GRANDES CIVILISATIONS : AU CŒUR DE L’AFRIQUE DE L’OUEST, TOMBOUCTOU CAPITALE INTELLECTUELLE DES SONGHAÏS

Par Philippe Estrade auteur-conférencier

Tombouctou, qui naquit au 5e siècle, est restée fascinante pour le voyageur qui d’ailleurs ne s’y aventure plus de nos jours en raison de la menace islamique permanente. À son apogée aux 15e et 16e siècles, l’université coranique de Sankoré, fruit du métissage arabo-islamique, pouvait abriter plus de 25 000 étudiants répartis sur 180 lieux d’études. Devenue la capitale intellectuelle du cœur de l’Afrique de l’Ouest, Tombouctou devint alors le centre du développement de l’islam en terre africaine mais aussi la plaque tournante du commerce négrier et de l’esclavage, instauré depuis le 7e siècle par les colons arabes. Elle est probablement la ville dont le nom est le plus chargé d’histoire et de force spirituelle sur le continent noir.

.

L’AFRIQUE DE L’OUEST DOMINÉE PAR L’EMPIRE DE SONGHAÏ

Au départ, vers le 7e siècle, c’est le fleuve Niger qui abritait le petit état de Songhaï. À son apogée, il s’étendait jusqu’au Mali et au Niger actuel, pour l’essentiel fruit du métissage entre songhaïs et berbères qui fuirent la colonisation arabe en Afrique du Nord. Vassaux de l’empire du Mali au début du 14e siècle, les songhaïs retrouvèrent leur indépendance et une nouvelle autorité dans la région en combattant à la fois les Touaregs et les Peuls. Puis apparurent les dynasties des Askias entre 1493 et 1595, et c’est précisément dans cette période que les terres songhaïs connurent un épanouissement culturel époustouflant, impulsé notamment à Tombouctou, Gao ou Djenné.

Au 5e siècle, les premiers pas de Tombouctou

On retrouve les traces de cette perle du désert également appelée « ville aux 333 saints » dès le 5e siècle. Tombouctou a connu un vrai développement vers le 11e siècle. Le nom de la ville pourrait venir du tamasheq, la langue des Touaregs a priori fondateurs de la célébrissime cité, combinant le nom du puits le « Tim » et de sa gardienne, nommée Bouctou. Une autre hypothèse qui n’est pas inintéressante, celle de l’explorateur allemand Heinrich Barth qui voit plutôt le mot songhaï « Tunbutu », qui désigne une « dépression dans les dunes ». C’est cette seconde version qui a ma préférence.

À Gao, les premiers pas de l’état songhaï

C’est autour du 7e siècle qu’un premier petit État songhaï vit le jour autour de Gao dans le Mali actuel. Il naquit du métissage avec les Berbères et se convertit très vite à l’islam alors conquérant. D’abord installés à Koukia, les dirigeants d’une première dynastie, les Dia, choisirent Gao pour y fixer leur administration. C’est autour de 1300 que le puissant empire du Mali, fondé par Keita, soumit Gao et les songhaïs tout en s’étendant jusqu’à l’Atlantique et l’actuel Sénégal. Ces derniers retrouvèrent une indépendance sous Sonni Ali le Grand, issu de la dynastie Sy, après qu’ils eurent affronté les tribus peules et touaregs mais aussi les musulmans installés à Tombouctou.

