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Dominique Lancastre interviewe le chef d’orchestre Marlon Daniel, important expert sur Joseph Bologne, Chevalier de Saint-Georges, et Directeur artistique et musical du Festival International de Musique Saint-Georges.
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FESTIVAL INTERNATIONAL DE MUSIQUE « SAINT-GEORGES »
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Festival officiel dans l’archipel français de la Guadeloupe, le Festival International de Musique Saint-Georges est le plus grand et le plus prestigieux festival de musique classique des Antilles. Il constitue un hommage à Joseph Bologne, Chevalier de Saint-Georges (1745-1799), le plus grand fleurettiste de son époque, militant des droits civiques, général de l’armée et héro de la révolution française. Il fut également violoniste virtuose, chef d’orchestre et compositeur qui influença les grands compositeurs de son temps, parmi lesquels Franz Joseph Haydn et Wolfgang Amadeus Mozart, ainsi que des auteurs tels que Alexandre Dumas.
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Ce festival est un des festivals uniques des Antilles, présentant la richesse culturelle et la diversité inégalées de la région. Dirigé par le directeur artistique et musical Marlon Daniel, le festival offre une pléthore de concerts spectaculaires et d’évènements culturels et éducatifs (conférences, cours de maîtres, ateliers et expositions) présentant des artistes de renommée internationale qui se produisent dans tout l’archipel de la Guadeloupe.
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En 2005 France Amérique (Le Figaro) a publié un article déclarant :
« Marlon Daniel a même fait plus pour la musique française que les français ! »
La passion de Marlon Daniel pour le Chevalier de Saint-Georges et les compositeurs français est connue de longue date en France et dans la communauté française aux États-Unis. Cependant, ce ne fut qu’après qu’il ait fondé et pris la direction du Festival International de Musique Saint-Georges qu’il atteignit un succès et une renommée internationale sans précédent.
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Francophile et amoureux de la Guadeloupe, Marlon Daniel étudia la langue française à la Sorbonne à Paris et a suivi « Fontainebleau » (Conservatoire Américain de Fontainebleau) comme un des derniers étudiants du défunt Gaby Casadesus, un élève de Ravel. Il étudia également à la Manhattan School of Music, l’Académie de Prague, et en Finlande avec Jorma Panula. Il partage actuellement son temps entre New York et Paris. En 2018 il a été nommé Gardien de l’Ordre Catégorie « Met à Manioc » de l’Ordre des Gardiens du Patrimoine de Guadeloupe. Il a reçu deux fois la « Médaille de Saint-Georges » du Conseil Régional de Guadeloupe (en 2011 et 2018).
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Dominique Lancastre : Comment vous êtes-vous intéressé au Chevalier de Saint-Georges ?
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Marlon Daniel : J’ai grandi à Chicago dans l’Illinois et j’ai commencé ma carrière musicale jeune – mais même après avoir étudié la musique pendant plus de 10 ans je n’avais pas entendu parler de la plupart des compositeurs noirs. Ils étaient les « figures de l’ombre » de la musique classique. J’étais toujours considéré comme une anomalie, et j’avais peu de modèles à émuler. Lorsque j’ai quitté ma maison pour aller étudier à New York, c’est tout un nouveau monde qui s’est ouvert à moi. J’ai commencé à étudier l’histoire riche des compositeurs noirs. Je n’ai connu Joseph Bologne, Chevalier de Saint-Georges qu’en 1996 lorsque j’ai rencontré mon ami Christian de Montaguère, qui est originaire de la Guadeloupe. Je dois préciser qu’à cette époque, je ne savais même pas où se trouvait la Guadeloupe, et n’avais jamais entendu parler d’un homme noir qui aurait influencé Mozart. Je croyais que c’était une invention ! Il est heureux que les Guadeloupéens n’aient jamais oublié Chevalier de Saint-Georges, entretenant toujours son souvenir comme un brillant exemple d’excellence et de persévérance.
Je commençais à être obsédé par ces histoires de superman de la vraie vie qui était noir comme moi. Je dévorais toute information que je pouvais trouver sur Saint-Georges et je collectionnais les partitions de sa musique. J’ai réalisé que tout ce temps que j’étudiais la musique je n’étais pas seul. J’étais maintenant éclairé par ma connaissance de l’histoire même avant Mozart.
Cela m’a mené à étudier des auteurs tels que Alexandre Dumas. Dans « Les trois mousquetaires » je suis certain que le personnage de D’Artagnan était basé sur Saint-Georges, qui était le plus grand fleurettiste de son temps. Je me mis également à m’interroger sur beaucoup de choses : Pourquoi cette histoire riche était-t-elle cachée ? Pourquoi je n’avais jamais vu un D’Artagnan noir dans aucun film ? Les contributions de compositeurs noirs étaient sûrement aussi importantes que celles de compositeurs blancs.
