TOURISME D’IDYLLE OU DE ROMANCE ?

Par Michèle Jullian

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 » Depuis les années quatre-vingt-dix, s’est développée dans le Sud-Est du Maroc une forme de tourisme alternant séjours, trekkings et randonnées à dos de dromadaire dans le désert. Une vraie manne pour beaucoup d’hommes issus de différentes tribus bédouines. Ahmed SKOUNTI, anthropologue et auteur de Le sang et le sol, nomadisme et sédentarisation au Maroc, confirme : « Si cette sédentarisation forcée (pour des raisons climatiques, de modernisme ou de frontières), a provoqué la disparition de nombreuses tribus nomades, celles-ci ont su faire preuve d’une remarquable capacité d’adaptation, tout spécialement dans les métiers du tourisme : du cuisinier au guide en passant par chauffeur et marchand de souvenirs ».

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Lorsque Mohamed VI accède au trône en 1999, le Maroc est confronté à une grave crise économique, il décide alors d’ouvrir son pays au tourisme de masse, une mesure à laquelle son père, le roi Hassan II, s’était toujours opposé par crainte d’effets négatifs « sur son bon peuple ».

Aujourd’hui, des vols « low-cost » toujours plus nombreux relient les principales villes d’Europe à toutes les régions du Maroc. Banalisation et coût dérisoire de l’avion et généralisation des réseaux sociaux favorisent de nouvelles formes d’intimité entre autochtones et voyageuses occidentales.

Lors du premier vol Ryanair « Londres-Ouarzazate », guides et chauffeurs piétinaient d’impatience dans le minuscule aéroport situé à la porte du désert, espérant une clientèle blonde aux yeux bleus, Grande-Bretagne oblige ! Quelle déconvenue en voyant débarquer Pakistanais et Bangladeshi. British sûrement, mais surtout musulmans. Un Berbère ami m’a confié : « Mon premier client m’a tapé sur l’épaule : “Assalam alaykum” et avec son accent des faubourgs de Londres m’a demandé : “tu vas me faire un bon prix hein bro, entre frères musulmans” ?.

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Randonneuses/guides – Interactions entre deux groupes

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À ma question, « avec quel genre de touristes préférez-vous voyager ? », les guides m’ont presque tous répondu : « Des touristes individuels, voyageant seuls. Des professions libérales – médecins, professeurs, coachs ou animateurs de stages (ils reviennent avec des groupes différents). Des touristes qui aiment faire la fête aussi (l’alcool). Des touristes avec beaucoup d’amis sur FB ou Instagram – pour élargir notre clientèle et assurer notre publicité en Europe. » Et d’ajouter, complices : « Mais la cliente idéale, c’est quand même une femme ».

Que faire au désert quand circuits et séjours sur mesure ont remplacé l’Aventure, l’Ascétisme ou la Conquête coloniale et quand « faire du tourisme » est devenu d’une ennuyeuse banalité ? Reste le développement personnel, l’exploration intérieure, « la découverte de soi », « le lâcher prise pour mieux se retrouver », formule que l’on doit au guru brésilien Paulo Coelho auteur aussi de cette lapalissade : « La vérité du désert c’est son silence ». Pour avoir parcouru ce désert touristique, j’avoue avoir été bien plus saisie par les vrombissements des quads et des moteurs de 4×4 que par ce prétendu silence.

Ces excursions, d’une semaine environ, se font généralement par petits groupes, alternant marches et méharées à dos de dromadaires, et nuits en gîte, bivouac ou « à la belle étoile », des randonnées qui – selon l’anthropologue Corinne CAUVIN VERNER – « suivent souvent un rite de passage en trois mouvements : 1) Le délestage des bagages encombrants au point de départ. 2) L’initiation au moment de revêtir gandoura et chèche, uniformes du désert oblige. 3) Le retour au point de départ avec photos, et nostalgie ». Un rituel qui n’est pas sans rappeler celui de la cérémonie du thé : « Le premier verre de thé est âcre comme la vie, le second, doux comme l’amour, le troisième, suave comme la mort » ?

Je me suis souvent demandé ce qui – le temps d’un circuit – unissait randonneuses et guides ? Quelles étaient les attentes de chacun, leurs illusions, leurs besoins et surtout leurs manques ?

