Des ponts et des peintres

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Par Annie Joly-Monthé

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Les ponts ont toujours inspiré les peintres, il en existe de nombreux exemples, qu’ils soient décor ou sujet, ils ont provoqué la naissance de bien des œuvres et chefs-d’œuvre.

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Quelques repères historiques.

Pendant plus de 1500 ans, de l’empire romain jusqu’au 19e siècle, le pont voûté en pierre a été le modèle de référence, c’est le passage entre deux rives. Pendant longtemps, le pont est absent des représentations artistiques et esthétiques. Il est juste utile, élément secondaire mais décisif en matière de circulation et d’échanges ; au Moyen Âge, il est assimilé à des symboles de transition en matière de littérature ou de religion, de lien entre deux mondes, comme il l’est dans la réalité entre deux rives. Il apparaît dans les mythologies comme le lieu de passage des âmes de l’ici-bas vers l’au-delà. Pendant cette période, il est un élément accessoire, annexé au château fort ou utilisé dans les enluminures. La seule exception se trouve dans le tableau de Jan VAN EYCK « La Vierge du chancelier Rolin » en 1435, où il occupe la fonction centrale. Chez Jérôme BOSCH, le pont n’est également qu’un élément anecdotique.

Canaletto sera l’un des premiers à représenter des ponts avec un très grand réalisme. William TURNER offrira aux ponts un regard nouveau, audacieux, avec des atmosphères colorées, pendant la période romantique. Cependant, la peinture des ponts devient un vrai sujet avec l’arrivée des impressionnistes, puis pendant la période moderne et contemporaine où elle atteindra son apogée.

Dans le monde oriental, de célèbres artistes, tels que HOKUSAI ou HIROSHIGE, peignirent de nombreux ponts lors de leurs voyages. Hiroshige a réalisé pour sa part une collection unique et étonnante durant ses déplacements au Japon de 53 Stations du Tokaido, une série d’estampes représentant la route entre Tokyo et Kyoto avec de nombreux ponts.

 En matière de philosophie, les ponts sont des franchissements, des avancées, des alliances vers des mondes inaccessibles sans eux.

Symbole de la relation à l’autre, « jeter des ponts » vers autrui permet d’aller vers lui, de s’enrichir de sa différence, de faire évoluer ses points de vue et ainsi d’élever sa conscience en se confrontant aux autres consciences.

MISE EN SCÈNE DES PONTS DE LA SEINE.

Au fil de l’eau, en descendant la Seine du plateau de Langres jusqu’au Havre, découvrons les ponts et les peintres qui les ont immortalisés.

On dénombre environ 257 ponts sur la Seine entre le plateau de Langres et le Havre, dont 37 à Paris, des voies routières, voies ferrées, passerelles piétonnes. Ponts inscrits ou classés. Mais quels sont ceux qui ont été peints et à quelle époque ?

Paris et la Seine ont toujours été un des sujets favoris des peintres, en particulier chez les impressionnistes qui, équipés de leur chevalet, ont peint sur le motif tout au long des berges, des ponts et paysages bordant ou traversant la Seine.

Le plus vieux pont se situe à Limay, vieux pont de Mantes qui permet d’enjamber la Seine entre l’Île aux Dames et la commune de Limay. Aux alentours de 1050, on en trouve déjà la trace. Il a été immortalisé par le peintre Jean-Baptiste Corot dans plusieurs tableaux, dont l’un intitulé « Le pont de Mantes » en 1868, conservé au musée du Louvre. Jean-Baptiste Corot

Jean-Baptiste Corot

Le plus récent, le pont « Charles de Gaulle » à Paris, dans le quartier de Bercy, construit en 1996, est peint à plusieurs reprises par la peintre Michelle AUBOIRON (2006).

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Michelle Auboiron

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Entre ces deux extrêmes, une multitude d’œuvres et de chefs-d’œuvre ont vu le jour, exposés dans toutes les grandes capitales du monde.  Une communauté de peintres internationaux a su par son talent mettre en valeur ce célèbre patrimoine, le rendant immortel.

La capitale dispose d’une place tout à fait particulière : Paris et ses 37 ponts ont tous une histoire. En suivant la carte, pas à pas, reconstituons la destinée des 10 ponts les plus célèbres et retrouvons les peintres et leurs tableaux.

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Le plus ancien est, malgré son nom, le Pont Neuf, les peintures l’ayant reproduit sont innombrables et à toutes les époques depuis sa construction. TURNER, PISSARO, RENOIR, Nicolas RAGUENET en 1750, Joseph WALLAERT en 1753.

   

William Turner

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Le plus poétique, peut-être, est le pont Mirabeau peint par SIGNAC, mais aussi par Vincent TESSIER et M.C LAMBERT.

