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Par Philippe Estrade – auteur-conférencier
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Avec la seconde révolution industrielle et les nouveaux loisirs, la France entre dans le 20e siècle, forte de l’ancrage de la démocratie et du parlementarisme, comme une puissante nation mondiale épanouie. L’arrivée de la fée électricité combinée aux expositions universelles et aux nouvelles découvertes fit de cette époque, de la fin du 19e siècle à la Première Guerre mondiale, une ère de progrès en matière de libertés politiques, mais aussi sur le plan économique, technologique et culturel. Cette appellation de « Belle Époque » qui désignera donc un grand foisonnement culturel sur fond de développement économique, s’appliqua dès la fin de la Première Guerre mondiale, après que la France eut pansé ses plaies et pleuré ses morts. Ce fut donc un regard nostalgique porté après-guerre sur ce passé récent, une période de prospérité qui profitera surtout aux classes aisées.
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LA SECONDE RÉVOLUTION INDUSTRIELLE
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Cette seconde révolution industrielle a bien caractérisé la fin de 19e siècle et la première décennie du 20e siècle. L’apparition de deux nouvelles sources d’énergie, l’électricité et le pétrole, propulsa alors le pays et une grande partie de l’Europe dans l’ère du modernisme avec l’émergence de l’automobile, de la marine à vapeur, de l’aviation mais aussi tout simplement de la bicyclette. Le téléphone, exploité en France dès 1879, atteindra la masse des Français au siècle suivant. Les divertissements ne furent pas ignorés avec le cinéma, la radio ou le phonographe qui ont d’abord bouleversé les loisirs des plus aisés et de la bourgeoisie.
La fée électricité accélère le progrès
C’est d’abord grâce à la dynamo, à la fin du 19e siècle, que de nouvelles avancées ont libéré le progrès, puis la maîtrise du transport de l’électricité que l’on doit aux ingénieurs Aristide Bergès et Marcel Deprez, accéléra en effet une nouvelle qualité de vie. Vers 1880, ils tirèrent profit de la « houille blanche », issue de l’énergie des chutes d’eau, pour offrir l’éclairage d’une partie de la ville de Grenoble et de Bourganeuf, une petite localité de la Creuse.
L’envol de l’automobile et de l’aviation
Héritière du fardier de Joseph Cugnot mis au point au siècle précédent, l’automobile profita de l’invention du moteur à essence alimenté par le pétrole importé des États-Unis. Il s’agit d’un immense tournant vers le modernisme, et Renault, Panhard, De Dion-Bouton ou encore Levasseur lancèrent les premiers modèles alors que l’industrie aéronautique se développait parallèlement avec Clément Ader qui offrit le premier vol de l’histoire, parfois contesté, en 1890. En revanche, c’est bien Gabriel Voisin qui vit voler en 1905 le « Canard », le premier hydravion de l’histoire, suivi d’un premier vol autonome en 1910 sur l’étang de Berre, réalisé par un équipage binôme constitué d’Henri Fabre et Louis Paulhan.
Les expositions universelles marquent la puissance de la France
La découverte des produits arrivés du monde entier et la présentation des nouvelles techniques issues des toutes dernières inventions marquèrent dès 1851 le vif intérêt des expositions universelles. Au départ, seules les grandes capitales mondiales des pays aux industries avancées comme Paris et Londres abritèrent ces grandes expositions, et Paris précisément fut à trois reprises avant 1889, la ville hôte des expositions universelles mais des grandes villes françaises comme Lyon ou Besançon ont également abrité des manifestations internationales. En 1889, date du centenaire de la Révolution française, la tour Eiffel devint à l’occasion de l’exposition universelle de Paris, le plus haut édifice du monde construit pour la circonstance. Lors de la nouvelle exposition universelle de 1900 alors que Fulgence Bienvenüe dotait la capitale française du métro, plus de 50 millions de visiteurs se rendirent dans la ville lumière.
