Le Roi Ubu quitte la Maison Blanche

Par Professeur Albert James Arnold

Professeur émérite de lettres modernes et comparées.

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Le 6 janvier dernier, mon pays, les États désormais Désunis, a connu un événement dont le monde entier a ressenti le choc. Soulèvement (mais de qui ?), Insurrection (mais au nom du quoi, sinon de Q ?), les pontes des infos 24/7 s’en arrachent les cheveux.

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[Comme le dieu de Voltaire, Q est le produit, non l’initiateur, d’une conspiration, selon la chaîne NBC  : https://www.nbcnews.com/tech/tech-news/how-three-conspiracy-theorists-took-q-sparked-qanon-n900531]

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La chambre basse, celle des Représentants, a voté la destitution du président Trump une semaine plus tard, huit jours avant l’investiture de son successeur, pour incitation au soulèvement contre le gouvernement. Selon la loi, la chambre haute, le Sénat, doit se constituer en cour de justice pour entériner ou non la décision de la chambre basse. Or, seuls 6 sur 50 des sénateurs dits Républicains acceptent de juger l’ex-président Trump pour hauts crimes contre l’État, malgré le fait que nous l’avons vu en live fomenter les événements du 6 janvier. Leur calcul est bassement électoral : mais, se disent-ils, n’avait-il pas réuni, le 3 novembre dernier, le 2e plus grand nombre de voix dans l’histoire des élections présidentielles ? Placés devant la loi et la plus simple probité, d’une part, et la probabilité de remporter leur prochaine élection, de l’autre, 90 % des sénateurs dits Républicains qui se réclament toujours – de manière mensongère et hypocrite – du président Lincoln ont choisi de s’aplatir devant un mégalomane qui rêve d’un régime autoritaire. Les parallélismes avec Mussolini, Hitler et tutti quanti sont exagérés et doivent être révisés. Donald J. Trump est l’incarnation, un siècle plus tard, non de Benito Mussolini mais du roi Ubu !

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Pour comprendre la situation actuelle dans mon pays, le plus utile serait d’imaginer Alfred Jarry politologue… D’autres y ont pensé avant nous :

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[Dès 2017, l’artiste Richard Kraft avait envisagé ce rapprochement : http://sigliopress.com/kraft-ubu-trump/. Manuel Joao Ramos est revenu sur le même sujet en citant R. Kraft dans Mediapart, le 18 octobre 2020 : https://blogs.mediapart.fr/manuel-joao-ramos/blog/181020/le-roi-trump]

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Mais faisons le point sur la famille Ubu/Trump : si l’ex-mannequin Melania (née Melanija Knavs en Slovénie) ressemble peu à la Mère Ubu, la fille de Trump, Ivanka, en a le cynisme et le culot. Les fils de notre Ubu américano-bavarois, Don Jr. et Eric, ont l’air de se croire les héritiers de l’empire Trump, et Jr. s’imagine même successeur de son père à la Maison Blanche. Pour ce faire, il suffirait de décerveler les électeurs. À cette fin, la maison Trump a pu compter, jusqu’à une date récente, sur l’empire Fox qui comprend la télévision la plus populaire des États-Unis (la « Fox News »), le principal journal des affaires (le « Wall Street Journal ») et bien d’autres antennes moins illustres mais aussi efficaces. À la tête de cette machine à décerveler, on trouve la famille Murdoch, qui a manœuvré en Grande-Bretagne pour réaliser le coup du Brexit. Un peu plus et Rupert Murdoch aurait pu se poser en titan de la presse et des médias des deux côtés de l’Atlantique, avec des conséquences qui donnent froid dans le dos… Mais il aurait fallu que nos pires instincts l’emportent sur les institutions démocratiques.

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Devant la foule déchaînée, le 6 janvier, on nous a parlé de nativisme endémique. Oui, il existe depuis la fin du 18e siècle un courant dit nativiste qui avait porté au pouvoir le président Jackson (1829 à 1837), un militaire qui s’est posé en champion du citoyen moyen contre les élites. Le portrait d’Andrew Jackson a trôné derrière le bureau du président Trump de 2017 à 2021. Son héritage comprend la destitution des Amérindiens du sud-est des États-Unis, que l’armée a obligés à faire la longue marche jusqu’à un territoire réservé dans l’Oklahoma futur. Les partisans de M. Trump louent l’opposition de Jackson à l’abolition de l’esclavage et font de lui le suprémaciste blanc par excellence. Ce qui fait que les années Trump représentent, sur le plan de la politique intérieure, une régression dramatique et brutale vers les années 1950, une époque violemment opposée à la montée, lente mais inexorable, des Américains de couleur vers les leviers du pouvoir.