Du prestige retrouvé avec la dynastie des Askias au colonialisme des Saadiens

L’instabilité liée à la mort de Sonni Ali le Grand et le refus de son successeur pressenti de se convertir à l’islam ont conduit le clan des Touré à se saisir du pouvoir avec l’appui des théologiens de Tombouctou, Gao et Djenné. C’est ainsi que naquit une dynastie qui deviendra prestigieuse, les Askias. Désormais largement islamisées, ces terres d’Afrique de l’Ouest connurent sous cette dynastie musulmane des Askias un rayonnement jamais connu et un éclat lié aux écoles prestigieuses de l’empire, reconnues bien au-delà de ses frontières. À ce moment-là, Tombouctou bâtit sa prospérité et sa puissance grâce à l’esclavage entre le Soudan et le Maghreb mais aussi en s’appuyant sur les échanges commerciaux avec le monde arabe du nord de l’Afrique. La ville devint l’un des plus importants centres de concentration d’esclaves et de traite négrière, un commerce qui enrichissait l’aristocratie arabe et les puissants chefs locaux, souvent intermédiaires de ce commerce. Le puissant et ambitieux voisin du nord, le sultan marocain Ahmed IV intervint dans ce grand Sud et finit par soumettre le Songhaï en 1591. Le colonialisme marocain en Afrique noire subit une rébellion des autochtones, et le corps expéditionnaire marocain fut en permanence pris pour cible dans une guérilla impitoyable. Bien qu’ils eussent été particulièrement héroïques et valeureux au combat, les derniers songhaïs indépendants fuirent vers le Niger et y installèrent leur nouvelle capitale, l’actuelle Niamey. La rude domination Saadienne de Marrakech qui contrôlait la prestigieuse Tombouctou généra des soulèvements réguliers terriblement réprimés. D’illustres savants africains furent même exilés vers Marrakech, dont l’intellectuel touareg Ahmed Baba, une grande figure de la résistance aux arabes. L’instabilité politique qui en résulta et la menace des européens en quête de terres nouvelles affaiblirent le royaume et permirent aux Alaouites de profiter de la chute des Saadiens.

LE COLONIALISME FRANÇAIS SUCCÈDE AU COLONIALISME ARABE

Après deux siècles d’agitation malgré l’autoritaire régime des Alaouites, l’empire peul parvint à prendre Tombouctou en 1825, une cité dont l’entrée d’ailleurs demeurait interdite aux non-musulmans. Parvenu à pénétrer dans la ville, le français René Caillé fut identifié comme le premier européen en 1828, parfaitement bien dissimulé dans un habit musulman, à avoir pu pénétrer dans Tombouctou et à l’avoir quittée en vie, sans trop de difficultés. Même l’élite musulmane avait pris l’habitude du payer un tribut aux Touaregs. En quête de nouvelles colonies, les français arrivèrent à leur tour à la fin du 19e siècle pour se heurter à des Touaregs farouches et particulièrement méfiants face à la détermination du conquérant européen.

Les français à Tombouctou en 1894

Au 19e siècle, les français accélèrent leur politique de colonisation généralisée en concurrence avec les autres États européens. Dans le sillage de l’Afrique du Nord, la pénétration française sur ces terres hostiles de l’ouest africain, entre les fleuves Sénégal et Niger, ne fut pas sans rudesse et résistance. Les autochtones avaient subi le joug arabe et ils manifestaient une immense défiance face à ce nouvel envahisseur redoutablement organisé et équipé. Le massacre de la colonne Bonnier en 1892 par un groupe touareg déterminé décida les français à accélérer la soumission du Sahel et de Tombouctou qui tomba définitivement en 1894. En prenant cette ville d’un fort symbolisme politique, culturel et religieux, les français parvinrent à achever la pacification des dernières terres hostiles au nord du Mali actuel et autour du fleuve Niger, des territoires qui seront appelés à partir de 1920 « Soudan français ».

TOMBOUCTOU, UN PHARE DES CONNAISSANCES ET DE LA RELIGION EN AFRIQUE

Référence religieuse sur le continent africain, la ville revendique très exactement 333 saints. Elle fut un phare spirituel et culturel islamique exceptionnel, et son trésor, car on peut parler de véritable trésor du savoir, c’est précisément plus de 300 000 manuscrits, selon l’Unesco, qui remontent à son âge d’or, aux empires du Mali et des songhaïs des 15e et 16e siècles. À cette richesse des lettres et des connaissances s’ajoute le nombre singulier d’écoles pour une ville établie aux portes du désert, 180 exactement regroupées au sein de l’université coranique de Sankoré, véritable terreau de l’érudition.

