Par Professeur Albert James Arnold
[Le choc créé par ces vidéos, réalisées par des témoins munis de smartphones, a galvanisé le pays. C’est l’aspect visuel, reproduit des milliers de fois à la télé et sur les réseaux sociaux, qui joue sur les consciences. Pendant des années, les syndicats de policiers et les mairies avaient réussi à tamponner les réactions éphémères, parfois violentes, en jouant la carte de la brebis galeuse à l’intérieur d’une institution considérée comme essentiellement saine et vouée à la protection de l’ensemble de la population. Après le meurtre d’un Éric Garner à New York en 2014 ou d’un Freddie Gray à Baltimore un an plus tard, on a vu des démonstrations de rage et de désespoir dans la communauté locale. ]
George Floyd au pays des Merveilles
Depuis un mois, le monde est fasciné par une mobilisation nationale, toutes générations et ethnies confondues, qui revendique la justice raciale sous la bannière « Black Lives Matter ». Or, ce mouvement existe depuis 7 ans déjà. Créé dans le sillage de la mort du jeune Trayvon Martin par le justicier auto-proclamé George Zimmerman en Floride, porté à l’attention des médias américains deux ans plus tard, lors de manifestations à Ferguson, dans le Missouri, le « BLM » n’avait pu toucher la conscience nationale durablement avant la dissémination de multiples vidéos qui montraient George Floyd sous le genou du policier Derek Chauvin. Pendant près de 9 minutes, cet homme noir a agonisé en implorant le policier blanc et ses trois collègues de lui permettre de respirer (« I can’t breathe »). Il meurt pitoyablement, en appelant sa maman morte depuis plusieurs années…
Le choc créé par ces vidéos, réalisées par des témoins munis de smartphones, a galvanisé le pays. C’est l’aspect visuel, reproduit des milliers de fois à la télé et sur les réseaux sociaux, qui joue sur les consciences. Pendant des années, les syndicats de policiers et les mairies avaient réussi à tamponner les réactions éphémères, parfois violentes, en jouant la carte de la brebis galeuse à l’intérieur d’une institution considérée comme essentiellement saine et vouée à la protection de l’ensemble de la population. Après le meurtre d’un Éric Garner à New York en 2014 ou d’un Freddie Gray à Baltimore un an plus tard, on a vu des démonstrations de rage et de désespoir dans la communauté locale. Le cycle des infos ne s’arrête qu’un bref moment à chacun de ces incidents, ce qui laisse l’impression d’une bavure exceptionnelle. Le ou les agents sont relevés de leurs fonctions le temps d’une enquête interne, qui les blanchit le plus souvent. Dans le cas d’une bavure particulièrement brutale, un procès peut être intenté par l’État ou la municipalité ; mais par le passé le policier n’avait risqué qu’une peine légère. Dans les cas d’Éric Garner et Freddie Gray, les policiers ont été exonérés, malgré des faits aggravants bien établis. Le système est resté intact et la violence policière exercée contre les Afro-américains a pu se poursuivre. Essentiellement, rien n’avait changé et l’impunité policière (« qualified immunity ») n’a pas égratigné la culture raciste qui sous-tend et nourrit l’attitude de domination de l’autorité (blanche) face à la population de couleur. Le fait est que de multiples morts aux mains de la police sont documentées et se reproduisent avec une régularité qui serait lassante si elle n’était pas aussi révoltante.
Il y a un demi-siècle, dans le sillage des violences qui ont accompagné l’élargissement des droits civiques accordés à la population de couleur, un professeur new-yorkais s’est exprimé ainsi devant le Comité National Chargé Des Désordres Publics : « J’ai lu le rapport sur le soulèvement de 1919 à Chicago, et c’était comme si je lisais celui du comité qui a enquêté sur le soulèvement de Harlem en 1935, celui sur le soulèvement à Watts (Los Angeles) en 1965. Je dois vous dire en toute franchise que c’est une sorte d’Alice au Pays des Merveilles où le même film se rejoue en boucle, la même analyse, les mêmes recommandations et la même inaction ». (https://www.washingtonpost.com/outlook/2019/07/26/why-police-accountability-remains-out-reach/ ).