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Paul Signac

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Le pont de Bir-Hakeim, avec une superbe vue sur la tour Eiffel, a été peint par KIJA et récemment par Luc DARTOIS.

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Luc Dartois

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Le pont de l’Alma et son célèbre Zouave,  vigie des crues parisiennes de la Seine : peint par Paul SIGNAC, peintre du néo-impressionnisme. Pointilliste, en collaboration avec Georges SEURAT, les deux artistes ont contribué à développer ce style. À partir de 1887, il a beaucoup peint des sujets  fluviaux en compagnie de Vincent VAN GOGH qui admire sa technique de peinture libre. Signac inspire Henri MATISSSE et André DERAIN et joue un rôle essentiel dans l’évolution du fauvisme, et reste président de la Société des artistes indépendants de 1908 jusqu’à sa mort.

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Paul Signac

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Le pont de la Concorde est appelé aussi le révolutionnaire, car il fut construit avec les pierres de la Bastille. Peint par Prosper BARBOT vers 1830 et par Pierre BONNARD, maître de la lumière et de la couleur, en 1913, qui a su mettre cette touche extraordinaire au service de ce grand pont.

 

Prosper Barbot

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Le pont Alexandre III,  dit « l’impérial », dont la première pierre fut posée par le tsar Nicolas II de Russie, est destiné à symboliser l’amitié franco-russe scellée par l’alliance signée en 1891 entre l’empereur Alexandre III et le président de la République française Sadi Carnot. Il a été inauguré pour l’exposition universelle de Paris en 1900 et immortalisé par le peintre Edward HOPPER. Afin de compléter sa formation, Hopper effectue plusieurs voyages en Europe, notamment à Paris en 1906 et 1910, et c’est à ce moment-là qu’il peint le pont Alexandre III. Tombé sous le charme de la culture française ? il reste francophile tout au long de sa vie et est capable de réciter Verlaine.

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Edward Hopper

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Le Pont Royal est un monument historique qui remplace le bac des Tuileries (auquel la rue du bac doit son nom) qui proposait la traversée du fleuve depuis 1550. Immortalisé dans une toile par Camille PISSARO, on y voit le pont et le pavillon de Flore. Camille PISSARO est l’un des pères de la peinture impressionniste ; il a eu pour élèves Paul CÉZANNE, Paul GAUGUIN et fut lui-même l’élève de COROT. Il aime partager avec ses semblables les émotions les plus vives d’une belle œuvre d’art et en cela le pont Royal est une parfaite illustration de son art et de son talent.

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Camille Pissaro

.Le pont des Arts, romantique et fragile passerelle où se croisent peintres et amoureux, a été immortalisé par de très nombreux peintres, dont Stanislas LÉPINE, ami de FANTIN LATOUR, Eugène BOUDIN et JONGKIND, un précurseur de l’impressionnisme. Dans ces œuvres et en particulier dans celle-ci, il joue avec des tons de gris délicats qui notent avec exactitude la qualité de la lumière. Il a une palette plus claire que celle des peintres de l’école de Barbizon.  

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Stanislas Lépine

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Le pont de la Tournelle : petit pont de bois au Moyen Âge, emporté par une inondation  en 1651, reconstruit en pierre en 1656, démoli en 1918, il est reconstruit en1928. Il est peint par Albert MARQUET qui est fasciné par les quais de Seine et qui donne dans sa peinture du pont toutes les nuances de la lumière en utilisant des couleurs pures. Il est, avec MATISSE, l’un des participants de l’aventure du fauvisme et expose au salon d’automne de 1905.

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Albert Marquet

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Le pont au Change doit son nom aux changeurs et orfèvres établis sur le pont par ordonnance du roi Louis VII. Peint par RAGUENET en 1751, il décrit la joute des mariniers entre le pont Notre-Dame et le pont au Change. Les changeurs et orfèvres avaient installé là leur boutique, sur le pont lui-même, un peu comme sur le Ponte Vecchio de Florence ou le Rialto de Venise. Les bâtiments furent démolis et rasés en 1786 et le peintre Hubert ROBERT en a illustré la démolition dans plusieurs tableaux

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Raguenet

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J’aurais certes pu étendre encore et encore le champ historique et artistique des ponts qui sont partout dans le monde depuis des millénaires,  mais je me suis contentée d’entrouvrir la porte : elle est ouverte et il ne reste plus qu’à  aller compulser, explorer, contempler, afin de découvrir encore d’autres ponts et d’autres artistes.

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Par Annie JOLY-MONTHÉ

Pluton-Magazine/Paris 16/ 2019

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