Une promenade en poésie: Aurélia Lassaque

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« L’occitan est ma première langue en poésie. Elle est restée ma seule langue poétique pendant plusieurs années jusqu’à la composition de mes recueils bilingues. Ni langue de l’école, ni langue maternelle mais langue paternelle, l’occitan fut pour moi la langue des possibles . » Aurélia Lassaque

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Que représente l’Occitan pour vous ?

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En France­, l’image même de la langue occitane est très altérée par l’invention ancienne du terme « patois ». Ce terme péjoratif, apparu au XVIIe siècle pour ne pas désigner comme langues les langues de France autres que le français, les a marginalisées au fil du temps, au point de convaincre le peuple que ces langues sont dépourvues d’histoire et de culture. L’histoire de la littérature occitane est totalement ignorée hors des bancs de quelques universités du sud de la France. La lyrique troubadouresque, son rayonnement européen, l’incroyable production poétique et théâtrale des XVIe et XVIIe siècles, jusqu’au prix Nobel de Frédéric Mistral… Il importe de préciser que c’est plus encore au sein de son propre territoire − qui englobe tout le tiers sud du pays − que les réactions et les jugements sur la langue sont les plus sévères. Ce phénomène traduit l’appropriation par le peuple occitanophone, puis par ses descendants, de ce que l’on a appelé « la vergonha » : la honte de la langue. Une honte que l’on retrouve identique chez ceux qui en Bretagne (langue celtique), au Pays basque français (langue non-indoeuropéenne) ou encore à Perpignan (catalan) assurent tous parler « patois » … La langue occitane est demeurée la langue principale du sud de la France jusque dans les années cinquante, ce qui correspond à la génération de mon père. Il a donc suffi d’une ou deux générations pour que l’on mette au musée et que l’on réduise au rang du folklore une langue, sa littérature, ses coutumes et son histoire. Néanmoins, malgré le caractère affligeant de cette situation, au cours de mes premières années de « jeune occitaniste », je me suis vite sentie gênée par la manière dont certains militants se laissaient aller à un discours réducteur et manichéen, opposant le français à l’occitan dans une dialectique de l’oppresseur et de l’opprimé. Puis j’ai saisi que la plupart de ceux qui agissaient et pensaient de la sorte étaient de la génération précédente. Celle qui a assisté de manière plus directe à la quasi-disparition de la langue. Mais une fois que la terre a tremblé, il faut reconstruire sa maison. Il faut reconstruire sa maison dans un paysage nouveau, à jamais différent de notre souvenir et de celui qu’ont connu nos ancêtres.

L’occitan est ma première langue en poésie. Elle est restée ma seule langue poétique pendant plusieurs années jusqu’à la composition de mes recueils bilingues. Ni langue de l’école, ni langue maternelle mais langue paternelle, l’occitan fut pour moi la langue des possibles. Celle qui repousse les frontières du langage et de l’imaginaire, celle qui crée sa nouvelle partition entre les formes et les sonorités pour dire le monde sensible. Je me sens plus trobaïritz que poétesse. Selon moi, le territoire du poème n’est pas créé par un poète démiurge. Trobar (trouver) un poème signifie partir en quête, avec humilité, délivré de ses savoirs et de ses techniques. En éclaireuse, j’arpente des territoires où tout n’est que mystère. Le chemin du retour me trouve avec la peau tatouée de signes, passeuse de nouveaux chants et de nouveaux langages.

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Pourquoi avoir choisi de publier un poème épique en bilingue ? Vous semblez renouer de façon assez forte avec un art poétique très ancien : les Chants. Pourquoi avoir choisi cet art ?

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Concernant le bilinguisme : l’occitan, que je parle couramment, n’est pas pour autant ma langue maternelle. Or, quelle que soit notre langue maternelle, celle-ci nous introduit d’emblée dans une relation utilitaire avec le monde tout autant qu’elle nous lègue des conventions et des interdits inhibiteurs. Je n’ai pas été éduquée dans cette langue. N’ayant pas à composer avec ces entraves, s’est offerte à moi la possibilité d’engager en langue occitane une expérience créatrice, libre et affranchie. Dès lors qu’il s’est agi d’écrire un poème, j’ai employé cette langue que j’aime pour ses couleurs, ses sonorités, ses rythmes mais surtout parce qu’elle favorisait un détachement esthétique d’avec le monde, me permettant de l’aborder dans une dimension pleinement poétique. Par ailleurs, l’expérience littéraire qu’il m’a été donné de vivre par la langue occitane m’a permis d’apprivoiser, au fil des ans, ma propre langue maternelle comme langue de création. Après un premier recueil composé uniquement en occitan (Cinquena Sason aux Éditions Letras d’Oc), j’ai été confrontée de manière très empirique à la nécessité de partager mes textes dans la sphère privée ou publique qui est à majorité francophone. S’est d’abord posée la question de la traduction. J’ai tenté de me traduire et je n’étais pas satisfaite. D’autres ont proposé de le faire, je ne retrouvais plus mes textes. Partant de là, j’ai développé un processus d’écriture bilingue où chaque poème est composé simultanément en occitan et en français, dans un dialogue constant entre les deux langues pour obtenir, à la fin, un seul poème en deux langues originales. J’utilise donc deux feuilles distinctes pour chaque langue et le poème se développe simultanément dans un dialogue, dans un jeu d’analogie, de concordances et de contrastes dans cet espace laissé blanc, là où les deux langues s’épousent.