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Le 6 janvier 2021, l’abcès a crevé. Une foule d’illuminés, d’anciens militaires et de policiers nostalgiques de la domination des gens de couleur, manipulés par une poignée d’agents proches de la Maison Blanche, s’est ruée sur le Capitole. Certains avaient cru ferme qu’un destin mystérieux – prédit par ce Q anonyme et inconnu encore aujourd’hui – guidait leur main collective et justifiait à l’avance l’assassinat des représentants, des sénateurs et jusqu’au vice-président, qui avaient refusé de renverser les résultats de l’élection présidentielle. Leur insurrection télévisée a foiré, toujours en live, mais de justesse. Quel sens lui accorder, un mois après l’événement ?

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Le nativisme dont Andrew Jackson est le plus illustre représentant est l’idéologie sur laquelle des intérêts bien plus funestes se sont appuyés. L’échec de M. Trump et de ses alliés ressemble à s’y méprendre au putsch de la Brasserie organisé par Hitler et ses sbires en novembre 1923. On sait comment celui-ci a su profiter de son emprisonnement et du krach du système capitaliste pour revenir au pouvoir dix ans plus tard. Là s’arrête le parallélisme, car M. Trump n’a plus de cartes à jouer sur le plan national. Les sénateurs qui comptent sur lui pour s’agripper à leurs sièges législatifs se trompent lourdement. Les Trumpistes du Parti républicain n’ont jamais représenté plus de 30 % des électeurs. À supposer qu’ils lui restent fidèles, les voix nécessaires pour gagner la prochaine élection présidentielle manquent cruellement. Les électeurs indépendants l’ont déjà lâché et on voit de semaine en semaine les électeurs inscrits au Parti républicain abandonner la cause. Le Projet Lincoln (« Lincoln Projet ») rassemble, autour du stratège du candidat McCain de 2008, des transfuges de plus en plus nombreux et influents. Plus grave encore, les plus riches donateurs – sociétés et particuliers – ne donnent plus et se ravisent. Car le Trumpisme a fini par les dégoûter, ce que nous aurions cru impossible il y a quelques semaines…

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Oui, les plus frustrés et les plus violents appellent au lynchage des ex-présidents Obama et Carter (qui a quitté la Maison Blanche il y a quarante ans !). Espérons que ces appels ne seront pas suivis d’effet. Mais c’est là un cri de désespoir, car leur foi en une apocalypse salvatrice a été déçue le 6 janvier. Oui, le président Biden, et la vice-présidente Harris – première femme, première afro-américaine et première asiatique à occuper ce poste – vont connaître des mois et peut-être des années rudes. Car les Républicains ne lâcheront pas prise. Mais ne nous y trompons pas ; les États-Unis viennent de tourner une page. L’élection en Géorgie d’un pasteur afro-américain et d’un sénateur de confession juive donne une majorité (infiniment mince, il est vrai) aux Démocrates à la chambre haute. Ce double triomphe couronne un travail de base mené par Stacey Abrams qui a su convaincre les électeurs afro-américains de Géorgie que leur heure avait sonné.

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Je reste convaincu qu’au moyen terme les États-Unis vont reprendre le chemin de l’équité raciale et d’une économie moins cruelle envers les déshérités. Déjà, on voit la science s’exprimer par la bouche des médecins qui gèrent la pandémie après une année de négligence criminelle. La jeune génération de sans-papiers, que l’on appelle les « Dreamers », aura accès au rêve américain, que l’équipe Trump avait tourné au cauchemar. Le mur d’exclusion à la frontière avec le Mexique est déjà abandonné ; l’accord de Paris sur le climat remis à l’honneur. On peut espérer que l’équipe Biden remettra Putin à sa place et se montrera plus éclairé dans ses rapports avec la Chine. Qui sait ? Osé-je espérer que les Cubains de Miami ne pourront plus s’imposer à Washington pour maintenir l’embargo sur ce pays qui essaie de sortir d’un demi-siècle de dépendance communiste ? Non, soyons sérieux, ce sera pour une autre fois sans doute…

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 Professeur Albert James Arnold

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Albert James Arnold: Professeur émérite de lettres modernes et comparées. Originaire du nord-est des États-Unis ; formé à l’université de Paris-Sorbonne. Carrière universitaire en Virginie, France (Paris), Australie (Queensland), Pays-Bas (Leyde), Allemagne (Potsdam), Angleterre (Cambridge). Domaines de recherche: contact de cultures entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques ; mouvements identitaires ; discours politique populiste ; poésie moderne (franco- et anglophone) ; métissage.

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