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DL: Que représente Saint-Georges pour vous ?
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Marlon Daniel : La plupart du temps au cours de ma vie dans la musique classique je me sentais étranger à cause de ma couleur de peau. Les blancs disaient : « Vous jouez du jazz ? » et les noirs disaient : « Pourquoi vous jouez cette musique de blancs ? » Lorsque j’ai découvert Saint-Georges j’ai aussi découvert une riche histoire de compositeurs et interprètes variés. J’ai eu l’impression d’avoir été trahi pendant 20 ans par les écoles de musique et la société, mais maintenant je savais la vérité. Saint-Georges m’avait libéré. Je n’étais pas limité par le répertoire traditionnel ; mes programmes étaient pleins de couleur.
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DL : Comment êtes-vous devenu le spécialiste le plus connu de la musique de Chevalier Saint-Georges ?
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Marlon Daniel : Je n’avais pas prévu cela. Je ne me considère pas comme un spécialiste. C’est arrivé parce que je suis devenu connu pour ma programmation d’œuvres de compositeurs noirs : George Walker, William Grant Still, Florence Price, Samuel Coleridge Taylor, Ulysses S. Kay, Nathaniel Dett, Margaret Bonds, José Silvestre White et bien sûr Joseph Bologne, Chevalier de Saint-Georges. J’ai également commencé à développer une relation personnelle avec beaucoup de compositeurs contemporains noirs. Ils avaient besoin de quelqu’un qui leur donne une voix. Si je ne jouais pas ces œuvres, qui le ferait ? Je ne voulais pas que leurs œuvres soient négligées ou perdues, comme c’était arrivé aux compositions de Saint-Georges. Donc lorsque je créais des programmes pour les concerts de mon orchestre, j’incluais toujours une œuvre nouvelle par un compositeur contemporain, un concerto (par exemple par Saint-Georges), avec une ou deux pièces du répertoire traditionnel.
Je suppose que c’est pour cela que je suis maintenant perçu comme un spécialiste dans l’interprétation de la musique de compositeurs noirs. Au cours des 20 années de carrière sur scène, j’ai acquis un énorme répertoire de leurs œuvres. J’essayais juste de bien faire et de faire la lumière sur ces compositeurs sous-représentés.
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DL : Pourquoi pensez-vous que Saint-Georges a failli être oublié ?
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Marlon Daniel: Je pense que plusieurs facteurs sont entrés en jeu. À l’époque du Code Noir, Napoléon voulait éradiquer tout ce qui était en opposition à ses idéaux. Pour certains, Napoléon voulait effacer Saint-Georges de l’histoire ; cependant, je ne suis pas sûr qu’il n’ait eu que Saint-Georges à l’esprit. Napoléon voulait réinstaurer l’esclavage (et le fit en 1802). Saint-Georges était en opposition directe. Colonel de la Légion Nationale des Américains et Du Midi entièrement noire (Légion Saint-Georges), Saint-Georges était aussi un abolitioniste et un héros glorifié qui luttait contre l’injustice et pour les droits de ceux qui ne pouvaient lutter pour eux-mêmes. Saint-Georges croyait sincèrement à la devise Liberté, Égalité, Fraternité. [C’est d’ailleurs ce qui à terme sauva Saint-Georges, un aristocrate, de la guillotine.]
Il est à remarquer que Beethoven croyait également aux idéaux démocratiques et antimonarchiques de la révolution française. En fait, il avait à l’origine nommé la symphonie « Eroica » « Bonaparte » dont il croyait alors qu’il personnifiait ces idéaux révolutionnaires. Plus tard, en 1804, furieux de ce que Napoléon était devenu, Beethoven retira sa dédicace.
Le racisme a également joué un rôle dans le fait que Saint-Georges fut longtemps ignoré. S’il lui avait été permis d’occuper le poste de directeur artistique de l’Académie Royale de Musique, aujourd’hui connue sous le nom d’Opéra de Paris, le cours de l’histoire en eut été changé. Malheureusement, en 1776 une pétition à la reine Marie Antoinette venant des trois principales divas de l’opéra assura Sa Majesté que leur honneur et leur délicate conscience ne leur permettrait jamais de « se soumettre aux ordres d’un mulâtre. » Afin d’éviter que cet incident n’embarrasse la reine, avec qui Saint-Georges avait une relation amicale, il retira sa candidature.
Enfin, la France était dans une période tourmentée à l’époque. Paris brûlait, littéralement. C’était la mentalité du tout ou rien : on se débarrassait du vieux, et on adoptait le nouveau.
