D’une pandémie l’autre : lectures d’un confiné

Par Professeur Albert James Arnold

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Le confinement que nous subissons plus ou moins intensément depuis le mois de mars a fait le bonheur des éditeurs de romans et mémoires liés aux pandémies. Cela est anodin. Étant donné que le Covid-19 risque de prolonger longtemps notre isolement, je me permets de noter ici quelques réactions personnelles. Elles tracent une courbe allant du simple au complexe et de l’allégorique à la docufiction romanesque. Si les lecteurs en France et en Italie se sont rués sur La Peste d’Albert Camus (1947) dans les premiers mois de confinement, c’est que ce roman identifie un mal universel par des traits simples et multipliés. Roland Barthes en 1955 a opiné que La Peste comportait « comme contenu évident la lutte de la résistance européenne contre le nazisme » et c’est effectivement de cette façon que ma génération avait lu ce roman. Cette caractéristique explique à la fois sa popularité de nos jours et les limites de son efficacité à stimuler l’esprit du lecteur devant une maladie physique bien réelle.

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À partir du mois d’avril 2020, La Peste a été classé 8e des romans achetés en numérique, selon Forbes.fr (https://www.forbes.fr/lifestyle/le-top-20-des-livres-preferes-des-francais-pendant-le-confinement/?cn-reloaded=1&cn-reloaded=1). Le même classement précise que La Peste a battu d’une tête Coronavirus : comment se protéger. Parmi les sept romans classés plus populaires que celui de Camus, on trouve deux titres grand public de Lisa Jewell traduits de l’anglais. Quelques conclusions provisoires sont permises quant aux motivations des lecteurs en question, qui ne cherchaient vraisemblablement pas chez Camus une stimulation intellectuelle.  Plutôt un frisson de danger et une évasion devant une épidémie hautement symbolique, sinon allégorique, située loin de chez eux… Si La Peste renseigne sur la nécessité de règles sanitaires en temps de pandémie, le texte de Camus dépersonnalise les causes et effets de la maladie. La lecture allégorique bénéficie de l’objectivité du Dr Rieux, mais le lecteur contemporain est tenu à distance.

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Comme beaucoup de lecteurs du monde anglophone, je me suis tourné ensuite vers le roman de Daniel Defoe qui a servi Camus de point de départ, le Journal de l’année de la peste (A Journal of the Plague Year, 1722). Pendant soixante ans, l’institution littéraire britannique a accepté sans conteste le prétexte du roman : que le narrateur – un certain H.F. – avait été témoin oculaire de la peste de 1665. À lire le roman de Defoe de cette façon, nous pouvons témoigner de la progression de l’épidémie à travers la ville, nous compatir sur les corps de métier qui succombent ou en échappent, peser la probabilité des conspirations relatives aux coupables (les Jésuites étant une cible préférée), et blâmer les charlatans qui s’enrichissent de faux médicaments vendus à une population terrorisée. Nous savons que Defoe avait présente à l’esprit l’épidémie de peste qui avait ravagé Marseille en 1720. En faisant remonter l’intrigue de son roman à celle que connut Londres en 1665, Defoe emploie métaphoriquement le mécanisme de contagion, qui propage la maladie de proche en proche et de quartier en quartier. L’horreur de l’épidémie est d’autant plus terrible que de multiples théories circulent sur son origine et sa propagation. Selon Hélène Dachez, Defoe pose aux Britanniques de 1722 les questions suivantes sur la peste qui semblait se rapprocher de Londres : « a-t-on plus de chance d’éviter la contagion en restant sur place ou en fuyant ? Est-il efficace, pour éviter que la maladie ne se répande, de fermer les maisons et d’empêcher leurs habitants, même sains, de sortir, dès qu’un cas de peste s’est déclaré dans un foyer ? Que deviennent les rapports entre les gens et quel aspect prend une ville en cas de contagion généralisée ? » (https://www.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2015-1-page-311.htm#). On comprend à quel point cette approche de l’épidémie pouvait plaire au lecteur de 2020 : malgré des progrès scientifiques majeurs, le doute plane sur les mesures concrètes à prendre ; et la pseudoscience propage toujours des remèdes-miracles, quand ils ne sont pas nuisibles en eux-mêmes. 

