[Dossier]. Histoire et contexte politique en période préplatonicienne : Athènes et la guerre (2/3)

Par Islam BELALA, Doctorant en Philosophie.

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Les guerres médiques

« (…) le Ve siècle est une période de grandes guerres, marquée par la lutte contre les Perses, qui, au moins pour la seconde guerre médique, est aussi une lutte entre Grecs, et par la guerre du Péloponnèse, qui, de 431 à 404, embrase la majeure partie du monde grec, Sicile comprise »[1].

Les guerres médiques racontent effectivement l’histoire des tentatives d’invasion de l’empire perse sur les territoires grecs, d’abord sous le commandement de Darius puis sous la direction de son fils, Xerxès. Historiquement, il est très stimulant d’analyser les défaites perses à Salamine, Platées et Mycale, mais ce qui nous intéresse à ce stade de la réflexion, c’est l’évolution interne de la cité d’Athènes que ces guerres ont bien pu provoquer. On l’a vu précédemment, les réformes de Clisthène, qui ont abouti à l’ἰσονομία entre les citoyens, ont, théoriquement, changé le système politique athénien. Toujours est-il que durant la période des guerres médiques, ce changement politique n’était pas très visible – à une exception près. Parmi les hommes qui étaient influents et puissants dans la cité sortait le nom de Miltiade « fils de Cimon Coalémos, qui avait succédé à son oncle Miltiade l’Ancien en Chersonèse »[2]. Nous disions que Miltiade était influent et puissant, non seulement de par sa lignée, mais parce qu’il était stratège en 490, donc investi dans la vie politique et militaire de la cité. Cependant, l’apothéose et le comble pour Miltiade n’atteignent leurs apogées qu’après l’écrasante victoire des Athéniens à Marathon face aux perses qu’il avait commandés. Cette victoire historique à Marathon était « pour Athènes un immense succès de prestige, et pour Miltiade, la gloire »[3]. Cette gloire reste temporaire, car l’échec rencontré par le stratège d’Athènes à l’île de Paros l’avait obligé à rendre des comptes et à payer une amende considérable. Cette action était menée par Xanthippos, qui était allié de la famille des Alcméonides puisqu’il avait Agaristè pour épouse, la nièce de Clisthène. Xanthippos était jugé quelques années plus tard pour ostracisme et on peut spéculer sur l’influence des Cimonides dans cet événement[4]. On comprend alors qu’

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« À travers cette affaire, on devine qu’en dépit des réformes de Clisthène la politique athénienne restait entre les mains des grandes familles et que, tout en respectant les formes constitutionnelles, celles-ci n’en continuaient pas moins à se déchirer en de stériles querelles »[5].

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Nous ne voyons cependant pas dans ces événements des querelles stériles comme l’affirme Claude Mossé car, bien qu’un intérêt personnel soit recherché dans cette anecdote que l’on vient de rappeler que ce soit de la part de Miltiade ou de celle de Xanthippos, il demeure important de rappeler que cette action est purement et simplement le fruit de manœuvres politiques dans un contexte historique grave, à savoir celui des guerres médiques. Si l’on analyse alors cette période en ayant à l’esprit non pas le contexte historique (les guerres médiques) mais plutôt le contexte politique (les réformes de Clisthène), nous remarquons que le réformateur d’Athènes n’a pas su, ou n’a pas pu donner un nouveau visage à la politique de la cité, dans l’immédiat du moins, car les « chefs des grandes familles aristocratiques, en se faisant élire stratèges, conservaient en fait la direction de la vie politique »[6].

Il y a cependant un événement exceptionnel qui fait contraste avec le côté aristocratique du pouvoir athénien, et il s’agit évidemment de l’arrivée à l’archontat d’un inconnu du nom de Thémistocle qui a joué un rôle important dans la vie politique et militaire de la cité d’Athènes. Thémistocle devient archonte et utilise la découverte « en 483-482, d’un riche filon d’argent dans le Laurion, à Maronée »[7] afin de fournir Athènes de la marine la plus grande et la plus puissante de la Grèce. Cette manœuvre à la fois stratégique, politique et militaire a permis à la cité de se munir de deux cents trières. « Cette décision qui est la source aussi bien de la victoire de Salamine que de la formation de la ligue de Délos, est un tournant essentiel dans l’histoire d’Athènes »[8].

