Entre les lignes (20): peur, méchanceté et cruauté dans Un Heureux événement

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                                  Par Fatima Chbibane

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                        La romancière et nouvelliste américaine Flannery O’Connor est considérée comme une voix importante de la littérature américaine avec deux romans La sagesse dans le sang ; Et ce sont les violents qui l’emportent, trente-deux nouvelles et de très nombreux textes courts et lettres qui,  mis bout à bout, constituent une véritable figure morale et littéraire. Elle a réussi à s’imposer, avec son style qualifié de Southern Gothic, comme l’une des principales romancières du sud aux côtés de William Falkner et Erskine Caldwell.

                        Dans Un  Heureux Evénement, paru en 1953 aux Etats Unis et en 1963 en France , Flannery O’Connor présente deux nouvelles assez  percutantes : la première portant le titre du recueil est brève, la seconde La Personne Déplacée est plus longue et pourrait être considérée comme un roman court.

Ruby est le personnage central d’Un heureux événement. C’est une jeune femme de trente-quatre ans mariée, pleine de vie mais qui est tenue en échec tout au long de la nouvelle d’une part, par son corps «gonflé» et épuisé. Celui-ci la trahit en lui faisant défaut lors d’une simple montée d’escaliers « escarpés et noirs ». Une montée qui lui paraît comme escalader une falaise abrupte tant elle est essoufflée et fatiguée et souffre de vertiges. Cet état de santé la taraude  et elle ignore les raisons de son tourment.

D’autre part, elle est malmenée par ses voisins:  d’abord par le petit et terrible Hartley Gilfer, six ans, qui jouant dans l’escalier laisse traîner ses jouets et notamment un pistolet qui a failli faire mal à Ruby « Elle aurait très bien pu tomber dans l’escalier et s’abîmer le portrait ». Puis par le fol ex professeur d’histoire Mr Jerger  qui la harcèle en lui posant d’étranges questions. Ensuite, par Laverne Watts qui, bien que considérée comme son amie intime, commence à se moquer d’elle quand elle la voit à sa porte essoufflée et gémissant à cause de ses prétendues douleurs. Ruby se plaint d’être affaiblie et  gonflée de partout. Or son amie qui la voyant  avec un ventre plein comprend qu’elle est enceinte et lui recommande d’aller voir un médecin. Malheureusement, Ruby refuse de consulter assurant son amie que son mari Bill prend ses précautions lors de leurs rapports sexuels. Elle explique qu’elle s’est toujours soignée seule, sans l’aide de médecin. Ainsi, elle croit qu’elle peut   tout maîtriser. Elle pense que sa maladie finira , d’après la chiromancienne Zoleeda, par un heureux événement. Elle est convaincue que cet heureux événement est leur déménagement dans une maison de plain-pied dans un quartier plus animé.

                     L’auteur présente Ruby comme une femme non seulement simplette, inculte et ignorante, mais méchante aussi. Si Ruby est dans le déni total de sa grossesse, c’est parce qu’elle a peur. Peur de sa propre réalité qui lui rappelle fatalement celle de sa mère, qui  à son âge avait été déjà vieille et avait donné naissance à  huit enfants. Or Ruby ne désire nullement reproduire ce schéma ; elle ne veut  surtout pas ressembler à sa mère . Elle se compare, certes, à elle tout le temps, mais elle se trouve plus jeune et plus fraîche. Elle souhaite garder ce capital santé dont a été privée sa mère. En outre, elle ne veut pas vivre dans la même misère et angoisse que ses parents. 

Parallèlement à ce sentiment de fierté et de jouissance de bien-être de Ruby «Elle n’avait pas si mal réussi, car, en somme, ni son père ni sa mère n’avaient eu grande allure. Ils étaient du genre desséché, racorni. » l’écrivaine montre la méchanceté dont cette femme est capable. Alors que son amie Laverne Watts lui prodigue des conseils et tente de l’aider, Ruby lui fait une remarque vexante « si j’étais aussi célibataire que toi, j’irais pas me mêler de dire aux gens mariés ce qu’ils ont à faire»

                                Dans la seconde nouvelle La Personne Déplacée, L’auteur présente une galerie de portraits aussi intéressants les uns que les autres. Mrs. Mc Intyre vient d’embaucher pour l’aider dans sa ferme un polonais avec son épouse et ses deux enfants. La Personne Déplacée est  surnommé par la patronne Mr Guizac au lieu de son vrai patronyme : Gobblehook. Il vient d’Europe fuyant la guerre et les persécutions nazies. Cet étranger qui ne parle pas un seul mot d’anglais est  moqué par les ouvriers de la ferme et notamment par Mrs Shortley une patriote à l’esprit étroit et non moins amie de la propriétaire des lieux qui s’occupe des vaches avec son fumeur de mari Chancey.