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Plusieurs mois après avoir établi des parallélismes entre la situation du lecteur de Defoe en 1722 et le confinement du printemps 2020, je suis tombé sur un roman que j’avais acquis à sa parution en 2018. À cette époque, occupé à rédiger deux ouvrages d’histoire et de critique littéraire, j’ai laissé de côté La Guerre insaisissable de Jean-Marc Moura. J’ai eu tort ! Paru en 2018 chez JC Lattès pour commémorer le centenaire de la Grande Guerre, ce roman fascinant semble avoir passé à côté de son public.  L’auteur a situé son intrigue au seuil du conflit mondial de 1914-18 et a fait dépendre la grippe espagnole de recherches d’armes biologiques. Il fait appel au discernement des lecteurs qui se plaisent à démêler les fils d’un mystère à plusieurs courants, apparemment indépendants les uns des autres. Or, la pandémie de 2020 éclaire le sujet de La Guerre insaisissable d’une lumière inattendue. Prenant l’exemple du roman de Defoe, je propose que nous lisions le roman de Moura aujourd’hui comme un avertissement salutaire. La Grande Guerre, toile de fond de l’intrigue, nous permet de fournir un contexte aux événements qui visiblement nous dépassent à l’époque du COVID-19. 

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L’auteur s’est documenté pour savoir comment la grippe espagnole est devenue la pandémie du 20e siècle : « elle avait touché la moitié de la population mondiale et … avait tué entre quarante et cinquante millions de personnes. Même la Grande Guerre, avec ses dix-huit millions de morts, ferait pâle figue » à côté d’elle (p. 389). Le personnage central, Lily ou Lilith, fille de l’héroïne de son roman précédent, La Musique des illusions (Albin Michel, 2014), évolue comme sa mère dans un monde à cheval sur les progrès scientifiques et un obscurantisme figuré par les derniers représentants de la Rose-Croix. Dans une forêt picarde non loin de Laon, Lily observe des oiseaux migrateurs morts mystérieusement, peu avant la mort en série des furets élevés par l’homme qui l’avait recueillie. Celui-ci décède peu après comme nombre d’autres personnes l’ayant approché. Un scientifique obsédé par l’idée d’une arme biologique capable de neutraliser les Teutons, Théo Oudewaerts, emploie Lily comme assistante de laboratoire. Ayant alerté Oudewaerts du fait que les furets ont joué le rôle de vecteur intermédiaire entre les canards et l’homme, Lily se croit responsable de la propagation en laboratoire du virus qui, muté et mortel pour les êtres humains, s’est déferlé sur le monde. À la fin de la guerre, rendue folle par la conviction que son fils naturel était mort de la grippe qu’elle aurait contribué à fabriquer, Lily est internée à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris.

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La vraisemblance est fournie par la reconnaissance, de la part du lecteur, de la transmission de la grippe aviaire H1N1. Pourtant l’auteur de La Guerre insaisissable ne pouvait savoir qu’un nouveau coronavirus, baptisé le COVID-19, suivrait la courbe de transmission qu’il avait imaginée dans son roman. Vraisemblable aussi la morve chevaline utilisée par les Allemands contre l’Entente dans la Guerre insaisissable : « pendant la première guerre mondiale, l’Allemagne fut accusée […] en 1917 d’infecter 4 500 mules en Mésopotamie avec le bacille de la morve », selon le numéro de la revue Topique consacré aux « Armes biologiques » : (https://www.cairn.info/revue-topique-2002-4-page-93.htm).

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Disponible en eBook, La Guerre insaisissable offre une détente intelligente ainsi qu’une démonstration de notre capacité de nous leurrer des théories les plus farfelues sur les menaces qui pèsent sur la société actuelle.

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Albert James Arnold

Pluton-Magazine/2020

Reproduction interdite

Albert James Arnold: Professeur émérite de lettres modernes et comparées. Originaire du nord-est des États-Unis ; formé à l’université de Paris-Sorbonne. Carrière universitaire en Virginie, France (Paris), Australie (Queensland), Pays-Bas (Leyde), Allemagne (Potsdam), Angleterre (Cambridge). Domaines de recherche: contact de cultures entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques ; mouvements identitaires ; discours politique populiste ; poésie moderne (franco- et anglophone) ; métissage.

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