En 1967 déjà, la dénonciation d’une culture policière vouée à l’oppression de la population de couleur a rencontré, dans les milieux officiels, une chape de plomb. La question qui se pose cet été, au milieu d’une campagne d’élection présidentielle aux États-Unis, est la suivante : le racisme systémique au cœur de l’institution policière réussira-t-il, comme par le passé, à étouffer les revendications portées par le mouvement « Black Lives Matter » ? La généralisation de la réponse aux États-Unis, en France et un peu partout dans le monde est encourageante : (https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/police/violences-policieres/de-colin-kaepernick-a-george-floyd-voici-lhistoire-de-take-a-knee-le-geste-qui-veut-mettre-a-genoux-le-racisme-aux-etats-unis_3993459.html#xtor=EPR-2-[newsletterquotidienne]-20200605-[lestitres-coldroite/titre5). Mais Adama n’est pas George ni Éric, et les institutions françaises ne sont pas identiques à leurs contreparties aux États-Unis.
La faille au cœur des institutions
Pour comprendre la profondeur et l’étendue du problème, il faut remonter aux origines de la République. Elles sont pour le moins paradoxales. L’auteur principal de la Déclaration de l’Indépendance, Thomas Jefferson, est devenu emblématique de ce paradoxe. Homme des Lumières, déiste, farouche partisan de la Révolution française face aux anglophiles du Nord, Jefferson était aussi esclavagiste et avait fondé une lignée de mulâtres (les Hemings) née du corps de son esclave Sally. Il faut dépasser ces faits, aussi insignes soient-ils, pour comprendre le racisme institutionalisé dans la constitution des États-Unis d’Amérique. Lors du conflit entre le Nord et le Sud, centré sur la représentation des nouveaux États à la chambre basse (Représentants), le compromis dit des trois-cinquièmes a favorisé les états du Sud par le décompte des personnes « non libres » en 1787. Chaque esclave a représenté, de 1787 à la défaite du Sud dans la Guerre de Sécession en 1865, trois cinquièmes d’un homme libre. Alors qu’ils n’avaient pas le vote et comptaient parmi les biens meubles de leurs propriétaires, les esclaves ont permis aux États du Sud de se faire représenter dans le Congrès américain bien au-delà de leur quote-part. La création la même année d’un collège de grands électeurs (« Electoral College ») résulte d’un compromis lié à celui dit des trois-cinquièmes. L’élection du président américain se fait par scrutin indirect. La voix de l’électeur qui croit voter pour le candidat X sera comptée, le plus souvent sans qu’il ou elle le sache, au nombre des voix en faveur d’un grand électeur qui représentera l’État en question pour entériner le vote populaire. Or, dans certains États, le grand électeur n’est pas rigoureusement tenu de voter en faveur du candidat qu’il représente en principe. Cela aussi, l’électeur moyen l’ignore. Seuls vingt-quatre États – soit un peu moins de la moitié – sanctionnent légalement les électeurs déloyaux. Dans l’histoire des élections présidentielles, on constate plus de 150 cas d’électeurs déloyaux. Or, pour être élu président, le candidat heureux doit recevoir la moitié des voix des grands électeurs, plus une voix. Ce qui explique qu’un candidat peut recevoir moins de voix populaires que son opposant et néanmoins gagner la Maison Blanche. C’est ce système anachronique, qui date de la fin du 18e siècle, qui a garanti la défaite de Hillary Clinton au mois de décembre 2016. La présidence de monsieur Trump s’est jouée dans un nombre limité de comtés dans la Pennsylvanie, le Michigan et le Wisconsin, sur quelques milliers de voix. Ces voix ont élu les grands électeurs qui ont porté au faîte du pouvoir un candidat connu uniquement comme personnalité de la téléréalité américaine.
Rôle des médias
Au début de la campagne présidentielle de 2016, les médias de centre-gauche comme le Huffington Post ou encore CNN ont suivi comme un divertissement anodin les boutades, les attaques contre le président Obama, et les scandales sexuels du candidat Trump. Ce dernier leur servait à vendre des produits de lessive ou des vitamines à leurs lecteurs et spectateurs. Et il assurait des revenus toujours en croissance. Quand ces médias ont compris les conséquences de leur complicité, c’était déjà trop tard. Les électeurs peu informés des enjeux de l’élection (« low information voters ») avaient élu à l’avance un candidat qui les divertissait à peu de frais, aux dépens de la candidate démocrate qui, elle, parlait de sujets désagréables et qui exigeait un minimum de connaissances. La misogynie de monsieur Trump, dénoncée par de multiples femmes, permettait aux électeurs (blancs, d’un certain âge, incultes) de fantasmer sur cette image de l’étalon qui tombait tout ce qu’il désirait, sans craindre les séquelles. Les femmes de cette même tranche démographique se sont identifiées à ces conduites, au grand dam des femmes des classes moyennes.
