La Porte du Tricentenaire: de la Porte coloniale à la Porte de la Renaissance césairienne !

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Par Elisabeth Landi

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Depuis le 22 mai, la Martinique vit à l’heure du déboulonnage des statues et de la remise en cause des anciennes dénominations dites coloniales des rues ou des lieux de la ville de Fort-de-France.

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Dans la continuité, il a été à un moment question de détruire la porte construite en 1935 pour marquer l’entrée de l’hôpital Galliéni et transformée en parc lors des festivités du Tricentenaire du rattachement de la Martinique à la France. Cette porte monumentale, symbole à la fois de l’architecture moderniste des années 1930 mais aussi de l’idéologie de la colonie triomphante, a été classée comme monument historique. Elle n’a pas été détruite par la municipalité communiste et progressiste qui est à la tête de la ville depuis 1945. Bien au contraire, elle a été reconvertie dans un contre-discours qui en fait un manifeste de la nouvelle « grammaire urbaine » voulue par Aimé Césaire. Sa stratégie, à l’époque, a été de détourner les monuments à la gloire de la colonisation et de l’assimilation pour en faire le « verso » d’un nouveau discours libérateur et décolonial du patrimoine.

Aujourd’hui, les questions se posent autrement et la question du patrimoine dans l’espace public vient interroger les consciences de la jeunesse mais aussi des aînés qui ont cru en cette pédagogie de l’inversion.

Dans un article paru le 31 mai 2020 dans Politiques Publiques, Silyane Larcher posait à juste titre la question de « la patrimonialisation de la domination subie ». Pour elle, elle y voyait un « problème éthique et politique délicat ».

Je voudrais choisir un chemin de traverse et marronner et essayer de vous parler de la métamorphose voulue par Aimé Césaire à propos de La Porte, non pas seulement la métamorphose de l’objet mais notre métamorphose par métabolisme ou par « cannibalisation » de cette porte du Tricentenaire. Cette métamorphose « césairienne » est de mon point de vue une manière décoloniale de poser la problématisation du patrimoine hérité de la domination.

La métamorphose est un changement important dans l’apparence extérieure de quelqu’un ou de quelque chose. C’est une transformation lente, progressive et profonde qui suppose un voyage dans son labyrinthe infernal (…) c’est un lieu de passage (…) il faut en émerger ; on nereste pas durablement et avec profit dans des eaux boueuses, en sortir est la condition même de la métamorphose.

Dans cette perspective explicative, j’intitulerai mes propos « de la Porte du Tricentenaire à la Porte de la Renaissance césairienne » : Césaire était très attentif à la liaison entre esthétique et justice sociale. Toute son œuvre a été de mettre à la portée des plus humbles, des plus discriminés par les inégalités sociales et des plus exclus, les éléments d’accès à la culture et à la beauté. Selon lui, pas de Justice sans accès à la beauté au sens platonicien du terme : « La Justice écoute aux portes de la beauté ».

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Tout d’abord, pourquoi une Porte ?

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La porte évoque nécessairement une idée de passage ou de barrage, d’ouverture ou de fermeture. D’au-delà ou d’en deçà. On peut franchir une porte, ou rester devant une porte close. Elle est le lieu de passage entre deux états, entre deux mondes, qu’ils soient concrets ou abstraits, entre le connu et l’inconnu, les ténèbres et la lumière.

Et ainsi la porte peut apparaître comme un modèle symbolique binaire.

Symbole de l’accès à un espace, elle souligne l’entrée dans un espace fondamental. Dans les temples ou les édifices religieux, quels qu’ils soient, elle marque la séparation nécessaire entre le domaine profane et le domaine sacré.

Ce symbolisme du passage d’un temps à un autre est repris de nos jours avec la porte de Dillon en hommage à Aimé Césaire et Pablo Neruda par Laurent Valère.

Dans notre monde issu de la traite transatlantique, la Porte est aussi un symbole puissant. La Porte du non-retour évoque une coupure irrémédiable avec le monde connu d’avant et une entrée dans le monde de l’inconnu, celui du voyage, de l’exil, de la déportation. On rapporte que les captifs devaient tourner en rond autour d’un arbre pour oublier leur monde et franchir la Porte du Non-Retour.

Cette Porte est coupure d’avec la matrice nourricière et plongée dans l’océan des ténèbres, du sang et des maléfices, de la peur de l’angoisse et de la mort souvent.

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Quel était le contexte des années 1930 et en particulier aux fêtes du Tricentenaire ?

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Dans la France de la Troisième République, deux vieilles colonies, la Guadeloupe et la Martinique, représentent un symbole de fierté nationale. Cette fête est considérée comme le moment de la propagande de l’assimilation, fondement de la doctrine coloniale française.