La naissance des grands magasins
Ils ont inspiré Au bonheur des dames à Zola avec le nouveau style émergent Art déco particulièrement raffiné. Ce nouveau concept de magasin où l’on peut tout trouver a d’abord attiré la clientèle aisée et bourgeoise avant de s’ouvrir plus tardivement, grâce aux prix bas et à une politique de marges limitées mais tenues grâce à la masse des ventes. Bien que ce fût Aristie Boucicaut qui, dès 1852 au tout début du Second Empire, impulsa de nouvelles pratiques commerciales en ouvrant son établissement « Au bon marché » sur le principe de l’entrée libre et des rayons spécialisés dont le prix est affiché à l’avance, les grandes enseignes se développèrent surtout à la Belle Époque. La Samaritaine, le Printemps ou le Bazar de l’Hôtel de Ville ont bouleversé les pratiques commerciales traditionnelles.
Marie Curie, lauréate de deux prix Nobel
Il n’y a que six femmes aujourd’hui au Panthéon dont la grande Marie Curie qui y repose au côté de son mari Pierre avec lequel elle partagea son premier prix Nobel en 1903, de physique celui-là. Henri Becquerel reçut également en 1903 avec Marie et Pierre Curie le prix Nobel de physique marquant leurs travaux sur la radiation. En 1911, l’immense travailleuse que fut Marie Curie reçut un nouveau prix Nobel, celui de Chimie, et devint ainsi la seule femme de l’histoire lauréate de deux prix Nobel. Elle le reçut seule, son mari Pierre venant de disparaître après s’être fait renverser par une voiture hippomobile. Exposée à la radiation durant ses travaux, Marie Curie fut emportée en 1934 par une leucémie et ne vit pas le succès de sa fille, Hélène Joliot-Curie qui à son tour obtint le prix Nobel de Chimie, un an plus tard, en 1935.
Pasteur et Galtier, les travaux sur la rage
Les travaux de Louis Pasteur furent considérables sous le Second Empire et la première partie de la 3e République, jusqu’au début de la Belle Époque. Pasteurisation, fermentation, ses apports ont éclairé la science. Premier à mettre au point le premier vaccin contre la rage, Pierre-Victor Galtier est bien moins connu que
Louis Pasteur qui, en revanche, essaie « leur vaccin » sur un jeune Alsacien mordu par un chien mais dont la rage pour certains ne fut pas totalement démontrée. L’écho exceptionnel de cette vaccination a toutefois impulsé une souscription qui permettra la création du prestigieux Institut Pasteur. Joseph Meister, le jeune Alsacien vacciné par Pasteur plus d’un demi-siècle plus tôt, fut le gardien de l’Institut jusqu’en 1940 avant qu’il mette fin à ses jours pour ne pas avoir pu empêcher les Allemands accéder au site…
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L’ANCRAGE DE LA 3e RÉPUBLIQUE AVEC LE PARLEMENTARISME ET LA DÉMOCRATIE
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Il faudra attendre 1879 et l’arrivée de Jules Grévy à la présidence de la République pour réellement parler d’un réel modèle républicain qui impulsa de nombreuses réformes. D’abord l’école primaire laïque et gratuite de Jules Ferry à la fin du 19e siècle, destinée à diffuser les valeurs républicaines et affaiblir le poids de l’église. Cette laïcisation à marche forcée confirmée par les textes de loi de 1905 sous la présidence d’Émile Loubet, conduite notamment par Émile Combes et Aristide Briand, ne fit pas l’unanimité. Les divisions qui en résultèrent dans la nation ont accentué la crise dans la France des terroirs, partagée entre le curé du village et l’instituteur. Les scandales politico-financiers, antisémites ou de mœurs affaiblirent à leur tour les débuts de la 3e République et singulièrement la « Belle Époque ».