Périclès et la démocratie à Athènes

Même sous Périclès, les rivalités entre les familles aristocratiques athéniennes demeurent. D’un côté, nous avons Périclès, qui a Clisthène comme grand-oncle, et de l’autre côté nous avons Thucydide (non pas l’historien et l’auteur de La Guerre du Péloponnèse mais il s’agit du fils de Mélésias « qui avait épousé la fille de Cimon et repris, après la mort de son beau-père, le flambeau de la lutte contre Périclès, et qui fut ostracisé en 443 »[9]). Il semblerait cependant que cette rivalité porte une autre tournure que la vieille rivalité entre grandes familles aristocratiques athéniennes dont nous avons déjà parlé. Il y a certes une rivalité, mais cette nouvelle rivalité entre Périclès et Thucydide revêt un aspect politique. Rappelons que Périclès avait instauré la politique de la misthophorie – qui consiste à payer les charges publiques. Ainsi le stratège d’Athènes crée-t-il les conditions et les bases du fonctionnement d’un véritable régime démocratique, en ce sens que cette politique ouvre les portes aux pauvres qui souhaitent s’investir dans la vie politique de la cité (sans peur de perdre une journée de travail puisqu’il y a rétribution), autrement dit on assiste à l’émergence d’un véritable gouvernement populaire. C’est ce que dit Périclès lui-même, comme le rapporte Thucydide :

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« La constitution qui nous régit n’a rien à envier à celle de nos voisins. Loin d’imiter les autres peuples, nous leur offrons plutôt un exemple. Parce que notre régime sert les intérêts de la masse des citoyens et pas seulement d’une minorité, on lui donne le nom de démocratie. Mais si, en ce qui concerne le règlement de nos différends particuliers, nous sommes tous égaux devant la loi, c’est en fonction du rang que chacun occupe dans l’estime publique que nous choisissons les magistrats de la cité, les citoyens étant désignés selon leur mérite plutôt qu’à tour de rôle. (…) Quand un homme sans fortune peut rendre quelque service à l’État, l’obscurité de sa condition ne consiste pas pour lui un obstacle »[10]

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On remarque alors que les propos de Périclès élaborent une doctrine démocratique, stricto sensu, puisque tout un chacun est invité à la vie politique. On constate alors que ce n’est pas contre Périclès lui-même que Thucydide d’Alopokè s’oppose mais contre sa politique qui affaiblit le pouvoir aristocratique. De cette analyse,

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« il ressort que désormais la lutte a pris un caractère politique, que pour la première fois les hommes qui s’opposent ne sont pas seulement séparés par des haines familiales, plus ou moins masquées par des divergences en matières d’alliances extérieures, mais qu’ils ont une conception différente du régime politique de la cité puisque Thucydide rassemble derrière lui ceux que Plutarque appelle les kaloi kagathoi[11], les gens « bien » qui prennent enfin conscience que la démocratie porte en elle la ruine de leur traditionnelle prépondérance. (…) On conçoit que les membres des vieilles familles aristocratiques aient pris peur et se soient rassemblés tous derrière Thucydide d’Alopokè[12]. »

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Cette anecdote historique n’a pas juste pour rôle de nous rappeler les exploits légendaires de Périclès puisque son autorité et son influence ont dominé entièrement Athènes tant qu’il était au pouvoir, c’est-à-dire pendant plus d’un quart de siècle. Thucydide d’Alopokè est ostracisé et cette situation a mis Périclès seul face aux décisions les plus importantes de la cité. Étant donné le rôle important joué par Périclès, on pourrait dire que le Ve siècle est incontestablement « le  »siècle » de Périclès »[13]. Par cette anecdote, nous avons voulu souligner le passage net d’un point de vue politique d’un régime désordonné et tyrannique à un régime ordonné et démocratique.

