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Par Gregory ALCAN
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Rédactrice en chef magazine à Numéro et artiste engagée, Delphine Roche répond aux questions de Pluton-Magazine
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Vous êtes rédactrice en chef du magazine Numéro. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Après des études de lettres anglaises, d’art et de photographie, j’ai commencé à écrire en free-lance sur la mode et l’art pour plusieurs magazines dont Numéro. Plus tard, on m’a proposé de devenir la rédactrice en chef de sa partie « magazine », ce qui veut dire que je suis responsable des articles, de la partie écrite, mais pas des séries mode puisque je ne suis pas styliste photo. Le magazine a une approche interdisciplinaire et reflète l’interpénétration, dans la culture actuelle, des champs de l’art contemporain, de la mode, de la musique pop, de l’architecture, du design… Nous avons vocation à nous montrer les plus pointus possibles dans tous ces domaines, et c’est ce positionnement unique en France qui m’a fait rester depuis aujourd’hui sept ans à la tête du magazine.
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Parlons de l’origine de votre passion pour le sport.
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Depuis l’enfance, j’avais beaucoup d’énergie physique et j’étais autorisée à pratiquer la danse classique, mais malgré des débuts assez prometteurs dans le volley-ball, mon entourage a exprimé des réticences à ma pratique du sport qui était jugée « peu féminine ». Ma famille considérait qu’une pratique sérieuse du sport n’avait pas sa place dans l’éducation d’une jeune fille (contrairement au piano, au solfège…) et je me suis donc « rattrapée » en me forgeant une culture sportive en tant que téléspectatrice. Quand j’étais enfant, c’était notamment la grande époque de Michael Jordan et les débuts de la Dream Team, l’équipe olympique de basket-ball constituée de joueurs professionnels de la NBA. Je me suis ensuite intéressée au football. Mon frère pratiquait le cyclisme et regardait le Tour de France. Comme de nombreux Français, mes parents aimaient regarder le patinage artistique et l’athlétisme. Une fois devenue majeure, j’ai pu pratiquer différents styles de fitness de façon assez intense, d’autant plus que j’étais mannequin en parallèle de mes études, et devais rester en forme.
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Abordez-vous les questions sportives à travers vos articles ? Sous quels angles ?
Il est malheureusement difficile d’aborder le sport dans les pages de Numéro, car le magazine se focalise sur les disciplines purement culturelles. Je saisis toutes les occasions possibles pour dresser des portraits de sportifs. J’ai pu notamment interviewer la star NBA Russell Westbrook, et le footballeur Gregogy Van Der Wiel, en raison de leurs liens étroits avec la mode. Prochainement, nous révélerons un photoshoot et une vidéo consacrés au boxeur Souleymane Cissokho, qui collabore sur un projet avec la danseuse étoile Marie-Agnès Gillot.
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Depuis 2016, vous vous êtes lancée dans la performance artistique. Quel a été le déclencheur ? Quel est votre engagement artistique?
Le déclencheur a été d’une part, ma passion pour la danse, depuis l’enfance, qui m’a amenée à considérer la performance artistique. En effet, la danse contemporaine, notamment la danse française des années 90 et 2000 avec Boris Charmatz et Jérôme Bel, croise le champ théorique et conceptuel de l’art contemporain et de la performance, en effectuant un retour critique sur tous les codes de la représentation théâtrale. D’autre part, ma passion pour le sport ne m’ayant pas quittée, je me suis retrouvée, à un point de ma vie, entourée de plusieurs figures d’ex-sportifs effectuant avec succès et sérieux une reconversion dans le domaine de l’art. J’ai principalement voulu rendre hommage à ces amis qui m’inspirent, ainsi qu’à mes amis danseurs, en les réunissant dans ma toute première performance artistique au Palais de Tokyo en 2016. Située dans l’exposition de Mathias Kiss, ancien boxeur de muay-thai devenu artiste, elle regroupait le boxeur Patrice Quarteron, un ami danseur de l’Opéra de Paris, Julien Meyzindi, un autre ami, américain, basketteur professionnel en France, Coleman Collins, et un jeune boxeur, Arnaud Pitchou N’Zuzi. La pièce poussait dans ses retranchements les principes de décentralisation de l’action théâtrale et de porosité aux aléas, mis au point par le chorégraphe Merce Cunningham et son compagnon de vie, le musicien John Cage. De là est restée l’idée de célébrer le corps, de laisser advenir les croisements de corps dans l’espace, et de laisser également affleurer, plutôt que de le masquer, tout ce qui fait du corps un objet social. Les corps des danseurs et des sportifs étant voués à être montrés en action, révèlent en miroir bien des conditionnements de nos sociétés. Aussi, on peut lire dans ces corps travaillés par une discipline sans faille, à laquelle le commun des mortels est incapable de s’astreindre, un effort presque surhumain pour s’élever au-dessus de sa condition sociale initiale et pour « réussir » quelque chose. On peut alors se demander : que veut-on réussir exactement, pour qui et pourquoi ? Pourquoi certaines personnes sont-elles prêtes à s’imposer de tels douleurs et sacrifices ? Les « messages » délivrés par les corps des sportifs sont contradictoires et complexes, et en partie, éminemment politiques. D’où le fait que les instances de la FIFA ou du Comité olympique ne cessent d’empêcher l’expression politique des sportifs. Comme si l’exacerbation du corps devait interdire la parole. Un « corps-machine » comme dirait Michel Foucault, ultra-efficace, ultra-discipliné mais purement virtuel, dénué d’identité sociale, et surtout muet. Est-ce cela un sportif, vraiment ? Après avoir confronté des textes et des actions réalisés par des sportifs, j’ai voulu poursuivre dans l’une de mes performances la même disjonction, mais cette fois en me faisant le porte-voix de l’expérience personnelle d’un sportif, qui a été victime d’une forme d’aliénation.