En dessous des discours des candidats de 2016, tous les deux blancs et sortis de la classe moyenne à Chicago (Clinton) et New York (Trump), c’était une guerre des classes qui s’est poursuivie en sourdine. Le parti Républicain a peint comme des « élites » tous ceux qui avaient une éducation au-dessus de la moyenne et qui pratiquaient – de près ou de loin – les arts et la musique autres que bassement commerciaux. Le but de la campagne électorale de Trump, en 2020 comme en 2016, est de flatter les amateurs de courses NASCAR et de musique country, ceux qui arborent le drapeau sudiste et nourrissent une hargne viscérale contre les Noirs et les Blancs instruits. Irritée par cette segmentation de l’électorat, madame Clinton a qualifié de déplorables ces fans de son rival. Le camp opposé a saisi la balle au bond et a revendiqué ce sobriquet (https://www.csmonitor.com/USA/Politics/2016/0915/Les-Deplorables-why-some-Trump-supporters-have-embraced-the-label). La radio et la télévision de la famille Murdoch – qui occupe la même place stratégique au Royaume-Uni – sous l’enseigne Fox, flatte les électeurs potentiels du candidat Trump en tournant tous les sujets des infos à son avantage. Le vote de novembre 2016 s’est fait grosso modo dans ces conditions et contre cette toile de fond. La campagne présidentielle de 2020 compte sur le succès du même scénario.
Un marché de dupes : la stratégie sudiste
L’an dernier, nous avons publié ici même un papier sur le conflit entre Histoire et Mémoire aux États-Unis. Il s’est terminé sur une fresque de la quinzaine d’années, dite de « Reconstruction », qui a suivi la Guerre de Sécession (lien vers « Histoire et Mémoire… »). À partir des années 1880, les Sudistes ont mis en place une mémoire fantasmée de leur histoire dont la réalisation la mieux connue à l’étranger est le film « Autant en emporte le vent ». Dans ce lieu de mémoire cinématographique, les esclaves sont fidèles à leurs bons maîtres et les défendent contre les méchants « Yankees » qui cherchent à détruire un mode de vie idyllique. Les livres d’histoire américaine utilisés dans les écoles et lycées des anciens États sécessionnistes ont largement disséminé cette vision du monde, avec le résultat que de larges pans d’électeurs croient, encore aujourd’hui, que la guerre de 1860 à 1865 était une « Guerre d’agression nordiste » entreprise contre le Sud. L’an dernier, nous avons focalisé notre papier sur la question des statues des gloires militaires du Sud, érigées un peu partout vers la fin du 19e et au début du 20e siècle. Aujourd’hui, il s’agit de démontrer comment la mémoire du Sud glorieux et injustement défait a pu créer des électeurs fidélisés au président Trump, originaire de la ville de New York.
La « stratégie sudiste » du Parti républicain a été créée à l’époque de Richard Nixon. Elle consiste à jouer la carte raciale en montant les blancs déshérités – ou qui croient l’être – contre les Afro-américains et, plus récemment tous les Américains de couleur. Plus leur haine est attisée par la campagne de presse, de radio et de télévision – d’ailleurs modifiable selon le « marché » en question – plus les électeurs les moins instruits cherchent à enfoncer le clou vis-à-vis de ceux qu’ils voient comme leurs oppresseurs. Le génie des stratèges républicains est, depuis un demi-siècle, de réussir ce marché de dupes, où ceux qui ont le moins à gagner matériellement des Républicains votent massivement pour leurs candidats. Les églises évangéliques auxquelles adhère la grande majorité de ces mêmes électeurs affichent leur suspicion de tout ce qui semble provenir des « élites » qui gravitent autour des églises protestantes historiquement importantes (épiscopalienne, méthodiste, presbytérienne) ; elles servent depuis les années 1970 de relais idéologiques au Parti républicain, dans l’espoir de l’établissement éventuel d’une religion nationale de type intégriste. Le fait que l’établissement d’une religion officielle est interdit par la constitution des États-Unis leur semble un accident de l’histoire qu’il s’agit de corriger, et le plus rapidement possible.