La paix est menacée

L’ambition de Périclès à faire d’Athènes la plus illustre et la plus puissante cité du monde grec est prouvée par les constructions architecturales dont nous avons encore la trace aujourd’hui à l’image du Parthénon, le temple d’Athéna, qui constitue la pièce maîtresse et le monument le plus célèbre des constructions antiques. Périclès décide de faire la guerre, puisqu’il fait le discours suivant : « Je persiste à penser, Athéniens, qu’il ne faut pas céder aux Péloponnésiens »[14]. Selon Thucydide[15], si Périclès était autant déterminé à mener la guerre contre les Péloponnésiens, c’est parce que les exigences des Lacédémoniens étaient inacceptables et plus particulièrement l’ordre d’abroger le décret qui interdit aux Mégariens d’accéder aux ports d’Athènes et aux marchés de l’Attique. Ce décret était une sorte de punition contre les Mégariens, car ils auraient mis en culture le terrain sacré, à savoir le terrain de la déesse Déméter d’Éleusis, et ils auraient donné refuge aux esclaves fugitifs. La paix est donc très explicitement menacée et tout un chacun le savait. Les Athéniens ne sont pas prêts à donner l’indépendance aux autres cités grecques comme le suggèrent les Lacédémoniens, car cette action porterait atteinte directement à l’empire d’Athènes :

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« Les Athéniens se réunirent alors en assemblée et un débat s’ouvrit. Il était convenu qu’on discuterait en une seule fois de toutes ces questions afin d’arrêter une réponse sur l’ensemble. De nombreux orateurs prirent la parole et se prononcèrent dans un sens ou dans l’autre, les uns estimant qu’il fallait faire la guerre, les autres que le décret ne devrait pas être un obstacle à la paix et qu’il fallait l’abroger[16]. »

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Les avis concernant la guerre n’étaient donc pas unanimes, si l’on en croit Thucydide. Périclès, comme nous l’avons dit, était en faveur de la guerre en déclarant qu’il ne faut pas « leur être inférieurs »[17] et la Guerre du Péloponnèse a eu lieu, effectivement. « Ainsi fut décidée la guerre, qui allait durer plus d’un quart de siècle, et qui s’achèverait par la défaite et la ruine d’Athènes »[18].

La guerre du Péloponnèse

La guerre du Péloponnèse est, semble-t-il, causée par l’impérialisme et la domination grandissants d’Athènes car, comme l’affirme Thucydide : « (…) la cause la plus vraie, celle aussi qui est la moins mise en avant, se trouve selon moi dans l’expansion athénienne, qui inspira des inquiétudes aux Lacédémoniens et ainsi les contraignit à se battre »[19] et ils étaient inquiets de « voir s’accroître encore la puissance athénienne, à laquelle ils voyaient qu’une grande partie du monde grec se trouvait déjà soumise »[20].

La cause de la guerre n’est pas anecdotique dans notre propos. Nous voulons nous concentrer sur le contexte politique athénien de l’époque – à savoir la démocratie qui engendre la guerre qui a duré près d’un quart de siècle et a vu s’affronter les cités grecques entre elles, guerres dirigées par les deux plus puissantes, à savoir Athènes et Sparte –, pour mieux apprécier les critiques et les remarques platoniciennes que l’on va aborder plus loin.

Le début de la guerre s’avère être relativement difficile pour Athènes et Périclès. Le grand stratège a pris l’initiative de mener la guerre sur mer plutôt que sur terre étant donné la supériorité maritime de la flotte athénienne et la connaissance des stratégies sur mer[21]. Cette tactique militaire a obligé les Athéniens à effectuer un exode et à quitter leurs terres, mais le vrai problème, à savoir le découragement des concitoyens de Périclès, est apparu quand une épidémie de peste s’est installée. Le rapport de Thucydide sur ce sujet est absolument alarmant et suggère très certainement un bouleversement politique imminent :

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« La situation des Athéniens, déjà accablés par l’épidémie, était encore aggravée par l’entassement des campagnards dans la ville. Les réfugiés furent particulièrement éprouvés. Faute de logement pour les accueillir, ils vivaient dans des baraquements où l’atmosphère, en cette saison de l’année, était irrespirable. Les morts et les moribonds gisaient pêle-mêle. On voyait des agonisants tituber dans les rues. Des malades à demi-morts et dévorés par la soif assiégeaient les fontaines. On mourrait dans les sanctuaires, où campaient les réfugiés et dont le sol était jonché de cadavres. Les gens, dépassés par l’ampleur du fléau et ne sachant ce qu’il allait advenir, en vinrent à ne plus se soucier des lois divines ou humaines. On ne respectait plus aucun usage qu’on observait avant dans les funérailles. Les familles que la mort avait frappées à plusieurs reprises manquaient des objets nécessaires aux obsèques et beaucoup eurent alors recours à des pratiques indécentes. Trouvant des bûchers dressés par d’autres, ils y déposaient avant eux les cadavres des leurs et y mettaient le feu. Ou bien sur des bûchers où des corps étaient déjà en train de brûler, ils jetaient les cadavres qu’ils avaient apportés et prenaient la fuite[22]. »