Mr Guizac est un homme discret dynamique, compétant et rapide. C’est un  travailleur acharné qui se donne du mal à réparer les outils et les machines agricoles qui ne fonctionnent pas dans la ferme. Il réussit tout ce qu’il entreprend et il se trouve même qu’il est le seul ouvrier à savoir faire fonctionner le tracteur. Cela fait le bonheur de la propriétaire Mrs Mc Intyre qui est plus que satisfaite « Cet homme est mon salut », mais cet enthousiasme  ne durera pas longtemps car elle se laisse influencer par Mrs Shortley qui ne trouve pas le polonais à son goût. Ce dernier ne va pas tarder à s’attirer la haine et la jalousie de Mrs Shortley et des autres ouvriers.  D’abord parce qu’il est étranger et aussi parce qu’il possède un savoir faire, une  habileté et une  efficacité au travail qu’ils n’ont pas. 

                      Bien qu’elle exerce de l’influence sur sa patronne et qu’elle soit présentée par l’auteur dès le début de l’histoire comme une figure imposante et pleine d’assurance debout sur la colline suivie d’un paon avec la queue déployée évoquant la puissance, la domination et la supériorité aux autres,  Mrs Shortley est une femme faible. Le lecteur comprend vite qu’elle est méfiante et fragile ; elle est comme une coquille vide. Son ton , son allure et ses manières ne sont que la manifestation de son dédain et de son mépris. En réalité,  c’est une personne  qui est non seulement aussi inculte et ignorante que Ruby, mais en plus elle semble  illogique, chauviniste et dotée d’un esprit étriqué et irréfléchi.  Elle se méfie de la religion et pense que le  prêtre fournit à Mrs Mc Intyre des travailleurs étrangers pour chasser les nègres. De même   qu’elle  a des idées préconçues. En effet, elle pense que les européens  ne sont pas aussi avancés et civilisés que les américains, qu’ils ne savent rien d’autre que de se battre et qu’ils n’ont pas de goût, «Du haut de son observatoire , Mrs Shortley eut l’intuition soudaine que les Gobblehook, comme des rats porteurs de puces, vous amènent la typhoïde, allaient peut-être apporter ici même les mœurs sanguinaires d’au-delà l’océan.» Mrs Shortley est, en fait,  méprisante, orgueilleuse et  surtout xénophobe ;  pleine de haine pour les étrangers et de préjugés. Elle a peur que  les européens envahissent son pays, prennent leur travail et nuisent à son pays . Elle se met à haïr le polonais  qui travaille plus sérieusement que tous les ouvriers de la ferme réunis. Elle craint que cet étranger ne soit capable de découvrir l’alambic que son mari exploite clandestinement et aille en informer Mrs Mc Intyre, qui sera dans l’obligation de les congédier. Sa peur est si grande qu’elle se sent prendre les devant en quittant la ferme. Cette même peur la conduira fatalement à la mort.

              Mrs Mc Intyre est bien consciente de la somme de  travail fournie par Mr Guizac, elle en est satisfaite. Dans un premier temps, elle pense augmenter les gages du polonais mais comme elle  n’a pas suffisamment de  moyens pour payer tous ces ouvriers elle doit renvoyer quelques uns, et en l’occurrence les Shortley. Après le départ des ces derniers, elle est soulagée  de ne pas avoir eu à les congédier. Souvent ses employés la quittaient et cela ne la dérangeait  pas. «  On ne peut pas avoir tout et le reste «  comme le lui disait le juge , son défunt mari. De la même manière, elle hésite longtemps à se débarrasser de Mr Guizac.  «  L’argent est la source de tous les maux ». Elle éprouve de la compassion pour les personnes déplacées et apprécie les efforts qu’ils fournissent pour repartir à zéro. « Elle-même avait connu de durs moments. Elle savait ce que lutter  veut dire. » 