Imbrication du néofascisme et du racisme endémique
En 2017, le conseiller de Donald Trump, Steve Bannon, a appelé de ses vœux la dénonciation par les Démocrates du racisme de l’équipe du nouveau président. Plus les Démocrates dénoncent notre racisme, mieux c’est pour nous, disait-il : (https://www.washingtonpost.com/news/the-fix/wp/2017/08/18/steve-bannon-has-a-point-charges-of-racism-might-not-bring-down-trump/). En août 2017, Charlottesville, petite ville universitaire du centre de la Virginie, est devenue la synecdoque de la confrontation de néo-nazis et autres néo-fascistes avec des groupuscules antifascistes. Dans le sillage de cette confrontation qui a fait une morte et plusieurs blessés graves, le président Trump a refusé de condamner les néo-nazis qui avaient proférés des slogans antisémites lors d’une marche aux flambeaux autour de la statue du président Jefferson. L’année suivante, Steve Bannon était l’invité de Marine Le Pen au congrès du Front National : (https://www.20minutes.fr/politique/2235143-20180310-steve-bannon-ex-stratege-donald-trump-invite-surprise-congres-fn). Brièvement, M. Bannon a fait miroiter une association, plus ou moins étroite, des partis nationalistes, populistes et racistes en Europe et en Amérique du Nord. Les commentateurs de gauche et de centre-gauche n’ont pas eu tort d’envisager un nouveau fascisme international.
On a vu les violences policières contre les Afro-américains proliférer depuis lors. Le racisme meurtrier dont nous avons vu les excès, d’année en année aux États-Unis, sont le fer de lance d’un système qui existe depuis la fondation de la République et qui, sous la présidence de Donald Trump, arrache son masque. La question qui se pose actuellement de façon aiguë est la suivante : est-ce que le mouvement BLM et les Américains libertaires qui le soutiennent pourront faire pression sur le gouvernement, au niveau fédéral et au niveau des États, pour battre en brèche cette idéologie raciste et antidémocratique ? La campagne électorale du président sortant mise sur l’efficacité d’une stratégie sudiste solidement ancrée. Si elle réussit à faire marcher cette machine à décerveler une fois de plus, les institutions démocratiques (liberté de la presse, libertés individuelles liées à la reproduction, à la pratique religieuse et j’en passe) sont menacées.
Il est trop tôt pour prédire le résultat final, mais certains signes positifs permettent de croire à la survie des institutions démocratiques aux États-Unis. Les symboles les plus flagrants de la mémoire fantasmée du Sud tombent rapidement les uns après les autres. Le Mississippi, dernier État à arborer le drapeau des Confédérés, vient de voter son abolition. Les propriétaires des courses NASCAR ont fait de même. Les statues des généraux et autres chefs de la Sécession de 1861 à 1865 sont déboulonnées de leurs socles à travers le pays. Les forces armées parlent d’enlever de leurs bases les noms de généraux sudistes, et ainsi de suite. Bien entendu, la Maison Blanche s’oppose à ce raz-de-marée qui a déferlé avec une rapidité extraordinaire. Cela dit, ce sont des gestes symboliques qui ne touchent guère le fond du problème. Il y a, pour le moment au moins, le renversement de la vapeur. Le 3 novembre prochain, l’Amérique et le monde apprendront si le soulèvement de la conscience s’étendra aux urnes, et de là, à la législation qui « police » la police.
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Albert James Arnold
Pluton-Magazine/2020
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Albert James Arnold: Professeur émérite de lettres modernes et comparées. Originaire du nord-est des États-Unis ; formé à l’université de Paris-Sorbonne. Carrière universitaire en Virginie, France (Paris), Australie (Queensland), Pays-Bas (Leyde), Allemagne (Potsdam), Angleterre (Cambridge). Domaines de recherche: contact de cultures entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques ; mouvements identitaires ; discours politique populiste ; poésie moderne (franco- et anglophone) ; métissage.