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Enfin, lors de mes performances, la proximité des athlètes en plein effort procure des émotions extrêmement fortes au public, surtout lorsque la circulation s’établit de façon libre dans des « white cubes », des galeries d’art. Avec mes performances qui se tiennent dans des musées et des galeries, je veux aussi tenter de « ré-incarner » ces espaces qui exercent une forme de pouvoir symbolique sur les spectateurs, souvent intimidés à l’idée d’y pénétrer. L’impératif du silence et d’une mobilité très réglementée à l’intérieur de ces espaces, en fait des sortes de temples de l’opticalité, qui accentuent la cassure traditionnelle occidentale entre le corps et l’esprit. Personnellement, bien que j’adore l’art, j’ai toujours éprouvé cette sorte de violence symbolique exercée par ces espaces autoritaires, avec une grande acuité.
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Le sport de haut niveau, par nature, est un secteur très compétitif. Pouvons-nous faire une analogie avec le milieu de la mode ?
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Je pense que l’analogie peut même s’établir au niveau de la violence exercée sur le corps. On sait bien qu’une partie de l’expression de la mode s’est exercée contre le corps, qu’il s’agisse d’imposer des normes de poids drastiques, ou d’entraver ses mouvements. C’est pourquoi je suis beaucoup plus à l’aise avec ce qui se passe aujourd’hui, par exemple, avec les défilés masculins de Virgil Abloh et de Kim Jones, qui plaident pour un mélange intelligent de streetwear et de tailoring, avec des coupes confortables qui n’empêchent pas pour autant l’élégance. Ensuite, oui, bien sûr, les deux champs sont voués à une compétition féroce.
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Avez-vous rencontré certaines limites avec les athlètes durant vos performances ?
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Parfois, certains ont beaucoup de mal à comprendre ma démarche, parce qu’ils n’ont jamais vu de performance artistique. J’essaie de leur montrer des exemples et de leur expliquer vraiment ma démarche. Mais cela ne fonctionne pas toujours.
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Quel est le niveau d’implication des athlètes qui collaborent à vos performances ?
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Certains saisissent cette occasion pour tenter une expérience radicalement différente de celles qu’ils ont généralement. Deux basketteurs américains avec qui j’ai travaillé, notamment, étaient vraiment époustouflants, dans leur sens du showmanship qui est très lié à la culture américaine. Mais tous les athlètes, de façon générale, sont toujours extrêmement généreux et impliqués.
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Il y a beaucoup de diversité dans vos performances, quelle est votre position à ce sujet?
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J’aimerais croire que nous allons dans la direction d’un multiculturalisme où chacun est curieux de l’autre. Et où chacun est libre de se définir comme il l’entend, de revendiquer ses origines ou de ne pas le faire, s’il ne le souhaite pas. Où une certaine circulation est possible. Malheureusement, les positions actuelles sont parfois assez dogmatiques et radicales. Les débats sur l’appropriation culturelle, s’ils sont absolument légitimes et nécessaires, aboutissent parfois à des situations un peu raides et absurdes.
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Le sport, à travers ses légendes, semble être un monde inclusif, pourtant les sujets de vos performances mettent en lumière des problématiques qui expriment le contraire. Quelles sont pour vous les problématiques qui sont le plus récurrentes ? Sont-elles comparables dans le secteur de la mode ?