Le chant nous renvoie en premier lieu à la lyrique troubadouresque. Les troubadours, ces « trouveurs », composaient des cansons, des poèmes chantés. Cela dit, les « Chants » de En quête d’un visage sont conçus pour être dits et non chantés. Ici, les chants relèvent bien plus de l’acte théâtral que du chant musical. Chaque chant est composé d’un dialogue poétique entre Elle et Ulysse. Pour ce qui est de marier le théâtre à la poésie : je ne me résous pas aux frontières. J’ai d’abord travaillé à dissoudre ce que l’on croit être la frontière entre les langues, ici, j’ai voulu aller au plus proche de la (ré)conciliation entre la poésie et le théâtre. Car leur distinction est une construction tardive. J’ai voulu que le recueil obéisse à une dramaturgie pour favoriser la dimension orale et scénique du poème, d’autant que dans le cours de mon écriture il n’est pas rare que l’oralité précède l’écrit. Je commence par dire puis pose sur le papier et je ne juge l’achèvement d’un poème que par le prisme de sa lecture à voix haute.

Comme l’a relevé un critique : je m’attache « moins à recréer le mythe qu’à en réécrire le mécanisme, prenant comme support l’histoire universelle d’Ulysse, autrement dit d’un homme et d’une femme séparés par le destin ». S’ajoute à cela une raison bien plus personnelle à cette présence mythologique. Certains grandissent avec les textes religieux, d’autres avec les contes, moi j’ai grandi avec la mythologie grecque, mon imaginaire était peuplé par ces récits. Mon père parlait le grec moderne, j’ai voyagé en Grèce et en Crète étant enfant, j’ai suivi les signes du linéaire A au temple de Minos, j’ai vu les aigles du mont Ida. Mon film favori était Orphée de Cocteau… je me suis construite sur ce terreau-là. Néanmoins, il y a quantité d’autres dimensions du domaine de l’enfance que j’aurais pu explorer dans mon écriture poétique. Aussi, peut-être que ­− en écho à la situation de la langue occitane telle que je la décrivais précédemment, sa douloureuse relation avec le français et le complexe diglossique dont souffrent ceux que l’on a privés de leur langue et de leur propre histoire − recourir dans un recueil bilingue à la mythologie grecque, est une manière de bâtir à partir de ce que notre passé et notre présent ont de commun. Une manière par la poésie de « parvenir aux sources de la mer » (un vers que j’affectionne, emprunté au Livre de Job).

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Comme tous les poèmes épiques, il est très difficile de ne pas les lire d’un seul trait. Combien de temps avez-vous passé à cette écriture ?

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La première idée est très ancienne. Des premiers textes qui ont entièrement disparu ont été composés dès 2011. Puis en 2014, j’ai repris ce projet que j’ai présenté à l’époque au C.R.L Midi-Pyrénées. J’ai été lauréate de leur bourse de création littéraire. Bruno Doucey venait de publier mon recueil Pour que chantent les Salamandres et s’engageait à publier celui-là. J’ai ensuite écrit par bribes, sous formes de résidences d’écritures privées. Essentiellement sur un voilier d’ami en mer Méditerranée, sur la côte lycienne. Ce qui n’est pas anodin, car c’est le territoire maritime d’Ulysse. Les Lyciens ont pris part à la guerre de Troie. Il y a aussi là-bas le mystère de leur langue gravée sur leurs sépultures. De la mer à la forêt (du Lot) où je vis, j’ai composé ce recueil entre l’automne 2014 et l’été 2016.

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Avez-vous l’intention de continuer dans cette voie-là ?

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J’écris actuellement un roman, pour lequel le C.R.L (devenu Occitanie Livre et Lecture) m’a de nouveau octroyé une bourse. Le roman est en français mais on y trouve des poèmes érotiques en occitan, composés par le personnage principal, une archéologue spécialiste des pratiques funéraires des peuples indo-aryens. Entre passé et présent, de la Mer d’Aral au Kazakhstan jusqu’aux vallées chamaniques du peuple Kalash sur les contreforts de l’Himalaya, cette femme cherche à se reconstruire après le « Big-Bang » , un leitmotiv qui désigne l’instant traumatique de la délivrance d’un enfant né sans vie.