Les manuscrits, le « Graal de Tombouctou »

Tous les domaines de la connaissance y sont abordés, la littérature, l’éducation coranique, les sciences, le droit, l’histoire mais aussi la botanique et surtout l’astronomie qui fit aussi briller Tombouctou. C’est aux 15e et 16e siècles que la ville devint ce précieux flambeau de l’intelligence et de la culture en produisant ces manuscrits inestimables bien que certains eussent été rédigés au 11e siècle. Au nombre de 25 000, les étudiants de Tombouctou étaient aussi nombreux que dans les universités en Occident. Un dictionnaire traduisant la méthodologie des différentes écoles et universités, réalisé par l’intellectuel de référence Ahmed Baba, encore lui, vit le jour à la fin du 16e siècle. Certains manuscrits offraient des textes de philosophes, de poètes et même d’auteurs grecs comme Platon, traduits en arabe, plus tard en français et en dialectes peul et touareg. Tombouctou s’inscrit bien dans cette formule usitée par les élites : « Une civilisation ne peut exister que si elle écrit ». Dans la région de Tombouctou, les auteurs de manuscrits écrivaient plutôt en petits caractères pour économiser le papier en raison de son coût et de celui des encres. Au sommet de son prestige vers 1550, Tombouctou dépassait les 100 000 habitants. Mais, si proche du désert et en l’absence de vitalité commerciale et économique, la ville appauvrie d’à peine 30 000 habitants aujourd’hui, ne semble pas avoir les moyens et la volonté de freiner ou d’interdire le commerce des manuscrits. Au cœur de ce grand 16e siècle, même la justice, semble-t-il, n’échappait pas à la clairvoyance et à la sagesse des grands esprits de l’époque puisque des règles équitables y prévalurent et semblèrent impulser une forme d’impartialité dans les ordonnances de justice. Les valeurs d’équité et de moralité, par exemple, notamment s’agissant des témoins lors des procès, attestaient de la volonté d’impartialité et de bon sens des tribunaux.

Les mosquées, la colonne vertébrale de l’empire

Trois mosquées majeures illustrent le grand âge d’or de Tombouctou, Sankoré, la référence, mais aussi Sidi Yahia et Djingareyber. Construite en adobe, sable et terre battue, la mosquée de Sankoré est célébrissime. De nos jours, elle est inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, et son minaret perce le ciel de Tombouctou en dominant la vieille ville. Le terme université associé à Sankoré identifie le fameux ensemble de manuscrits, les mausolées et la mosquée. Seule mosquée ouverte à la visite et la plus ancienne de la ville, Djingareyber fut édifiée au 14e siècle sous l’impulsion et la foi du sultan Moussa, juste rentré du pèlerinage à la Mecque. Agrandie au 16e siècle sous l’autorité du Cadi de Tombouctou, autorité musulmane remplissant les fonctions d’arbitre religieux et de juge de paix, elle offre un minaret élégant qui domine le vieux centre urbain de Tombouctou. Probablement construite vers 1410 et restaurée au 16e siècle par l’imam Al Aqib, la mosquée de Sidi Yahia est l’autre « bijou spirituel et architectural » de la cité. Les minarets des trois plus belles mosquées dominent toujours les vieux quartiers de Tombouctou et guident encore les méharées comme une « étoile de Bethléem ».

Religion et commerce pour identifier l’histoire de Tombouctou

Les mosquées, les places publiques et les nombreux mausolées témoignent encore de ce passé remarquable fait de forte spiritualité mais aussi de commerce et d’échanges dans ce carrefour au cœur des routes transsahariennes, vers le désert au nord et les fleuves Niger et Sénégal au sud et à l’ouest. Ce fut une éclatante plaque tournante des échanges commerciaux et de la diffusion des savoirs et de l’instruction islamiste. La pénétration arabe dans l’ouest du continent africain a marqué à jamais la culture de ces peuples fiers, touaregs et peuls notamment, qui n’ont pas pour autant renoncé à une identité forte et encore enracinée dans tous les villages du désert aux grands fleuves du sud.