De 1890 à 1919, l’assimilation est envisagée, tant du point de vue des représentations que l’on se fait des Antilles, que des revendications politiques. Cette aspiration semble trouver son exutoire avec l’impôt du sang, payé par les Antillais, lors du premier conflit mondial.

Le personnel politique antillais de l’entre-deux-guerres est le symbole de la réussite du projet colonial.

Le Tricentenaire du rattachement des Antilles à la France de 1935 est un acte de propagande par excellence, c’est l’occasion de faire le bilan de l’entreprise coloniale française aux Antilles, alors même que semblent s’effriter les certitudes d’ordre économique et politique.

Les fêtes importantes témoignent de la forte charge idéologique dont l’État a voulu marquer l’événement. L’intérêt de cette exposition marque officiellement la reconnaissance par la métropole de ses « vieilles colonies » comme objet historique.

À Fort‐de-France, les principales festivités se passent dans le parc de l’ancien hôpital militaire (aujourd’hui rebaptisé Parc Floral Aimé Césaire). À cette occasion une porte triomphale est construite sur le modèle de celle des expositions nationales marquant ainsi l’entrée de l’exposition et le passage symbolique par la porte de la civilisation, du progrès industriel et culturel.

Devant incarner la modernité de la ville, elle a fait l’objet d’un concours d’architecture présentant en concurrence douze projets.

Le premier prix a été attribué à Gouait et Roseau de la Société d’entreprise coloniale et le deuxième et le second, aux architectes Caillat et Dormoy.

La construction est finalement confiée à la Société Antillaise de Construction, représentée par Emmanuel Roseau, ingénieur formé à l’École Centrale. La porte est réalisée pendant le mois de novembre 1935. Elle sert de guichet d’entrée lors de spectacles féériques qui se déroulent dans le parc de l’hôpital sous la direction de l’architecte Robert Haller qui est chargé de l’organisation générale.

D’autres manifestations ont lieu dans le centre-ville : à l’hôtel de ville, à la chambre de commerce en particulier au musée dirigé par Théodore Baude, à la Bibliothèque Schœlcher.

Pour la Martinique et la Guadeloupe, la célébration du Tricentenaire est d’abord un grand rassemblement populaire à l’image des fêtes patriotiques organisées régulièrement pour les célébrations officielles. Des conférences et des expositions artistiques accompagnent son organisation, tandis que les fêtes, les jeux nautiques, les danses, etc., viennent égayer les présentations commerciales des professionnels locaux sollicités pour l’occasion.

Puis, l’hôpital est provisoirement transformé en caserne portant le nom de Quartier Galliéni et, en 1971, le site est abandonné par les militaires et vendu à la ville. À l’instigation de l’association Soroptimist, le parc est devenu « Parc Floral » en organisant les premières floralies internationales du 20 au 31 janvier 1973.

En 1976, la mairie y installe son service culturel (SERMAC).

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La métamorphose et la renaissance : la politique culturelle et mémorielle de Césaire

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« La Justice écoute aux portes de la beauté »

À l’occasion du premier congrès international des écrivains et artistes noirs en 1956, Aimé Césaire s’exprimait ainsi : Ainsi donc, la situation culturelle dans les pays coloniaux est tragique. Partout où la colonisation fait irruption, la culture indigène commence à s’étioler. Et, parmi ses ruines, prend naissance non pas une culture, mais une sorte de sous-culture qui n’a aucune chance de s’épanouir en culture véritable.

Le résultat est la création dans de vastes territoires de zones de vide culturel ou, ce qui revient au même, de perversion culturelle ou de sous-produits culturels.

Césaire prend ainsi ses distances par rapport à tout modèle de pensée préétabli, en proposant une critique du processus de chosification du monde en mutation.

En 1971, Aimé Césaire fonde le festival culturel de Fort-de-France. C’est le préambule d’une politique culturelle territorialisée.

En 1974, le conseil municipal de la ville de Fort-de-France crée le Sermac, service municipal d’action culturelle, un outil d’élaboration et de mise en œuvre de la politique culturelle de l’édilité de Césaire. Ce tout nouveau service municipal, charpenté par Renaud de Grandmaison et Camille Darsières, démarre sous forme d’ateliers mis sur pied de façon artisanale au parc Floral, dans les locaux de l’ancien hôpital militaire.

Jean-Paul Césaire, premier directeur du Sermac, témoigne :

En plus de l’éducation artistique, ces ateliers étaient chargés de la programmation et de l’organisation du festival. Dans les dix années qui suivirent, onze centres culturels furent implantés dans les quartiers populaires de Fort-de-France (…) permettant ainsi au public martiniquais de voyager par l’imaginaire dans le monde entier.

Toutes ces années ont participé pleinement d’une des utopies refondatrices tant souhaitées par Aimé Césaire.