Affaire Boulanger et scandale de Panama
Sous la présidence de Sadi Carnot, ces deux célébrissimes affaires ont affaibli les premières décennies de la 3e République avec la « Belle Époque » et renforcé les mouvements antiparlementaristes comme les anarchistes virulents à cette époque ou encore l’extrême droite avec la naissance de l’Action française. Ancien ministre de la Guerre en 1886 et 1887, écarté du pouvoir pour certaines positions douteuses au regard de la République et sa nature belliqueuse, le général Georges Boulanger fuit en Belgique. Condamné par contumace, il se suicida sur la tombe de sa maîtresse. Ferdinand de Lesseps, à l’origine de la création du canal de Suez, finança une société pour réaliser les travaux du futur canal de Panama, destiné à relier les océans Pacifique et Atlantique en Amérique centrale puis obtint par la loi l’émission d’un emprunt national, organisé avec la corruption méthodique de parlementaires et d’hommes de presse. La compagnie déposa le bilan et provoqua un scandale politico-financier sans précédent. Reprenant la concession, les Américains achevèrent le canal en 1913.
Affaire Dreyfus, les beaux jours de l’antisémitisme
Cette banale affaire d’espionnage au profit de l’Allemagne conduira à une crise majeure dans le pays tout en révélant un antisémitisme chronique et détestable. Le capitaine Alfred Dreyfus, juif et alsacien – l’Alsace est une région allemande depuis la guerre perdue de 1870 – fut la cible idéale pour « porter le chapeau » et couvrir les agissements de Walsin Esterhazy, le véritable coupable. Condamné à perpétuité en 1895 puis innocenté en 1899 à l’issue d’un nouveau procès et la mobilisation des partisans de Dreyfus, dont Zola qui s’exprima dans « J’accuse » publié dans le journal L’Aurore, Alfred Dreyfus fut enfin réhabilité et réintégra l’armée en 1906 avec le grade de commandant. Il fit la guerre de 1914-1918 et disparut en 1933 à l’âge de 75 ans, avec le grade de lieutenant-colonel.
Félix Faure et la « pompe funèbre »
Les livres d’histoire de la 3e République ont parlé de commotion cérébrale, pudeur oblige, pour qualifier la mort pittoresque du président Félix Faure dans un salon privé de l’Élysée après que Marguerite Steinheil, sa maîtresse, eut mis semble-t-il beaucoup de passion dans une fellation enthousiaste qui emporta le président. Clémenceau, jamais avare de bons mots, dira « il voulut être César mais il ne fut que Pompée ». Quand on fit appel au curé Renaut pour administrer les derniers sacrements, ce dernier se soucia immédiatement de l’état de conscience du président Faure, « Le président a-t-’il toute sa connaissance ? ». Un aide de camp sur place aura lui-aussi un bon mot et déclara « non, elle est partie par derrière » …
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L’ACCÉLÉRATION DU DÉVELOPPEMENT DES LOISIRS ET DU SPORT
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Ce basculement vers le 20e siècle vit le développement des loisirs grâce à des découvertes qui changèrent le nouveau siècle. La « Belle Époque », c’est aussi l’arrivée du phonographe, du cinéma, du sport, du tourisme des « bains de mer », de l’impressionnisme. Le célébrissime Tour de France apparut pour la première fois en 1903, gagné en six étapes par Maurice Garin. Mais en pleine affaire Dreyfus, les divisions entre dreyfusards et anti-dreyfusards se sont généralisées jusque dans la presse sportive. Le journal Le Vélo défendit Dreyfus et les anti-dreyfusards créèrent alors L’Auto-Vélo mais sous la contrainte d’une plainte, retireront le mot « vélo ». Le journal L’Auto deviendra L’Équipe en 1946.
La naissance du cinématographe
La vraie paternité du cinéma semble revenir à Léon Bouly et non aux frères Lumière, au demeurant inventeurs de génie dans beaucoup de domaines. En effet, Léon Bouly mit au point le premier « cinématographe », mais ne pouvant payer les redevances de son brevet, les frères Lumière reprirent ce terme pour qualifier leur invention. Ce sont eux en revanche qui offrirent la première projection payante en 1895.
L’arrivée du tourisme des « bains de mer »
Le tourisme a vraiment commencé sur la Promenade des Anglais à Nice et sur la côte d’Emeraude, une station créée précisément par les Anglais, qui vit fleurir toutes les villas « Belle Époque ». Cette mode des « bains de mer » sera d’abord initiée par l’aristocratie et la bourgeoisie aisée. On va se baigner à Dieppe qui se vanta d’être la première station balnéaire du pays, puis à Biarritz ou encore Deauville. Le développement des chemins de fer ont bien sûr accéléré l’essor de toutes ces stations sur le littoral et en montagne, qui s’ouvrent aux sports d’hiver. C’est d’ailleurs dans les Vosges que naquit précisément à Gérardmer en 1875, le tout premier office de tourisme.