Par ailleurs, je collabore comme scénariste pour le cinéma avec le réalisateur Giuseppe Schillaci. C’est une aventure récente, débutée en 2019, lorsque nous avons collaboré en tandem autour de la réalisation du court-métrage en Réalité Virtuelle « Transhumance » pour Matera, Capitale Européenne de la Culture, présenté en 2019 à La Mostra de Venise dans le cadre de MaTerre2019. Depuis, nous sommes passés à l’écriture fictionnelle. Nous travaillons actuellement sur un projet de long métrage, soutenu par un producteur. Ce projet d’écriture prend actuellement le pas sur mon roman, car nous sommes soumis à un délai fixe pour la remise du scénario. Je trouve l’écriture scénaristique passionnante. C’est un texte qui ne sera jamais diffusé, jamais lu, si ce n’est par un groupe humain très restreint. Il est image (comme la poésie) mais aussi théâtre (par l’importance de la gestuelle, des regards, des dialogues).

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Quel est le passage que vous aimez le plus dans cet ouvrage ?

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Pour moi, c’est un tout. J’ai à l’esprit l’ensemble du mouvement du dialogue. Il y a certains extraits que je lis plus volontiers que d’autres sur scène, lorsque je donne des lecture seule ou accompagnée de musiciens, mais cela repose sur la reconstruction réduite d’une dramaturgie cohérente, sur leur potentialité en termes d’oralité… Je n’ai pas de passage favori.

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Par Dominique LANCASTRE

Pluton-Magazine/2020

Crédit photo: Raphaël Lucas

Lien: En quête d’un visage est publié aux Editions Bruno Doucey.

ISBN : 978-23622-915-3-1 Prix 15 euros

BIOGRAPHIE

Aurélia Lassaque est poète de langues françaises et occitane. Elle a consacré sa thèse de doctorat à la dramaturgie occitane du XVIIe siècle. . Après avoir enseigné à l’Université Paul-Valéry, présenté des chronique littéraires (« VAP », FR3 Sud), elle a parcouru le monde en poète de l’Europe à la Chine en passant par l’Amérique du Nord et du Sud, la Scandinavie, l’Indonésie et l’Inde pour donner des lectures et spectacles mariant la poésie à la musique, au chant, à la vidéo ou à la danse. Ses recueils Pour que chantent les salamandres et En quête d’un visage (Editions Bruno Doucey) ont été traduits en plusieurs langues.

Elle collabore comme scénariste pour le cinéma avec le réalisateur Giuseppe Schillaci : en 2019 Transhumance (co-scénariste, actrice) court-métrage poétique, présenté à la 76e Mostra de Venise (MaTerre2019, Cantiere Cinepoetico Euromediterraneo).

Lauréate de l’Aide à la Création du C.R.L. Midi Pyrénées en 2014 pour son dernier recueil poétique, Aurélia Lassaque fait partie des lauréats 2019 de la Bourse de Création Littéraire d’Occitanie Livre et Lecture pour l’écriture de son premier roman. La traduction anglaise de En quête d’un visage par Madeleine Campbell a été sponsorisée en 2017 par l’American Literary Translators Association.

BIBLIOGRAPHIE

En France :

Cinquena Sason, Letras d’oc, Toulouse, 2006.

Pour que chantent les salamandres, Éditions Bruno Doucey, Paris, 2013

En quête d’un visage, Éditions Bruno Doucey, Paris, 2017

A l’étranger :

Solstice and Other poems,(trad. anglaise de James Thomas), Francis Boutle Publishers, London, 2012.

De zang van de salamanders, (trad. néerlandaise de Peter Boreas), Azulpress, Maastricht, 2014.

שירת הסלמנדרה, (trad. hébraïque d’Amir Or), Keshev Publishing House, Tel Aviv, 2014.

For å la salamanderen synge (trad. norvégienne de Tom Lotherington), Forlaget Oktober, Oslo, 2015.

Per que cantin les salamandres (trad. catalane de Albert Mestres), LaBreu Edicions, Barcelona, 2017.

De Memoria Profana, (trad. espagnole de Pabo Fante, Préf. de Victor Rodriguez-Núñez) Editoral Libros del Pez Espiral, Santiago, Chili, 2019.

A paraître en septembre 2020 : Auf dass die Salamander singen, (trad. Allemande de Schirin Nowrousian), Verlag Hans Schiler, Berlin.

Anthologies poétiques : en polonais, italien, macédonien, allemand et lithuanien, publiées dans le cadre du projet européen Versopolis.

Livres d’artistes :

Ombras de Luna, Ombres de Lune, éd. de la Margeride, 2009, (reed. 2010, 2011, 2013) 

E t’entornes pas, Et ne te retourne pas, éd. de la Margeride, 2010 

Lo sòmi d’Euridícia, Le rêve d’Eurydice, éd. les Aresquiers, 2011 

Lo sòmi d’Orfèu, Le rêve d’Orphée, éd. les Aresquiers, 2011 

La ronda del fènix, La ballade du phénix, éd. de la Lune bleue, 2012 

D’aucèls sens cara, Des oiseaux sans visage, éd. les Monteils, 2013 

Connivences 1 (Aurélia Lassaque, Zingonia Zingone et Robert Lobet), éd. de la Margeride, 2016 

Connivences 4, (Aurélia Lassaque, Victor Rodriguez-Núñez, Rolando Kattan et l’artiste Robert Lobet), éd. de la Margeride, 2017.

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