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La guerre, comme on vient de le voir à travers cette longue citation, n’est pas le seul inconvénient auquel se sont affrontés les Athéniens. Avec cette épidémie de peste, ils ont perdu, ou disons mieux, ils ont délaissé toutes leurs coutumes et toutes leurs traditions, ils ont bafoué le respect des lois, qu’elles soient divines ou humaines, et se sont mis à accomplir des actes que l’on pourrait qualifier d’immoraux, comme par exemple s’approprier les richesses des morts dans le seul but de s’enrichir ou ne plus savoir distinguer la piété de l’impiété…[23]. Le désordre est donc flagrant et une telle situation ne pourrait pas ne pas engendrer une révolte et un soulèvement politique. L’histoire nous apprend qu’un désordre humain s’accompagne toujours d’une réorganisation politique, et dans notre situation, c’est Périclès qui en payera le prix. Ainsi, la guerre, l’épidémie et la mort ont fait naître « à Athènes (…) une sourde colère [contre Périclès] en même temps que (…) le désir de paix »[24]. Ce soulèvement n’a pas causé de grands problèmes à Périclès, en réalité, très certainement grâce à ses talents oratoires. Il a été tenu de rendre des comptes et à payer une amande tout en se faisant réélire comme stratège. Cette réélection sera cependant très éphémère puisqu’il succombe lui aussi à l’épidémie de peste et meurt peu de temps après. Malgré tout le désordre provoqué par cette guerre voulue par Périclès, on retiendra de ce stratège sa domination au niveau de la politique athénienne, l’établissement solide de la démocratie et la contribution à fonder une puissance maritime convoitée par tout le monde grec[25].

Cléon : l’après Périclès

C’est Cléon qui a pris le pouvoir à Athènes après Périclès. Cléon, tout comme son prédécesseur, était d’avis que la guerre devait continuer jusqu’à la victoire complète en faveur des Athéniens. En réalité, cette guerre prend une tournure nouvelle en ce sens que la guerre du Péloponnèse cache une lutte politique et idéologique. « D’un côté, Athènes, vers laquelle se tournent les masses populaires de toutes les cités. De l’autre, Sparte, soutien de toutes les oligarchies »[26]. On remarque alors que la guerre du Péloponnèse n’a pas seulement été causée par l’impérialisme d’Athènes mais nous pensons que c’est le régime politique porté par Athènes (la démocratie) et par Sparte (l’oligarchie) qui a fait que toutes les cités du monde grec se sont vues obligées de se prononcer en faveur de la démocratie ou en faveur de l’oligarchie.

Un accord de paix ?

Malgré les désastres de la guerre, un accord de paix a été signé entre les Athéniens et les Lacédémoniens. Brasidas, le roi de Sparte, arrive à assiéger Amphipolis qui était sous le commandement de Thucydide, l’historien et l’auteur de La Guerre du Péloponnèse. Cet échec athénien n’a pas eu une conséquence majeure sur Athènes, si ce n’est l’exil de Thucydide, qui en profite pour commencer la rédaction de son œuvre historique. La conséquence majeure de cette défaite, c’est la volonté de Cléon à reprendre Amphipolis et qui aboutit à nouveau à une défaite athénienne. Ce qui a conduit à un accord de paix, c’est que Cléon et Brasidas ont tous deux trouvé la mort durant cette dernière bataille. « Une paix fut conclue pour cinquante ans aux termes de laquelle Athéniens et Lacédémoniens se restituaient réciproquement les territoires conquis, parmi lesquels Amphipolis. Ce traité de paix était peu après doublé d’un traité d’alliance (421 av. J.-C.) »[27].

