Par Danielle Maurel
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Il était une fois… un film
Après avoir décrit des trajectoires contrastées entre les Antilles et la métropole dans les années 60, Estelle-Sarah Bulle s’empare dans son second roman d’un film magnétique et pourtant oublié, Orfeu Negro. Un météore dans le ciel du cinéma international, couronné par la Palme d’or à Cannes en 1959 et par un Oscar à Hollywood, mais vite disparu des radars. Si la romancière sort de l’ombre le chef -d’œuvre de Marcel Camus, c’est avant tout pour s’intéresser à une aventure artistique singulière.
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Dans un subtil dosage de réalité et de fiction, Estelle-Sarah Bulle fait revivre les favelas de Rio où fut tourné le film avec des actrices et acteurs noir(e)s. Elle reconstitue le contexte de la fin des années 50 dans un Brésil qui veut croire à la démocratie, sous la présidence du progressiste Juscelino Kubitschek. Si 1958 est l’année où l’équipe du tournage arrive à Rio, elle est aussi celle de la Coupe du monde de foot, gagnée par le Brésil. Il y a de l’électricité et de l’enthousiasme dans l’air. L’effervescence artistique n’est pas en reste. Musique, chanson, théâtre, cinéma : tout se croise, échange, communique. Le scénario de Jacques Viot et Marcel Camus est ainsi adapté d’une pièce de théâtre de Vinícius de Moraes, poète et figure majeure de la musique populaire brésilienne. Tom Jobim, un des fondateurs de la bossa-nova, fut avec Luiz Bonfa co-auteur de la musique du film et fait ainsi partie des personnages réels qui traversent le roman.
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Rappelons que la pièce et le film transposent dans les favelas de Rio un mythe européen : l’histoire d’amour fou et tragique d’Orphée et Eurydice. En plein carnaval de Rio, la jeune Eurydice – qui aura à jamais le très beau visage de Marpessa Dawn – arrive en ville chez sa cousine et rencontre un conducteur de tramway, Orfeu. De là découle un film « brillant, bruyant » (1) où la beauté des corps, l’aura du désir et les rythmes de la bossa-nova viennent se nouer au drame qui vient.
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Estelle-Sarah Bulle n’est ni historienne ni spécialiste de cinéma. Aurèle Marquant, « son » réalisateur, n’est pas Marcel Camus. Nourri de réalités, son roman se décale subtilement de toute velléité documentaire. Il y réussit notamment par une plongée réussie dans les motivations et les pensées des personnages. De cette matière romanesque se dégage notamment le portrait de Gipsy Dusk. Cette jeune danseuse et actrice, inspirée de Marpessa Dawn, croit à son destin et pense que ses aspirations artistiques vont continuer à se concrétiser après ce film. La suite lui apportera un démenti cinglant : comme le lui dit crûment et cruellement François Chalais (2), il vaudrait mieux qu’elle se résigne à des prestations adaptées à ce qu’elle est- une actrice noire – et renonce aux grands rôles. À travers elle, le texte parle aussi de situations bien actuelles.
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Croisant les points de vue des différents personnages, l’autrice compose une partition riche en variations et en surprises. Car on rencontre aussi dans son texte des agents de la CIA, ainsi qu’André Malraux et le pouvoir gaulliste ! C’est que le film de Camus intrigue et intéresse certaines sphères de pouvoir, sur fond de guerre froide, de maccarthysme et d’instrumentalisation des œuvres d’art, là-bas et ici. Ira-t-on jusqu’à dire qu’il a pu aussi « déranger » ? On notera seulement qu’à Cannes, sa Palme d’or a suscité des applaudissements parfois sans enthousiasme, et un peu de frustration chez les cinéastes de la Nouvelle vague (dont Camus a fait fugacement partie) qui misait plutôt sur Les 400 coups. Rendons grâce, donc, à Estelle-Sarah Bulle de nous donner envie de revoir ce film fiévreux et solaire, joyeux et tragique. / Danielle Maurel
- dixit le critique de cinéma Jean de Baroncelli, dans un avis non dénué de condescendance
- « évidemment, vous ne pourrez jamais interpréter la Dame aux camélias » !!!
Estelle-Sarah Bulle est née en 1974 à Créteil, d’un père guadeloupéen et d’une mère ayant grandi à la frontière franco-belge. Elle est l’auteure d’un premier roman, Là où les chiens aboient par la queue (Liana Levi, 2018), grand succès couronné par plusieurs prix littéraires, dont le prix Stanislas du premier roman, le prix Eugène-Dabit du roman populiste et le prix Carbet de la Caraïbe et du Tout-Monde et d’un roman jeunesse, Les Fantômes d’Issa (L’École des loisirs, 2020). Les Étoiles les plus filantes (août 2021.)
LE 25 JUIN 2022 Saint- Maur en Poche Samedi 10h- 18h
LE 26 JUIN 2022 Festival Livres en Seine par Libraires en Seine, au Parc nautique de l’Ile de Monsieur à Sèvres
17h15 : lecture musicale des Étoiles les plus filantes par Estelle-Sarah Bulle
Le 29 juin 2022 à 19h30 : The American library in Paris, avec Estelle-Sarah Bulle et Julia Grawemeyer, traductrice de Là où les chiens aboient par la queue aux États-Unis
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Par Danielle Maurel Journaliste littéraire en région Rhône-Alpes
Pluton-Magazine/ 2022/ Paris16.