Par Professeur Albert James Arnold
Le roman d’Agatha Christie Dix petits nègres (publié en Grande-Bretagne sous le titre 10 Little Niggers en 1938) vient d’être débaptisé. La nouvelle édition, qui retraduira les 74 mentions desdits nègres, porte désormais le titre Ils étaient dix. De quoi retourne-t-il et pourquoi ce fait divers du monde de l’édition doit-il nous concerner ? D’abord, il est question de gros sous ; ce roman a déjà été vendu à plus de 100 millions d’exemplaires et représente « à lui tout seul 20% des deux milliards de livres vendus par Agatha Christie dans le monde » (https://www.rtl.fr/culture/arts-spectacles/dix-petits-negres-le-best-seller-d-agatha-christie-debaptise-7800747182). L’héritier de l’auteure, James Prichard, a expliqué à RTL que « nous ne devons plus utiliser des termes qui risquent de blesser ». C’est là que le bât blesse. Précisons…
.
Le politiquement correct, parti des Etats-Unis sur une vague de puritanisme
.
Les multiples échos de l’affaire Agatha Christie dans les médias français manquent de contexte. Tout d’abord, affirmer avec J. Prichard que « Agatha Christie était avant tout là pour nous divertir », c’est se payer de mots. Avant la Seconde Guerre mondiale, les Anglophones des deux côtés de l’Atlantique chantaient en chœur « La race anglaise contre le monde entier » (The English-speaking race against the world), sorte d’hymne de l’impérialisme britannique. C’est ce monde-là que Mme Christie cherchait à divertir, en le confortant dans ses préjugés les plus chers et les plus enracinés. Oui, les temps ont changé ; l’empire n’est plus, il est vrai. Mais le racisme systémique s’exprime brutalement et violemment tous les jours. (J’ai écrit récemment sur le phénomène « Black Lives Matter » dans ces pages. Voir « L’Amérique pour les nuls ».) Remplacer le mot nègre par un vocable anodin n’aura aucun effet sur le racisme qui s’exerce et s’exprime réellement sur des corps humains. Ce geste symbolique servira à la limite à donner bonne conscience à la société dominante – en l’occurrence à l’éditeur d’Agatha Christie, aux libraires et aux lecteurs qui achèteront un roman qui, croit-on, ne risque plus de blesser personne.
Or, les attitudes qui fondent et expliquent la décision commerciale de rebaptiser l’un des best-sellers les plus rentables du monde remontent aux années 1990 dans les universités américaines. Le contexte institutionnel est celui de l’université publique, qui devait faire preuve, aux yeux des bailleurs de fonds du gouvernement, de l’inclusion de la population minoritaire (lire : non blanc). Les universités ont décidé que, à défaut de l’inclusion réelle de ces populations défavorisées, elles pouvaient bannir la violence symbolique du discours. De fil en aiguille, après avoir banni des mots blessants comme nègre des échanges entre étudiants, le glissement s’est fait progressivement vers la suppression de l’emploi performatif et explicatif des mêmes mots. Cette suppression a manifestement contrecarré le premier amendement à la Constitution des États-Unis, qui garantit la liberté d’expression. Nonobstant cela, des professeurs se sont vu virer de leur poste pour avoir utilisé nigger dans une discussion de l’essai de James Baldwin sur le processus créatif (https://www.insidehighered.com/news/2019/08/07/another-professor-under-fire-using-n-word-class-while-discussing-james-baldwin). La professeure et l’étudiant qui l’avait dénoncée sont tous les deux blancs. Le mot nigger n’a pas blessé intimement l’étudiant qui a porté plainte. Celui-ci a jugé, de son propre chef, que le mot eût pu blesser quelqu’un… J’appelle puritanisme éthique l’attitude qui permet, encourage et, sur le plan institutionnel, justifie ce comportement. Pour un professeur de ma génération, qui a commencé sa carrière à la fin du maccarthysme, le parallélisme avec la chasse aux sorcières des années 1950 n’est que trop évident. Ce puritanisme avance sous les couleurs de l’idéologie postcoloniale qui, tout en se proclamant libérale, n’hésite à bannir de l’université des conférenciers dont le propos pourrait stimuler un dialogue utile.