Pour leur premier trek, beaucoup de marcheuses font appel à des agences « pour femmes exclusivement ». (« Découvrir le monde entre femmes » – « Copines de voyages » – « Wanderlust and lipstick », « Sister Travels »). Des circuits de féministes qui excluent tout élément masculin et qui pourtant vont s’en remettre corps et âme à des hommes virils du désert toute la durée de la randonnée !

Si le terme « tourisme sexuel » est inapproprié, peut-on alors parler de tourisme de romance ou d’idylle, comme le suggèrent Deborah PRUITT et Suzanne LAFONT dans leur ouvrage For Love and Money ?

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Moi, j’opterais plutôt pour un « tourisme de séduction ». Séduction mutuelle ? ou qui séduit l’autre, et avec quelles armes ?

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Au cours d’un voyage à la recherche de gravures rupestres vers Aït Ouazik, je me souviens avoir surpris une conversation entre Brahim le chauffeur, diplômé en géologie et Saïd, fils de nomades, étudiant en Histoire et Civilisation : « Beaucoup de femmes viennent ici avec leur mari ou leur compagnon », racontait Brahim, « mais au terme de leur séjour, certaines restent au Maroc tandis que leurs époux reprennent seuls l’avion. D’autres reviennent plus tard, en célibataires, pour retrouver leur amoureux ». Cette conversation m’avait troublée, ce qui avait provoqué la moquerie de mes deux compagnons. Ils savaient de quoi ils parlaient ! Quant à moi, j’avais encore beaucoup à apprendre ! « Ces randonneuses viennent pour le sexe », m’assurait plus tard Sliman le Berbère, anxieux de se dédouaner par avance de ses audaces donjuanesques.

Quoi qu’il en soit, et de l’avis de nombreux chercheurs, le Maroc ne serait pas une destination de « tourisme sexuel féminin » à proprement parler, comme le seraient la Jamaïque, la République Dominicaine ou le Sénégal, par exemple.

Pas de sexe tarifé au désert donc, mais chez les responsables de trekkings, une technique très subtile pour séduire leurs clientes. « Ils n’ont pas à déployer mille stratagèmes pour “envaper” leurs clientes », raconte Corinne CAUVIN VERNER dans DÉSERT, paru chez l’Harmattan, « leur technique est la suivante : marquer un intérêt particulier pour une des femmes du groupe ». Intérêt qui fait de la voyageuse une élue, une privilégiée, quelqu’un de spécial et d’unique. « Le soir au bivouac, il discutera avec elle puis cherchera à l’attirer à l’écart du groupe pour contempler avec elle le ciel étoilé du désert. Un must ! Une intimité qui ne se conclura pas forcément le premier soir par un rapport sexuel – même si ce n’est pas exclu – mais le plus souvent comme un rite pas innocent, le dernier soir ». Étrange et imparable technique qui crée le questionnement, l’érotisation de l’attente, le manque terriblement excitant et la quasi- assurance de prochaines fois à venir.

En Thaïlande, les flatteurs sont qualifiés de « bouche sucrée », (paak houan), terme qui sied à ravir à ces anciens caravaniers issus de cultures à transmission orale, jamais à court de compliments. Certaines expressions traduites littéralement de l’amazigh au français ont un irrésistible effet de double captation : « ma belle femme bleue de moi », « ma femme libre de moi » « toi, femme unique de moi ».

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Qui est la proie de l’autre ou « qui baise l’autre », interroge crûment Glenn BOWMAN dans Sexual relations and Tourism ?

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Bien qu’une relation se construise en général sur une attraction réciproque, il faut tenir compte ici des écarts économiques entre touristes et locaux, des différences entre cultures avec leurs obligations et leurs interdits. Dans le Dictionnaire insolite du Maroc, de Latéfa TAÏZ, je lis : « Les femmes occidentales attirent les Marocains qui ont peu d’opportunité de rapports sexuels, dans un pays où la virginité des femmes est une obligation avant le mariage et où l’adultère est sévèrement réprimé (poursuites judiciaires et peine de prison de 1 à 2 ans). Pour les Marocains, l’Occidentale est disponible, exotique et offre une éventuelle porte de sortie vers l’étranger ». Il y aurait même des mariages mixtes heureux, s’est crue obligée de rajouter Latéfa TAÏZ. Mais pas question de sexe dans cet opuscule qui date de 2012.