Véritable politique de démocratisation de la culture, l’action culturelle menée par le Sermac se voit complétée par la mise en place en 1984 de l’école des Beaux-Arts, afin de favoriser la formation de chercheurs et de spécialistes pour favoriser l’émergence d’une esthétique caribéenne à partir de toutes les racines culturelles.

Aimé Césaire, c’est une vision singulière et avant-gardiste de la politique culturelle, enracinée tant dans l’histoire de la dignité recouvrée, que dans la géographie cordiale de la Caraïbe.

Son héritage est pionnier et fondateur, il est fondamental.

Dans ce contexte, Aimé Césaire demande à KhoKho René-Corail de métamorphoser le symbole de la Porte du Tricentenaire en la métabolisant : c’est ce qu’il va proposer dans son écriture métaphorique et en prenant le contre-pied de la domination coloniale, en proposant un contre-discours : deux fresques encadrent et protègent l’accès à la connaissance. Les personnages représentant les Amérindiens se réapproprient l’espace et inversent le sens du passage en affirmant la résistance des peuples et des cultures. Leur héritage et présent, ils ne sont pas morts mais bien vivants dans notre quotidien et nous invitent à passer la porte de la renaissance culturelle et de la métamorphose du colonisé en homme debout, fier de ses identités fécondes et accédant à l’humanité pleine et entière.

Dans la plupart des traditions les portes des temples sont pourvues de gardiens, hommes ou animaux mythiques féroces, cruels ou protecteurs qui en défendent l’approche.

Césaire et Khokho reprennent cette idée des gardiens des portes qui ouvrent vers l’infini de notre conscience intérieure. La Porte a changé de sens, elle ne se comprend plus sans les fresques.

On peut y entendre un signe d’humilité : en pénétrant dans le parc, le visiteur a tout à apprendre, il ne peut prétendre avoir déjà tout compris, pas plus qu’il ne peut prétendre comprendre tout d’un seul coup.

On peut y entendre un signe de re-naissance : en pénétrant dans le parc, le visiteur naît à la Lumière. La porte est donc un symbole essentiel de transmutation entre deux états.

Après avoir pénétré, nous sommes face à trois arbres, les arbres de la Négritude plantés en hommage à Senghor, Damas et Césaire. Ces trois arbres invitent à une introspection et à la compréhension des identités martiniquaise et caribéenne.

Ils nous invitent à revisiter la pensée de l’identité.

Selon Aimé césaire, elle ne doit pas s’enfermer sur elle-même, ne doit pas céder à la « tentation de l’illusion du figé » mais au contraire être en mouvement avec le monde, respirer et se nourrir des mouvements du monde. Un rempart à l’idolâtrie, au fanatisme.

Césaire et Khokho nous ont montré le chemin en passant par la porte de la Renaissance par le refus d’une définition monolithique de l’être en faisant l’éloge de la responsabilité humaine et de la complexité, et en convoquant l’altérité.

« On a besoin les uns des autres ». C’est comme si chacun de nous possédait des clefs utiles à l’autre pour métaboliser les différentes cultures et nourrir les facettes multiples de nos identités.

Toutes les traditions sont des palimpsestes, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas faites d’un bloc mais sont constituées d’une succession de couches. Bien souvent les gens ont une vision superficielle de la connaissance d’eux-mêmes et restent à la surface alors qu’il est essentiel de gratter les couches. Creuser pour trouver les voix subversives, c’est-à-dire, au sens premier du terme, les voix souterraines. Ces voix cachées qui ne figent pas la pensée dans la toute puissance de l’apparence mais, au contraire, invitent au renouvellement continuel de la lecture de la grammaire césairienne de la ville.

Fertiliser la société dans son ensemble, car ce que nous vivons montre que la solution est plurielle. Aujourd’hui, nous pouvons nous reconnaître dans un transcendant qui encense la responsabilité humaine.

Cette histoire que raconte Aimé Césaire, en n’ordonnant rien mais en mettant l’homme face à ses responsabilités, est incroyablement féconde face à notre actualité.

Parce qu’elle pose clairement la question de la responsabilité humaine et qu’elle interroge la position de la victime.

Que vais-je faire de l’injustice qui m’a été faite ? Vais-je choisir la violence ? :

« C’est ça, l’esclavage.

Alors Quelque part au fond de toi, il y a cette personne libre dont je te parle.

Trouve-la et laisse-la faire du bien dans le monde », (Toni Morrison, Home, 2012/13)

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Fort-de-France

Par Elisabeth Landi (1er août 2020)

Pluton-Magazine/2020

Elisabeth Landi Professeur d’histoire en CPGE ( Hypokhâgne et Khâgne) Lycée de Bellevue . Fort-de-France

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