.
Aimé Césaire intraduisible ?
.
Vers la fin de 2017 j’ai fait l’expérience de ce nouveau puritanisme américain à l’université Columbia. La vidéo est disponible ici : http://pluton-magazine.com/2017/11/22/colloque-a-luniversite-columbia-new-york-autour-de-poesie-de-cesaire/. Avec mon co-traducteur de la poésie d’Aimé Césaire, le poète américain Clayton Eshleman, j’avais lu en bilingue le texte de « Mot », qui vide le mot nègre de son venin par la répétition performative. Malgré le but manifestement anti-raciste du poète, on nous a déclaré depuis la salle que nous n’avions pas le droit d’utiliser le « N-word » dont l’emploi était désormais défendu, quelles que soient les circonstances de son utilisation. Ces nouveaux puritains sont insensibles au fait que la suppression restaure au mot honni le venin dont Césaire avait voulu le vider. Si cette attitude n’est pas combattue efficacement, la traduction d’un poète comme Césaire ou la compréhension d’un essayiste comme Baldwin deviendra littéralement impossible !
.
La France politiquement correcte ?
.
Revenons à l’affaire des Dix petits nègres (pardon : Ils étaient dix !) Le texte édulcoré que propose de commercialiser l’éditeur français se range sagement derrière les Savonaroles de bas étage qui propagent le nouveau puritanisme. Beaucoup de questions se posent… Qui gagne dans le monde francophone à bannir le mot qui a fourni à Aimé Césaire, dans les années 1930, le néologisme qui lui colle à la peau (si je puis dire…) ? Nous faut-il inventer un remplaçant pour négritude parce que ce vocable pourrait éventuellement blesser quelqu’un ? Avec un peu de recul, la société française est-elle si fragile qu’elle ne supporte plus de reconnaître le rôle des négriers qui ont fourni la main d’œuvre de son empire colonial ? Quelle histoire pourra-t-on écrire et enseigner en bannissant le mot emblématique de l’économie sucrière qui a fait la fortune de Saint-Domingue ? Évidemment ce sont autant d’absurdités qui pointent l’incompréhension des médias devant le phénomène Agatha Christie.
.
Une littérature à lire en famille ?
.
Il y a deux siècles un médecin anglais du nom de Bowdler et sa soeur avaient pris sur eux d’opérer de manière chirurgicale sur le texte de Shakespeare. Pour que ses pièces ne puissent blesser les oreilles sensibles, Thomas et Henrietta Bowdler en ont édulcoré le texte dans une édition ayant paru entre 1807 et 1818. Cette édition, qui est toujours en vente aux presses de l’université de Cambridge [image bowdler], est devenue la synecdoque de la censure moralisante dans le monde anglophone, désignée par le vocable bowdlerisation. Cette incursion de la morale puritaine dans le domaine de l’édition a perdu son importance avec le recul des mœurs dites victoriennes. Elle revient aujourd’hui dans le monde anglophone dans une version dite « politiquement correcte » et a déjà gagné beaucoup de terrain dans les universités. Les dangers qu’elle représente pour la liberté de l’expression sont réels. Espérons que la France saura résister à ce nouveau puritanisme !
Image :
- Bowdler
.
Albert James Arnold
Pluton-Magazine/2020
Reproduction interdite
Albert James Arnold: Professeur émérite de lettres modernes et comparées. Originaire du nord-est des États-Unis ; formé à l’université de Paris-Sorbonne. Carrière universitaire en Virginie, France (Paris), Australie (Queensland), Pays-Bas (Leyde), Allemagne (Potsdam), Angleterre (Cambridge). Domaines de recherche: contact de cultures entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques ; mouvements identitaires ; discours politique populiste ; poésie moderne (franco- et anglophone) ; métissage.
» Nègre je suis, nègre je resterai » ( Aimé Césaire entretiens avec Françoise Vergès, Albin Michel 2005). La réponse est dans le titre.