse, en tant que femme, celle qui parle choisit une féminité engagée et ce faisant, elle donne un sens à ladite féminité et en signale autant les paramètres de connaissance que les exigences. Elle attire l’attention à la fois sur l’objet et le sujet féminin en ce qu’elle répond directement à la question de savoir ce qu’est une femme – « Nou fanm » (Nous les femmes) – et ce qu’est la femme qu’elle est – « Man sé » (Je suis), ce qui place déjà son approche à la fois dans le domaine de la philosophie transcendantale et de la philosophie morale. Dans son impuissance à contraindre l’homme à la responsabilité conjugale et paternelle, dans sa position tendue de femme assumant une forme de masculinité malgré elle et consciente des limites de cette assomption, dans ses projections finales de famille équilibrée et son passage par le Douboutisme, ses forces intimes, morales et psychiques se décuplent, devenant toutes- puissantes. Elle deviendra figurativement, non pas un homme, mais plus un père, comme d’ailleurs sa parole courante le dit clairement en Martinique, « sé mwen ki manman, sé mwen ki papa » – je suis mère et je suis père à la fois. Notons bien qu’elle ne dit pas « sé mwen ki nonm » – je suis l’homme – comme pour porter la perspective sur le genre ou même la biologie. Il est d’ailleurs étonnant de constater dans la chanson « Fanm doubout », une chanson qui rapporte les perceptions populaires sur la fanm doubout, la présence de « sé vou ki nonm épi fanm » – tu es homme et femme –, une perspective qui ne se vérifie pas dans les émissions de pensée et de paroles populaires sur (par) la femme en Martinique.
La « fanm doubout » n’est pas dans la confusion sur le plan du genre ou de sa biologie mais dans la conscience du sens de sa situation vécue et des fonctions qu’elle occupe à l’intérieur de cette situation et auprès de l’enfant. « Père » et « mère » sont là les deux constituants qui désormais, marqueront principalement son identité re-formée de « Fanm doubout ». À la fin des années soixante-dix, Claudy Largen chante une biguine dans laquelle la mère s’adresse à son fils en lui assurant : « Si papa-w pa la, sav manman-w doubout » – S’il est vrai que ton père est absent, sache que ta mère est bien debout. Comme dans la chanson zouk de 1994, « Ich manman », ici, l’enfant lui-même est appelé à la conscience du fait paternel et du fait maternel. Sa conscience et sa raison critique sont sollicitées pour qu’il active le sens de discernement lui permettant de concevoir, de savoir et de comprendre clairement les sujets, les fonctions et les identités respectives de sa « mère » et de son « père ». L’opération, ici, démet la confusion, et le discours maternel est de l’ordre du gage de confiance et de l’assurance de vie formulée par la mère, qui marquent le Douboutisme. Tout cela est à comprendre également selon une perspective exprimée par un dicton courant selon lequel, « lè ou pa ni manman, ou ka tété papa » – en l’absence de la mère, l’on tète le père. Alors que cette posture universelle est exprimée en français (et en France) au moyen de références animales comme, « Faute de grives, on mange des merles », en Martinique, elle est traduite par les notions de « mère » et de « père ». Mais ici, l’inversion est notable en ce que le père est un palliatif. Le père devient carrément mère biologique puisqu’il peut être « tété », ce qui suppose qu’il est pourvu d’organes exclusivement féminins pouvant secréter une lactation. Un pareil dicton mène à entrevoir une perspective et des pratiques dans le milieu caribéen où le contexte historique a pu conduire, au niveau de la personne humaine, à des situations ou des opérations hors du régulier. Cependant, contrairement à l’homme de ce dicton transmuté en une physiologie féminine, la re-formation identitaire de la « fanm doubout », du fait de sa situation exigeant les opérations douboutiques, ne se manifeste pas en transformation « monstrueuse ». Dans le cadre du Douboutisme, la mère devient le père moral, social et économique mais pas biologique et physiologique. Elle préserve ainsi, pour l’enfant, l’image, la notion et une certaine présence paternelles sans toutefois provoquer de situation