Entre guerre et paix

Ce traité de paix était de nature fragile, car deux forces s’opposaient : d’une part, les gens de la campagne pour qui la guerre pendant dix ans fut pénible, qui souhaitaient alors le maintien de la paix et suivaient ainsi « Nicias, fils de Nikératos, qui avait acquis dans les dernières années de la guerre une bonne réputation de stratège »[28], et d’autre part, les thètes (c’est-à-dire les plus pauvres de la cité) qui voyaient dans la guerre « une solde régulière et des avantages matériels »[29]. Ce clivage politique sera alors compris et exploité par Alcibiade – connu, entre autres choses, pour avoir été le disciple de Socrate et pour avoir fait des apparitions dans les dialogues platoniciens – afin de faire son entrée dans la vie politique d’Athènes : « [n]oble, riche, beau, intelligent, il avait tous les atouts entre ses mains »[30], mais le seul obstacle qui pouvait lui poser quelques difficultés était la politique de Nicias qui préconisait le maintien de la paix. Ainsi, comme en témoigne Thucydide, en dehors du fait qu’il a été mis à l’écart des négociations à cause de sa jeunesse, Alcibiade « s’était immédiatement dressé contre la paix, affirmant qu’on ne pouvait pas compter sur les Lacédémoniens, qui n’avait selon lui mis fin aux hostilités que pour être libres d’abattre les Argiens, avant d’entrer à nouveau en guerre contre les Athéniens désormais isolés »[31].

L’expédition de Sicile : la guerre à nouveau

« Le prétexte de la rupture du traité de paix fut l’expédition athénienne en Sicile »[32]. La Sicile n’a jamais été un territoire d’influence athénienne mais l’intérêt d’Athènes pour la Sicile vient du fait que la grande majorité des cités de l’île était d’origine péloponnésienne et la plus importante, à savoir Syracuse, était une colonie des Corinthiens, ennemis des Athéniens[33]. Alcibiade utilise cette situation et ce subterfuge pour proposer une expédition en Sicile, ce qui sera le cas. Nicias, cependant, fera tout son possible pour essayer de convaincre les Athéniens de ne pas céder à la politique d’Alcibiade, allant jusqu’à l’attaquer personnellement contre son âge et son intérêt dans cette guerre. Thucydide rapporte alors le discours de Nicias :

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« Il y a quelqu’un ici qui est ravi d’avoir été désigné pour commander et qui va sans doute, pour des raisons toutes personnelles, vous presser d’envoyer cette expédition, d’autant plus qu’il est encore trop jeune pour exercer un tel commandement. Il ne cherche qu’à éblouir avec son écurie de course et compte que ce poste l’aidera à subvenir à ses prodigalités. Ne l’écoutez pas lui non plus et ne lui fournissez pas l’occasion d’ajouter du lustre à sa vie privée en mettant la cité en danger. Songez que les hommes de cette espèce portent tort à l’État tout en dissipant leur fortune personnelle et que s’agissant d’une affaire aussi importante, on ne saurait admettre que des jeunes gens décident et se précipitent dans l’action.

Pour ma part, ce n’est pas sans inquiétudes que je vois ici les amis de ce personnage rassemblés à son appel et je demande donc de mon côté l’appui des citoyens plus âgés[34]. »

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On remarque alors l’extraordinaire opposition de Nicias qui va jusqu’au mépris d’Alcibiade. On note que dans cette citation, Nicias, afin de décrédibiliser et de ridiculiser Alcibiade, ne prononce pas une seule fois son nom, il se contente alors de « quelqu’un ici », « il », « les hommes de cette espèce », « des jeunes gens », « ce personnage »… Nicias se lance alors dans un véritable jeu rhétorique où l’attaque ne s’adresse plus contre les arguments mais contre l’auteur des arguments en méprisant cet adversaire, comme on vient de le voir, mais aussi en soulignant sa jeunesse donc par extension son inexpérience dans ce domaine qui est censé être un domaine sérieux, réservé alors aux personnes expérimentées et âgées qui ont un sens du discernement, c’est-à-dire qui cherchent l’intérêt de l’État et non pas uniquement l’intérêt personnel. Malgré tous ses efforts pacifistes, Nicias n’a pas pu dissuader les Athéniens de se prononcer en faveur de l’expédition en Sicile. D’après Thucydide, en effet :