Nous avons la chance d’avoir un petit nombre d’œuvres de Saint-Georges, plus qu’il n’en faut pour le définir comme un compositeur et influenceur important du 18ème siècle. Sans Saint-Georges, la France n’aurait eu que peu ou pas de représentation musicale dans la période classique. Nous croyons aujourd’hui que cette période était exclusivement le domaine de compositeurs de l’empire austro-hongrois. L’existence de Saint-Georges prouve le contraire. Aujourd’hui ses concertos innovants, ses symphonies concertantes, ses quartets et autres œuvres sont lentement mais régulièrement intégrées dans les programmes de concerts.
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DL : Grâce à vous !
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Marlon Daniel : Je fais ce que je peux. Je pense que Saint-Georges mérite sa place dans le panthéon des grands compositeurs. Il devrait être enseigné dans les écoles de musique et les universités au même titre que Beethoven, Haydn, Mozart et Schubert, etc…
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DL : Pourquoi Saint-Georges est-t-il appelé « le Mozart noir »?
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Marlon Daniel: Ce nom inapproprié, « le Mozart noir », bien qu’étant apparemment un compliment, est ambigu et intrinsèquement raciste. « Pourquoi n’appelle-t-on pas Mozart le Joseph Bologne ou Chevalier de Saint-Georges blanc ? » Au 18ème siècle, lorsque les deux compositeurs vivaient, il n’était jamais appelé par ce surnom. Mozart a été influencé par Saint-Georges ; en quoi cela rend -il Saint-Georges inférieur ? Le surnom est une simple tactique pour minimiser l’importance des talents d’un grand homme. Lorsque Mozart visita Paris en 1778, Saint-Georges était au sommet de la société européenne et considéré comme l’un des plus grands compositeurs de son temps. Mozart ne pouvait même pas trouver un emploi : il était sans ressources, et après la mort de sa mère il a dû quitter Paris pour retourner en Autriche. Il ne s’agit pas du tout de diminuer Mozart comme grand compositeur ; il est un de mes préférés. Cependant, nous devons reconnaître que Saint-Georges était immensément plus populaire à l’époque. Mozart aurait été d’accord avec le président John Adams « Saint-Georges était l’homme le plus talentueux d’Europe. » Saint-Georges était une légende vivante dont l’influence sur la musique, les arts et le culture fut remarquable.
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DL : Pourquoi pensez-vous que le monde a mis si longtemps à reconnaître des compositeurs noirs comme Saint-Georges ?
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Marlon Daniel: Le racisme systémique prend de multiples visages. Dans la musique classique il est très subtil. La forme la plus courante en est l’appropriation et la mascarade de musique et de styles musicaux crées par des personnes noires. Nous voyons cela clairement dans la musique pop de nos jours. Alors qu’on a attribué à Elvis Presley tout le mérite d’être le « roi du Rock ‘n’ Roll, » ce fut Big Mama Thornton qui la première interpréta « Hound Dog ». Chuck Berry et Little Richard n’ont jamais reçu les mêmes éloges, même si Elvis Presley a en fait copié leurs numéros. Les Beatles, les Rolling Stones, George Michael ont cherché leur inspiration dans le Rhythm and Blues d’artistes noirs. Justin Bieber, Ariana Grande et d’autres continuent de piller les coffres de la musique noire, de sa langue et de sa mode. Le Rap a été rapidement absorbé par Eminem, Iggy Azalea, Macklemore et Ryan Lewis. Je me demande si un jour quelqu’un demandera à un jeune futur rappeur « Pourquoi vous faites cette musique de blancs ? » et je me dirai, où ai-je déjà entendu ça ?
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DL : Que pensez-vous de l’avenir des musiciens classiques noirs
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Marlon Daniel : Aujourd’hui, de plus en plus d’artistes noirs se produisent sur les scènes classiques dans le monde. Personne ne peut nier leur existence en disant « ils n’existent pas ». Depuis les contributions historiques de Marian Anderson, la beauté des femmes noires et leur capacité vocale divine leur ont assuré une plus grande acceptation dans l’opéra. Les hommes noirs dans l’opéra, pas autant. – à l’exception de sommités telles que Paul Roberson. Vous ne verrez pas un homme noir dans une scène d’opéra romantique avec une femme blanche ! De nos jours nous avançons contre une grande résistance dans le royaume du musicien d’orchestre, sans nommer le rôle le plus dangereux de tous – le chef d’orchestre. Les chefs d’orchestre noirs sont rares en raison de l’apparence de renversement des rôles, en particulier aux États-Unis, où les musiciens noirs représentent moins de deux pour cent du secteur. Un homme noir dirigeant des blancs ? C’est un problème ! Cela nous renvoie directement dans la France du 18ème siècle lorsque Saint-Georges s’est vu refuser le poste de directeur de l’opéra de Paris. Ceci est l’héritage insidieux des lois Jim Crow avec des restes du Code Noir que nous n’avons jamais vraiment laissé derrière nous.