irrévocable concernant sa nature. L’enfant est invité à distinguer cette nature et les attributs moraux s’y rapportant. En réalité, ce qui est indiqué, c’est l’importance de la notion et de la pratique de la paternité. La femme est consciente que le père est important et ne peut se résoudre à construire un enfant sans la figuration et la praxis de cette notion. Prononcé statutairement par la femme, « sé mwen ki manman, sé mwen ki papa » montre bien qu’elle sait que cette « paternité » qu’elle représente s’inscrit, non pas dans une quelconque transmutation génétique, organique ou psychologique, mais dans les actes accomplis et qui dénotent ordinairement le père symboliquement et politiquement. Dite exclusivement par les mères, la formule, « sé mwen ki manman sé mwen ki papa » ne signifie pas qu’elles approuvent la situation. La formule souligne surtout une conscience des circonstances qui obligent à obvier à l’absence paternelle et une conscience du sens et des répercussions de cette absence. Pareillement, « sé mwen ki manman, sé mwen ki papa » exprime la conscience d’une anormalité, car l’expression montre que l’absence du père n’est pas « normale ». Elle met en avant la charge totale incombant à la femme dans les deux registres parentaux, physiquement et moralement, et la part que devraient prendre ces facteurs dans toute analyse ou tout jugement d’un tiers. Froid et direct, « Sé mwen ki manman sé mwen ki papa » est une exposition et une déclaration objectives des faits. C’est aussi une sorte de délimitation paradigmatique, un appel à la vigilance et à la conscience de celui qui regarde la femme et pourrait avoir envie de la juger et de parler de son statut, de son identité et de son cas selon un prisme et des critères simples en dehors de sa complexe réalité et de ses circonstances intrinsèques. En fait, dans les trois chansons, l’énumération des actions accumulées menées par la femme joue un rôle capital, car c’est à travers elle que l’attention est attirée sur le caractère disproportionné et inégalitaire de la situation de « papa » et de « manman » qu’elle vit. C’est donc également une invitation à la justesse et à la justice perceptives, conceptuelles et discursives. La lucidité et le discernement sous-tendent les idées contenues dans l’expression qui signifie, en outre, le travail exclusif et constant, travail qui empiète sur l’expression des autres dimensions de la personnalité féminine. « Sé mwen ki manman sé mwen ki papa » est donc aussi la dénonciation de l’injustice de sa situation. Ici, on perçoit un autre aspect négatif du Douboutisme pratique qui réclame de la femme-mère l’effort physique constant qui peut conduire à l’épuisement. Le Douboutisme ne sacrifie ni la notion de paternité biologique ni celle d’affect paternel. Par-là, il est à la fois une tentative de préservation de la paternité et un plaidoyer pour une paternité exercée par l’homme pleinement.
Bien plus que l’homme, c’est en général le père, le chef de famille. Dans la société martiniquaise telle qu’elle est caractérisée, notamment par le Douboutisme, contrairement à la société française, l’on ne dit pas, « père de famille » mais bien éloquemment, « lé mèr danfan » – « les mères d’enfants », un créolisme signifiant l’expression créole, « manman ych ». Alors qu’en France, on associe étroitement les notions de « père » et de « famille », en Martinique, l’accord est fait entre « la mère » et « l’enfant », ce qui indique une constitution de la famille distincte. Par la chanson de la période esclavagiste à propos d’Idaé, l’on a vu le rapport historique menant à la pratique provoquant une pareille constitution. Cependant, pratique n’est pas vision et les chansons de notre corpus montrent que la vision sur la famille inclut mère, père et enfant. Ainsi, le Douboutisme en appelle à une rupture avec la composition réduite de la famille. En fait, tout le procès d’endiguement, par sa pratique et l’activité spéculative qu’il induit, revient à démontrer le Douboutisme comme ambitionnant l’humanisation de tous les facteurs impliqués dans l’enjeu primordial, soit le rapport entre l’homme et la femme, la famille, le regard sur la femme, l’homme et l’enfant.