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« Tout le monde sans distinction se passionna pour l’entreprise. Les gens âgés espéraient qu’on ferait la conquête de cette terre qu’on allait attaquer, ou du moins qu’une force aussi considérable serait à l’abri des accidents. Quant aux hommes en âge de porter des armes, ils aspiraient à voir du pays et à faire connaissance avec cette contrée lointaine, dont ils comptaient bien revenir sains et saufs. La masse des petites gens appelées à servir pensaient à l’argent qu’ils allaient dès à présent gagner et aux conquêtes futures grâce auxquelles ils pourraient devenir les salariés perpétuels de l’État. L’enthousiasme de la majorité était tel que ceux qui désapprouvaient l’entreprise, craignant de passer pour de mauvais patriotes s’ils votaient contre elle, évitaient de se manifester » [35].

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La flotte en direction de la Sicile quitte Athènes en juillet 415. L’erreur qui semble avoir été commise durant cette expédition était d’envoyer trois chefs avec les pleins pouvoirs pour commander et qui avaient des stratégies absolument différentes : Nicias souhaitait une expédition qui jouerait sur la prudence ; Lamachos voulait pour sa part attaquer Syracuse au plus tôt avant qu’elle puisse s’armer et se fortifier ; et enfin Alcibiade voulait, quant à lui, envahir toute la Sicile. Finalement, c’est le plan d’Alcibiade qui a été adopté puisqu’il a été rejoint par Lamachos[36]. L’enthousiasme des Athéniens va vite tourner au désastre. L’expédition de Sicile a été un échec total à cause de la détermination des Syracusains à résister. De plus, une accusation contre Alcibiade, après des manœuvres politiques soutenues par ses ennemis à Athènes, a obligé les juges à demander à Alcibiade d’abandonner son commandement et de rentrer à Athènes pour un procès. Alcibiade a été accusé effectivement de sacrilège, car son nom a été prononcé comme ayant participé à des parodies des Mystères d’Éleusis et avoir mutilé tous les Hermès en pierre puis placés aux portes des maisons. Nous parlions de manœuvres politiques contre Alcibiade, car « ses ennemis, voyant là un moyen de se débarrasser d’un homme qui les gênait, firent ordonner un supplément d’enquête[37] » qui a amené les juges à ordonner à Alcibiade l’abandon de son commandement. Cependant, au lieu de rentrer à Athènes comme il lui a été ordonné, Alcibiade préfère plutôt s’enfuir et s’exiler dans le Péloponnèse. La flotte athénienne se retrouve alors dépourvue de celui qui a orchestré et pensé l’expédition, en plus de la résistance des Syracusains, comme on l’a souligné plus haut, Athènes sombre alors assez vite dans le chaos et le rapport de Thucydide est assez explicite :

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« Quant aux prisonniers des latomies, ils furent, dans les premiers temps, fort rudement traités par les Syracusains. Parqués en grand nombre au fond d’une fosse étroite, ils eurent tout d’abord à souffrir du soleil et de la chaleur suffocante qui régnait dans ce lieu qu’aucun toit n’abritait. Ce furent ensuite, au contraire, les nuits froides de l’automne et ce changement de température favorisa parmi eux l’éclosion des maladies. Le manque d’espace les obligeait à tout faire au même endroit et, de plus, les cadavres de ceux qui avaient succombé par suite de leurs blessures ou du changement de température ou pour tout autre raison, gisaient pêle-mêle. L’odeur était donc intolérable. Ils souffraient aussi de la faim et de la soif, car, pendant huit mois, on ne leur donna comme ration qu’un cotyle d’eau et deux cotyles de blé. Enfin, de tous les tourments qu’on peut endurer dans une captivité pareille, aucun ne leur fut épargné. Soixante-dix jours durant, ils vécurent ainsi tous ensemble. Puis, on laissa là les Athéniens et le petit nombre des Siciliens et des Italiens qui s’étaient joints à l’expédition, et on vendit les autres comme esclaves. Il est difficile de préciser le nombre total des prisonniers, mais il n’y en avait pas moins de sept mille.