                                  Lorsqu’elle apprend que le polonais veut faire venir sa jeune cousine aux Etats Unis et la marier à Sulk, le jeune ouvrier noir , Mrs Mc Intyre est offusquée, indignée . Elle se met en colère « Mr Guizac ! Vous voudriez faire venir  cette pauvre enfant et essayer de la donner à un noir idiot, voleur et qui pue le nègre ? Quel espèce de monstre êtes-vous  »Elle n’arrive pas à concevoir ce mariage entre blanche et noir . L’auteure montre que la fermière ignore qu’en Europe les noirs et les blancs sont égaux et qu’ils se marient entre eux sans problème. De la même manière, Flannery O’Connor nous révèle les décisions de son pays  à travers les paroles de Mrs Mc Intyre «je ne suis  pas responsable de la misère du monde »  détient le pouvoir   «  Cette ferme est à moi… ici c’est moi qui décide qui peut venir et qui ne le peut pas … Et ici , je suis chez moi »

                     Mrs Mc Intyre est une femme moqueuse, hésitante, impulsive  et qui s’offusque de peu et  change d’avis très facilement . Elle est capable de  s’attendrir très vite sur le sort de gens et d’éprouver de l’empathie et ne rien ressentir la minute d’après en se rendant complice de Mr Shortley qui écrase le polonais avec le tracteur. Par ailleurs, elle pense que tous ses ouvriers profitent d’elle et s’enrichissent à ses dépens. Aussi, elle avance de tels arguments pour congédier le polonais que le lecteur perçoit sa cupidité, sa peur de manquer d’argent «  Je vais lui donner sa liberté…je n’ai aucune obligation envers cet homme…je ne dois rien  à ceux qui ne sont venus ici que pour tirer profit de tout ce qu’ils peuvent trouver ». Mais elle convainc ce même lecteur de sa responsabilité morale et de sa complicité dans l’accident qui a provoqué la mort de Mr Guizac. Si Mr Shortley est revenu à la ferme quelques  semaines après le décès de son épouse, ce n’est pas uniquement pour reprendre son travail mais c’est surtout pour se venger du polonais dont il est persuadé qu’il est la cause de la mort de son épouse Mrs Shortley.

                  Dans Un heureux événement , Flannery O’Connor explore les apparences et la méchanceté et la cruauté tapies au fond de l’âme de tous ses personnages. Elle n’épargne personne. Elle présente Ruby avec une silhouette qui évoque «une urne funéraire». Son frère Rufus «une lavette» « un bon à rien intégral ». Jerger l’ancien professeur ostentatoire qui a une trop haute opinion de lui-même. Laverne Watts , la célibataire moqueuse voire méchante et ridicule qui raille son amie Ruby avec ironie et exagération. L’auteur semble bien franche dans La Personne Déplacée ; elle ne manque pas de critiquer aussi bien les  nègres que les blancs ; ils sont tous des voleurs et des tricheurs . Les ouvriers noirs sont  nonchalants, stupides « avec le niveau mental d’un idiot du village, mais c’est ainsi que les Noirs étaient de bon travailleurs » et les  blancs sont profiteurs, menteurs et paresseux. Elle abat ses personnages sans pitié ; elle le fait, de surcroît, avec un humour profondément sarcastique qui ne laisse pas le lecteur indifférent.

                        Flannery O’ Connor pratique une écriture au scalpel . Sa plume est acerbe et elle nous montre à travers ces deux nouvelles la capacité de l’homme à faire du mal. Elle présente une galerie de personnages qui dans leurs interactions sont grossiers, rustres, ridicules, ignares, foldingues et ne parviennent pas à se réconcilier avec Autrui. Ils sont prisonniers de leur aveuglement, esclaves de leur ignorance  ou de leurs préjugés. Leurs perceptions sont si limitées qu’ils sont  pétrifiés de peur et se  méfient les uns des autres et leur peur provoque l’irréparable, le drame. 

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Par FATIMA CHBIBANE

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Pluton-Magazine/2019/Entre les lignes.

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