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Le sport a toujours été vanté comme le premier ascenseur social (puisqu’il ne nécessite pas de diplômes), pourtant, de nombreuses problématiques perdurent, qu’il s’agisse de l’homosexualité toujours taboue dans les sports les plus populaires comme le football, ou le racisme, plus sournois qu’on ne le croit : on aurait tendance, à ce sujet, à penser premièrement aux banderoles et cris des supporters des stades. Or, la problématique est plus complexe. Les sports étant également des objets culturels et des rituels sociaux, ils sont investis par différentes classes d’une valeur symbolique, de certaines représentations, de certains imaginaires. Certains de ces imaginaires sont fortement racialisés : l’historien Pap N’Diaye cite en 2008, dans son livre La condition noire, l’exemple de la patineuse Surya Bonaly dont le visage, le corps et les mouvements ne correspondaient aucunement à ceux fantasmés par les juges de sa discipline – l’archétype de la « princesse des glaces ». Depuis, un documentaire a été consacré à la patineuse, qui a mis en lumière les préjugés culturels dont elle a été victime. Dans la mode, aujourd’hui, l’inclusivité est appliquée comme une convention politiquement correcte. On ne peut savoir si elle est défendue avec sincérité. Il est vrai qu’il est gênant de réglementer la création au nom de l’éthique – on aboutit justement à des décisions peu sincères qui ne servent que de pansement ou de poudre aux yeux, un peu comme les systèmes de quotas dans les universités américaines qui, après plusieurs décennies, n’ont pas engendré de réelle transformation sociale puisque les pourcentages de populations représentées dans les écoles reviennent à leurs niveaux initiaux dès lors qu’on supprime les quotas obligatoires. Mais on peut également s’estimer gêné, quelles que soient sa couleur et sa culture, que l’imaginaire d’un créateur ne supporte que des blondes filiformes aux yeux bleus car le racisme est un système hiérarchique historiquement construit qui place les personnes blanches et particulièrement le type aryen tout en haut d’une pyramide de « races » et de morphotypes. On entend souvent parler de « racisme inversé » lorsque les personnes de couleur et de culture noires sont favorisées – ce terme est donc un nonsens. Les déclarations récentes de l’ancien footballeur Lilian Thuram (« Il y a une société blanche qui se sent supérieure ») ont déclenché des réactions totalement hystériques à une vérité pourtant indéniable. Les personnes de couleur « acceptées » dans le saint des saints ou mises en avant telles des étendards de la diversité, ont plutôt intérêt à lisser leur discours, une fois dans la place, pour se montrer « exemplaires » et ne pas déranger.
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Quel est l’impact de la culture sportwear dans l’industrie de la mode durant ces dix dernières années ? Les performances sportives des champions stars participent-elles à cette évolution ?
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Une génération entière a grandi avec des codes plus casual et sportswear que les générations qui l’ont précédée. Je pense que cette évolution a commencé avec la génération X bercée aux séries américaines et aux exploits de Michael Jordan, pour qui la virgule Nike est une sorte de compagnon d’enfance. Le sport américain a eu l’intelligence de se penser très vite comme une filière de l’industrie de l’entertainment, la NBA est d’ailleurs dotée de sa propre société de production, NBA Entertainment. Ce sport-spectacle est malheureusement très lié à l’impératif capitaliste de croissance financière exponentielle, ce qui peut entrer en conflit avec la libre expression politique des sportifs, par exemple. Mais de nos jours, avec les réseaux sociaux, le public peut apporter un soutien massif à des causes justes, qui ont fait, par exemple, que Colin Kaepernick est devenu l’égérie d’une campagne Nike. A l’opposé de la séduction de ces sports milliardaires, il ne faut pas oublier ni négliger la mission éducative et sociale de sports moins dotés financièrement, et l’importance du sport amateur, qui sont porteurs d’énergies et d’histoires tout aussi fabuleuses. La mode a donc fini par accepter le streetwear et le sportswear, parce que les athlètes sont devenus des experts en selfbranding, beaucoup plus sophistiqués qu’ils ne l’étaient hier, et souvent dotés d’une équipe de stylistes et de conseillers en image. Également, une génération de créateurs tels que Virgil Abloh, mais aussi, en Angleterre, des personnes formidables telles que Martine Rose, Astrid Andersen, Samuel Ross, ont su intelligemment renouveler les codes du sportswear en faisant de pièces telles que le survêtement, longtemps considéré comme un symbole de « beauferie » ou de degré 0 du style, un vêtement tout à fait respectable. Je ne résiste pas à la tentation de citer cette phrase du rappeur anglais Skepta dans son titre Shutdown : « Went to the show sitting in the front row / In a black tracksuit and it’s shutdown ». Skepta avait d’ailleurs lancé sa propre ligne de vêtements en disant exactement ceci : le survêtement (tracksuit en anglais) est un vêtement tout à fait acceptable et noble.
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Quels sont vos prochains projets artistiques ?
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Je prépare actuellement une performance avec les adolescents du Red Star, club de football mythique de Saint-Ouen. Je préfère ne pas en dire plus, ce projet étant en cours de préparation. Je présenterai également une nouvelle version de ma performance No Sweat Last Night, montrée au Palais de Tokyo en 2019, au centre d’art Le Consortium, à Dijon, au mois de juin. L’idée de cette performance étant de lier la boxe et la danse, au son d’un DJ set, pour inviter le public à se mêler aux performeurs et créer, l’espace d’un instant, une énergie commune irriguant une communauté temporaire. Je crois beaucoup dans les vertus de ces moments sentis, vécus, incarnés, où la communication entre de parfaits inconnus s’établit de façon purement spontanée, par la joie du mouvement et des sensations. L’idée de cette performance est de réaliser un « casting » uniquement local, et j’aimerais cette fois particulièrement mettre l’accent sur une diversité de corps et de cultures
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Par Grégory ALCAN
Pluton-Magazine/2020
Crédit photo: Yulya Shadrinsky ( Portrait Delphine Roche)