Ce fut là l’événement le plus considérable de cette guerre et même, à mon avis, de toute l’histoire grecque, triomphe glorieux entre tous pour les vainqueurs et catastrophe sans précédent pour les vaincus, qui avaient été défaits partout et de toutes les manières et qui endurèrent des souffrances qui n’eurent jamais rien d’ordinaire. Pour eux, le désastre était vraiment complet. Armée, flotte, tout avait été anéanti et, de tous ceux qui était partis, bien peu rentrèrent chez eux.

Telle fut l’expédition de Sicile[38]. »

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Il est évident que cette défaite extrêmement humiliante pour Athènes va, à nouveau, produire des bouleversements au niveau politique. La démocratie ainsi que les démocrates se verront comme cibles de la révolution oligarchique. La guerre a été causée par l’hégémonie d’Athènes qu’elle devait exercer sur tout le monde grec et qui était décidée par le démos afin de mener à bien le bon fonctionnement de l’empire démocrate athénien[39].

Cet article qui compose le deuxième volet du dossier consacré à l’histoire d’Athènes ne saurait être plus historique. Il était nécessaire d’aborder dans le détail l’enchaînement des événements politiques et historiques pour mieux comprendre le déclin de l’Empire. Nous avons tout d’abord vu, dans le premier article, l’émergence d’une nouvelle puissance politique. Dans le présent article, nous nous sommes focalisé sur les affrontements, d’aucuns diront les obstacles, qu’a eu à surpasser cette puissance naissante, que ce soit face aux Perses ou face aux autres Grecs. Dans le prochain article, celui qui va clôturer ce dossier, nous allons aborder les luttes politiques internes à la cité d’Athènes, les balancements entre démocratie et tyrannie auxquels Socrate, le célèbre maître de Platon, aurait participé, dit-on, et qui lui aurait coûté la vie.

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Islam BELALA, Doctorant en Philosophie.

Pluton-Magazine/2020

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[1] Edmond Lévy, La Grèce au Ve siècle : de Clisthène à Socrate, Paris, Seuil, 1995, p. 7.

[2] Claude Mossé, Histoire d’une démocratie : Athènes, Op. cit., p. 32.

[3] Ibid., p. 33.

[4] Id.

[5] Id.

[6] Ibid., p. 38-39.

[7] Edmond Lévy, La Grèce au Ve siècle, Op. cit., p. 22.

[8] Id.

[9] Claude Mossé, Histoire d’une démocratie : Athènes, Op. cit., p. 45.

[10] Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, II, 37.

[11] Καλὸς κἀγαθός est une locution attribuée à Solon, abrégée de καλὸς καὶ ἀγαθός – utilisée au pluriel dans notre texteet qui veut dire littéralement « beau et bon ». Cette locution est très largement répandue dans la littérature grecque antique. Les « beaux et bons » sont les gens issus de bonnes familles et qui ont bénéficié d’une bonne éducation.

[12] Claude Mossé, Histoire d’une démocratie : Athènes, Op. cit., p. 46.

[13] « Le  »siècle » de Périclès » est le nom du chapitre concernant Périclès dans l’ouvrage de Claude Mossé intitulé Histoire d’une démocratie : Athènes. Des origines à la conquête macédonienne auquel nous avons déjà fait références à plusieurs reprises.

[14] Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, I, 140.

[15] Ibid., I, 139.

[16] Id.

[17] Ibid., I, 144.

[18] Claude Mossé, Histoire d’une démocratie : Athènes, Op. cit., p. 62.

[19] Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, I, 23.

[20] Ibid., I, 88.

[21] Ibid., I, 143.

[22] Ibid., II, 52.

[23] Ibid., II, 53.

[24] Claude Mossé, Histoire d’une démocratie : Athènes, Op. cit., p. 69.

[25] Ibid., p. 70

[26] Ibid., p. 72.

[27] Ibid., p. 74.

[28] Ibid., p. 77.

[29] Id.

[30] Id.

[31] Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, V, 43.

[32] Claude Mossé, Histoire d’une démocratie : Athènes, Op. cit., p. 76.

[33] Ibid., p. 79

[34] Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, VI, 12-13.

[35] Ibid., VI, 24.

[36] Edmond Lévy, La Grèce au Ve siècle, Op. cit., p. 109.

[37] Claude Mossé, Histoire d’une démocratie : Athènes, Op. cit., p. 81.

[38] Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, VII, 87.

[39] Claude Mossé, Histoire d’une démocratie : Athènes, Op. cit., p. 83.

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