La béance causée par l’homme mènera la femme à exacerber un aspect de sa féminité dans une mesure objective aussi fonction de l’homme, mais moralement actif presque exclusivement pour et en fonction de ses enfants. Ici, peut se voir un autre inconvénient provoqué par le fait douboutique, car, si malgré son effacement volontaire, le père n’est pas sacrifié, le Douboutisme n’offre pas à la « fanm doubout » d’espace d’expression en faveur de sa propre personnalité de personne femme en soi. En raison des exigences du Douboutisme pratique et de la grande pression de phénomènes extérieurs à la seule volonté féminine, la « fanm doubout » traditionnelle, nous l’avons déjà souligné, n’est pas tant une « femme » mais surtout une « mère », ce qui fait du Douboutisme non pas l’expression d’une féminité totale mais d’une féminité partielle en ce qu’elle est essentiellement maternelle. L’absence de discours sur la personnalité propre de femme de la « fanm doubout » à l’intérieur du Douboutisme est une amputation capitale et constitue le premier inconvénient épistémique mais aussi pratique du Douboutisme puisque la question de la maternité va de pair avec celle de la féminité. Même si c’est l’image de Dantò, loa on ne peut plus féminin ne doutant aucunement de ses capacités de mère et de femme, vivant une sexualité assumée, qui vient à l’esprit à l’écoute de « Ich manman », sous le travail de l’imaginaire, la fanm doubout apparaît souvent désexualisée, plutôt comme une hommasse, matrone en sueur dans des luttes permanentes entravant son équilibre affectif. Ses luttes sont la particularité de sa situation que retient l’esprit qui associe alors son corps à l’absence d’érotisme et à un objet non désiré. Il n’est pas étonnant que les hommes nomment « fanm doubout » leur mère plutôt que leur conjointe. La fanm doubout est une mère objective, le Douboutisme est un phénomène objectif puisqu’il concerne la mère – même si chez cette dernière, la volonté d’existence verticale est subjectivement déterminée – dans une entreprise objective, et l’objectivité rigide du Douboutisme entrave la pleine expression de la subjectivité de la personne femme. Cette objectivité provoque le phénomène d’amputation volontaire et involontaire, dans le sens où le choix portant presque exclusivement sur l’enfant qui ne doit pas mourir atténue l’espace de concentration possible sur le soi femme. Dans un deuxième temps, l’on voit que l’acte masculin parvient à entamer l’identité de femme de la fanm doubout en la contraignant à une expression exclusive de sa maternité. Enfin, alors que la femme assume le Douboutisme dans la conscience de la force des choses qu’elle déplore et avec une aspiration à un autre paradigme relationnel pour le couple et la famille, les chansons « Fanm doubout » et « Ich manman » traduisent une vision masculine élogieuse mais a-critique de la fanm doubout. Elles signalent déjà une satisfaction masculine du fait douboutique, fait dont le caractère systématique est vraisemblablement vu comme allant de soi et partant, qui obombre la remise en question des causes systémiques qui le provoquent. De plus, concentré sur la femme, le Douboutisme met crucialement l’accent sur l’homme auquel il est doublement lié en tant qu’enfant de sa mère et ensuite, en tant que père probable d’un enfant à mère fanm doubout, instances qui à première vue, semblent le présenter comme grand bénéficiaire mais qui en fait, ne manquent pas d’afficher le caractère complexe de toute question afférente au phénomène douboutique.