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DL : Avez-vous vécu un rejet ou des difficultés de quelque nature que ce soit dans votre carrière ?
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Marlon Daniel : Oui. Tout le temps, mais cela ne me détourne jamais de ma voie. Toutes les vocations dans la vie comportent des obstacles. La musique est un outil puissant pour rassembler les gens. Je crois que ma mission sur terre est juste de faire cela. Je ne fais pas cela pour l’argent ou la gloire mais pour l’amour et pour apporter une entente mutuelle dans le monde, et peut-être ce faisant, devenir une meilleure personne moi-même. Pour l’instant, j’unis les gens à travers la musique et un des puissants outils que j’utilise est l’œuvre de Chevalier Saint-Georges et d’autres compositeurs noirs.
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DL : Quel place Saint-Georges occupe-t-il dans votre vie ?
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Marlon Daniel : En tant que directeur artistique et musical du Festival International de Musique Saint-Georges je passe une grande partie de mon temps concentré sur la musique de Saint-Georges et sur des activités liées, telles qu’entretenir une correspondance avec des musiciens, musicologues et écrivains sur le sujet. Je corrige également des manuscrits pour m’assurer de la qualité des nouvelles éditions de toutes les œuvres de Saint-Georges. J’aurai bientôt compilé une documentation inestimable de toutes les œuvres de Saint-Georges, de façon qu’elles ne soient plus jamais perdues ou négligées. Ainsi, lorsque des violonistes hésitent entre un concerto de Beethoven et les cinq concertos pour violon de Mozart, ils auront également quatorze concertos pour violon de Saint-Georges à choisir, à portée de main.
Imaginez : si chaque violoniste substituait l’exigence d’un concerto du 18ème siècle avec un concerto pour violon de Saint-Georges, ce serait vraiment un moment dont l’impact égalerait celui de l’hymne afro-américain « Lift Every Voice and Sing ».
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DL : Pouvez-vous me parler de vos prochains projets Saint-Georges ?
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Marlon Daniel : Le prochain Festival International de Musique Saint-Georges est prévu pour avril 2021. Il présentera un choix complet d’artistes et de représentations de premier ordre, et plus de quelques surprises. Il est également question d’une tournée en France présentant une nouvelle version en concert de l’unique opéra de Saint-Georges ayant survécu, « L’Amant Anonyme ». J’ai également été invité à Cuba pour le Festival Mozart de La Havane 2021, où je jouerai un concert présentant des œuvres de Mozart et Saint-Georges. Je continuerai également à donner mes conférences les plus populaires : « Avant qu’il y ait Mozart » et « Mozart en noir et blanc. »
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Le prochain Festival International de Musique Saint-Georges se tiendra du 10 au 17 avril 2021. Pluton Magazine en offrira un premier regard exclusif dans le numéro de janvier 2021.
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Reportage de Dominique Lancastre (CEO Pluton-Magzine)
Traduction de Frenchtranslationplus. (USA)
Crédit photo: Bob Estremera (USA)
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Merci pour ce remarquable interview qui nous donne à la fois une leçon d’histoire non révisée par les censeurs blancs, tout en analysant le racisme endémique et pervers qui empoisonne toujours la scène classique en particulier et la société en général.A quand un Tamino noir ou un Parsifal indien? Une Mimi palestinienne ferait également l’affaire . Après tout l’amour fleurit aussi dans la tragique Boême des camps de réfugiés.Le Chevalier de St-Saint-Georges et Maestro Marlon Daniel nous montre la voie a suivre.
Gilbert-Michel Rolle
Le monde est plus petit que ce que nous réalisons en considérant les quelques-uns qui contribuent autant à une vie de don et de partage. Ce ne sont que 100 personnes qui brandissent des miroirs, reflétant ce qu’il y a de mieux pour tous. C’est maintenant que je regarde les contributions du maestro Daniel et sa mission de revitaliser le corpus de travail de Joe Bologna. Si ce n’est pas le maestro Marlon Daniel, qui? Si pas maintenant quand?
[The world is smaller than we realize when considering the few who contribute so much to a life of giving and sharing. It’s only 100 people holding up mirrors, reflecting the best for all to see. This is now I view the contributions of maestro Daniel and his mission to revitalize the body of work of Joe Bologna. If not maestro Marlon Daniel, who? If not now, when?]