Djenné, l’autre perle du désert

Comme sa voisine Tombouctou, Djenné fut un actif carrefour du commerce transsaharien mais aussi un relais majeur de la pénétration de la foi musulmane. La ville est caractéristique de ces constructions bien particulières de l’Afrique subsaharienne. Sa célébrissime mosquée est édifiée en terre cuite, sable et adobe, matériau qui identifie les villes du désert. Outre cette prestigieuse mosquée, Djeené présente aussi une élégante et monumentale vieille ville formée par des maisons à l’architecture de terre, dotées de contreforts et de pilastres singuliers et illustratifs de ces régions. Moins célèbre que Tombouctou, Djeené eut toutefois comme sa célèbre voisine, des écoles coraniques et de nombreuses mosquées. Dans son écrin aride, c’est une perle inscrite au Patrimoine mondial depuis 1988.

LES NOUVEAUX DÉFIS DE TOMBOUCTOU

Sécheresse redoutable et ensablement constituent des défis naturels que la ville doit relever sans tarder. Sur cette urgence se greffe la détérioration, faute de moyens financiers suffisants, du patrimoine exceptionnel de la ville, médersas, places publiques et mosquées. La menace politique des extrémistes radicaux rend complexe une équation qui semble pour l’instant insurmontable.

Un cadre naturel plus que jamais hostile

Le redoutable vent brûlant du Sahara s’abat régulièrement sur la ville et le sable parvient à s’infiltrer partout. Les mausolées et maisons des érudits, classées, n’échappent pas à ce constat, et la menace du sable et de la pollution constitue le grand défi de notre temps. Cependant, l’Unesco a déjà entrepris des travaux pour fixer et stabiliser les dunes menaçantes de Tombouctou qui demeure bien l’un des lieux les plus chauds de la planète. D’autre part, l’urbanisation archaïque et sauvage liée à la corruption constitue une nouvelle plaie pour la ville, au point même de menacer ses trésors. Déjà, d’irrémédiables dégâts ont été causés par la construction de bâtiments contemporains qui enlaidissent l’espace urbain et menacent même la mosquée de Sankoré. Enfin, les inondations liées aux rares mais toujours brutales et fortes pluies affectent les vieux murs de la ville dont l’entretien ne semble plus hélas être une priorité.

La menace islamiste permanente dans la région

En 2012, des islamistes radicaux avaient pu prendre la ville sans trop de difficultés, contraignant l’Unesco à inscrire en toute hâte Tombouctou sur la liste des sites en péril. Une trentaine de mausolées furent alors détruits par les rebelles, en représailles justement du soutien de l’Unesco. Plus tard, seize mausolées disparurent sous les coups de pioche des islamistes, suscitant une indignation internationale. L’intervention militaire de la France, dès 2013, parvint toutefois à faire fuir la mosaïque de groupes terroristes islamistes repoussés vers le nord, dans le Sahara. Cette relative et fragile paix retrouvée à Tombouctou a ainsi permis à l’Unesco d’entreprendre des travaux de restauration des mausolées à partir de 2015.

Cette Afrique de l’Ouest arrive à un carrefour de son développement et se cherche encore une voie, une perspective. Forte du rayonnement intellectuel de Tombouctou, elle a cependant démontré que dans le passé, elle a pu rivaliser avec les grandes universités occidentales. Avec le métissage culturel arabo-musulman, cette région songhaï fut la maîtresse incontestée des savoirs et de l’intelligence. D’ailleurs, beaucoup de manuscrits soigneusement référencés par l’Unesco pourraient encore réserver bien des surprises dans la référence au meilleur des civilisations. Bien que le commerce des esclaves eût terriblement affecté le continent dès la pénétration arabe au 7e siècle, ce 16e siècle apparaît au moins sur le plan des savoirs et de la culture comme un « Siècle des Lumières » pour Tombouctou et l’Afrique de l’Ouest.

.

Philippe Estrade.

Pluton-Magazine/Paris 16

Laisser un commentaire

*