L’impressionnisme, le mouvement et la liberté avec Édouard Manet et Berthe Morisot
Le mouvent impressionniste ouvre la modernité et le mouvement, et se prolongea à la « Belle Époque ». Dans les années 1880, ce nouveau style pictural en opposition à l’art académique historique ne fit pas l’unanimité. Les peintres impressionnistes rassemblés autour de Manet purent enfin organiser des expositions indépendantes après avoir essuyé de nombreux refus. Manet, Degas, Cézanne, Monet, Pissarro, Morisot, Renoir et d’autres ont illustré ce nouvel art qui commença à être accepté après 1880 sous l’impulsion des bonnes critiques de Zola notamment.
Toulouse-Lautrec, génie désespéré
La pathologie qui affecta ses os pourrait être due à la consanguinité de ses parents. Il est vrai qu’à l’époque encore, les mariages dans la noblesse se réalisaient assez couramment entre cousins afin d’éviter le morcellement des biens et des fortunes. Henri de Toulouse-Lautrec a vécu totalement pour son art, sa passion, avec trop d’excès. Alcoolique pendant l’essentiel de sa vie, il mélangeait régulièrement absinthe et cognac. D’ailleurs, on peut voir sa canne creuse qui cache un long tube de verre abritant ainsi le précieux breuvage au château de Malromé, sur le bord des coteaux de Garonne dans le Bordelais, la propriété de sa mère où il venait se reposer l’été de sa trépidante vie parisienne. Son œuvre est immense, peintures, aquarelles, affiches, lithographies, peintures érotiques. Ce génie a brûlé sa vie dans l’alcool et les nuits parisiennes, les cabarets, le Moulin-Rouge. Sa célèbre affiche pour le bal du Moulin-Rouge montrant Louise Weber, dite La Goulue une danseuse du cancan, est identifiée dans le monde entier comme un monument de l’œuvre de Toulouse Lautrec.
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La « Belle Époque » sous la 3e République a dessiné des loisirs nouveaux, la musique désormais popularisée par le phonographe, le cinéma, les plaisirs des cabarets, mais aussi l’accélération du développement économique et des exigences sociales. Marquée par une instabilité politique permanente et chronique, la 3e République a tout de même pu ancrer définitivement la démocratie et le parlementarisme malgré les scandales politico-financiers qui ont jalonné la « Belle Époque » mais aussi les 70 ans qu’a duré ce régime constitutionnel. Ce fut son succès et sa force, l’entêtement du système de la démocratie et du débat parlementaire, et la « Belle Époque », là aussi, illustre parfaitement par son insouciance joyeuse et sa désinvolture les libertés renforcées, la hardiesse et l’émancipation.
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Philippe Estrade.
Philippe Estrade Auteur-conférencier
Pluton-Magazine/Paris 16eme/2022
Journaliste en début de carrière, Philippe Estrade a vite troqué sa plume pour un ordinateur et une trajectoire dans le privé et le milieu des entreprises où il exerça dans la prestation de service. Directeur Général de longues années, il acheva son parcours dans le milieu de l’handicap et des entreprises adaptées. Ses nombreux engagements à servir le conduisirent tout naturellement à la mairie de La Brède, la ville où naquit Montesquieu aux portes de Bordeaux. Auteur de « 21 Merveilles au 21ème siècle » et de « Un dimanche, une église » il est un fin gourmet du voyage culturel et de l’art architectural conjugués à l’histoire des nations. Les anciennes civilisations et les cultures du monde constituent bien la ligne éditoriale de vie de ce conférencier, « pèlerin de la connaissance et de l’ouverture aux autres » comme il se définit lui-même. Ce fin connaisseur des grands monuments issus du poids de l’histoire a posé son sac sur tous les continents.