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Conclusion
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À travers les époques du vingtième siècle, l’image véhiculée de la femme par les chansons reste constante pour ce qui est du type, des circonstances et de la fortitude avérée. La condition première expliquant la présence du phénomène douboutique et de l’identité de fanm doubout est l’adversité systémique et systématique. Non-immanent, disposition aucunement idéale, le Douboutisme est une rétorsion intérieure philosophique et une contre-action pragmatique à une perversité exercée de et par l’extérieur. Il n’en est pas moins un engagement et une action politiques en faveur du primordial de la société, la famille. Il est un espace de révélation de l’instance de femmisation, de la personnalité féminine et implique un contexte favorable, une action et un état d’esprit. C’est d’abord dans et par le rapport avec l’homme, en tant que femme et en tant que mère, que la femme est (devient) une « fanm doubout ». L’adversité imposée dans le cadre de ce rapport, déjà conditionné par une vulnérabilité sociale et économique, est souvent une séparation totale, c’est-à-dire, de corps et d’esprit, unilatéralement décidée par l’homme. Le Douboutisme se manifeste le plus ardemment dans le cadre relationnel et conjugal impliquant de surcroît la présence d’enfants conjoints et ainsi, le phénomène est bien lié à la famille. Comme tel, il renseigne sur le collectif familial mais aussi très directement sur les entités composant la cellule familiale : la femme, l’homme, la mère, le père et l’enfant. Il met aussi l’accent sur la notion de travail. Le Douboutisme est le dévoilement de la société entière dans ses états les plus saillants indicés par ses coordonnées les plus flagrantes, la famille et le travail de/dans/par/pour la famille. Face à l’adversité, traditionnellement, le trait de personnalité prédominant pose la femme comme « fanm doubout » qui observe un comportement transformatif de la nature du Douboutisme qui, s’il ne lui permet pas de se femmiser totalement en tant que femme singulièrement, c’est-à-dire que s’il amplifie une seule dimension particulière de la féminité, il lui garantit une pensée et une action éthiques de même qu’un positionnement existentialiste dans un domaine de l’identité féminine. Il lui permet, en somme, de déclarer et de spécifier, toujours par le même procédé et les mêmes exigences du femmisme, son identité de personne humaine et les modes opératoires qui vont permettre de la (re)connaître. Attitude morale, il est tout de même une instance individuante conduisant à une action transcendantale. Le Douboutisme est aussi une action qui, parce que répétée, formalise un discours féminin très sérieux qui dit l’état et le positionnement idéologique sur la société. Avec gravité, il révèle, dénonce, corrige. Il énonce un système de valeurs dénotant une éthique à atteindre pour le constituant le plus décisif de la construction sociétale, la famille. C’est donc aussi une réaction et une action contre l’absence masculine et paternelle et un plaidoyer pour une révision de l’idéologie masculine menant à une action masculine visant le bien-être familial et individuel. Le Douboutisme marque, prend en compte et rend compte de l’attentat sur l’existence morale et les manifestations d’existence concrète du sujet femme dans un contexte hostile. Le contexte de formation et d’expression du Douboutisme est fondamental en ce que sa grande complexité, la multiplicité de facteurs confluents, son indépendance presque exclusive face à la volonté de la fanm doubout et son caractère farouchement hostile au projet de transcendance et de totalisation du Douboutisme ne manquent pas de constituer un terrain fertile pour des limites et l’ambivalence. Ceci nonobstant, la femme se maintient femme par des choix éthiques qui, s’ils amplifient largement une dimension de sa personnalité d’être caractérisé – maternité – ils n’abolissent en rien l’autre – féminité ou « femmeté » – qui lui est propre. Les limites, réelles, n’infirment pas non plus le fait que le Douboutisme soit aussi une praxis et une performance, c’est-à-dire à la fois une action et une mise en œuvre effective de principes dont l’intention est le maintien de l’humanité et de la dignité.
Bibliographie
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Gabriel-Soïme, Léona, Ça, c’est la Martinique, Paris : Léona Gabriel- Soïme, 1966.
Jeux de dames. « Fanm doubout ». https://www.bing.com/videos/search?PC=U218&q=fanm+doubout&src=IE-TopResult&conversationid=&ru=%2fsearch%3fFORM%3dUWDFTU%26PC%3dU218%26q%3dfanm%2bdoubout%26src%3dIE-TopResult%26conversationid%3d&view=detail&mmscn=vwrc&mid=5F6E2A5096FB9B23CA925F6E2A5096FB9B23CA92&FORM=WRVORC
Professeur Hanétha Vété-Congolo (Contributeur académique- USA)
Pluton-Magazine/2019/Paris 16eme
Hanétha Vété-Congolo est Professeure des Universités à l’université Bowdoin dans le Maine aux États-Unis. Elle est membre du département d’études francophones et est rattachée aux programmes d’études africaines, d’études latino-américaines et d’études sur le genre, les femmes et la sexualité. Sa recherche s’inscrit dans le Africana Critical Theory, le Black Existential Philosophy et porte sur les idées et la philosophie caribéennes et sur les oralités et littératures de l’Afrique de l’Ouest et de la Caraïbe. Ses récents ouvrages sont : L’Interoralité caribéenne : le mot conté de l’identité. Vers un traité d’esthétique caribéenne (Paris, Éditions Connaissances et Savoirs, 2016) et The Caribbean Oral Tradition : Literature, Performance, and Practice (Palgrave Macmillan, 2016)