Aujourd’hui, en 2024, beaucoup de guides m’ont avoué avoir eu des aventures avec de jeunes touristes, principalement espagnoles, lesquelles – et toujours selon eux – viendraient se défouler au désert (alcool et drogue), pourtant leurs proies les plus attractives seraient des étrangères plus âgées. « A partir de 50 ans », me confie une amie qui sort déçue d’une “aventure”, les hommes ne nous envisagent plus en Europe, alors on succombe au discours charmeur, à l’admiration gourmande, à la poésie bancale et aux compliments aguichants de ces hommes du désert ». Autre attrait pour la touriste occidentale : elle est plus à l’aise financièrement que les jeunettes espagnoles en short et tee-shirt moulant ! Enfin, si j’en crois les confidences de certains hommes du désert (et je parle beaucoup), ces femmes disposeraient aussi d’un savoir-faire sexuel plus imaginatif que celui de la femme marocaine en général. Ne pas oublier que les hommes du Maghreb sont parmi les plus grands consommateurs de Uporn, dont les « protagonistes » féminines sont plutôt blanches, paraît-il !

Il n’y a pas que l’attrait du sexe et de l’argent, il faut aussi tenir compte de la gratification narcissique qu’apporte la fréquentation de partenaires aisées. Un guide qui fait revenir une cliente acquiert un certain prestige sur le marché touristique local.

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Quelles attentes ou besoins chez les guides :

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Certains rêvent d’un nouveau 4×4, de monter leur propre agence de voyage ou d’ouvrir un gîte ou un bivouac dans les dunes, d’autres aimeraient voyager en Europe, pour visiter ou émigrer. Pour changer de vie ou pour une vie meilleure, et pour cela ils sont prêts à saisir toutes leurs chances, ou comme le dit un de mes amis berbère : « Moi, j’irai chercher l’argent jusque dans le cul d’une lionne pour concrétiser mon rêve ».

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Quelles attentes chez les Occidentales séduites ?

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Une romance exotique ? Un mariage ? Un contrat ? (on m’a parlé d’hommes ayant 2 épouses qu’ils visitaient en alternance dans l’année : une Marocaine sur place et une touriste dans son pays). Un business commun pour une improbable joint-venture ?   Une compensation au fait de se sentir invisibles en Europe, de cette invisibilité créatrice de frustration et de souffrance ? Échanges de biens matériels contre biens immatériels ?

J’ai entendu des histoires de femmes délaissées, dépouillées de leur compte en banque, au bord de la dépression ou du suicide. L’une s’est rendu compte trop tard que l’argent envoyé à son amoureux pour un projet commun avait servi à payer le mariage de celui-ci avec une jeune Marocaine. Une autre m’écrit : « Charmeur, menteur, il s’est envolé dans un autre pays (avec quelqu’un de plus fortuné ?), sans laisser d’adresse ».  

Eux s’imaginent qu’elles sont en manque d’hommes. Mais les ultra féministes dévirilisent les hommes en France.

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La sexualité interraciale, une réussite ?

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Why not, le temps d’un ou plusieurs trekkings ? Et plus « si affinités ». Même s’il y a toujours des exceptions à la règle et des mariages réussis dont on ne connaît pas le prix, prix de la soumission de l’un ou l’autre ? Pour moi, une culture prend toujours le pas sur l’autre.

Personnellement, je m’en tiendrais à cette sublime maxime de Paul Valery : « Enrichissons-nous de nos mutuelles différences ». Et à ce proverbe touareg : « Dieu a créé des pays plein d’eau pour y vivre et des déserts pour que l’homme y trouve son âme ».

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Y trouver ou y perdre son âme ?

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Je retournerai aussi au désert pour y jouir de son esthétisme photographique. Quant à mon vrai moi,  nul besoin de l’aridité saharienne pour le retrouver, il est tout autant dans les « soïs » de Bangkok, les jardins de Kyoto, la jungle de Bornéo, les temples d’Angkor ou les gratte-ciel de Hong Kong que dans les bars de mon quartier… d’où j’écris cette chronique.

Et pour conclure, cette badinerie franco-amazigh : « Je suis un homme comme un autre », écrivais-je dernièrement à un ami amazigh. Et lui de me répondre : « Alors tu es mon homme » !

« Le voyageur solitaire est un diable » dit un proverbe musulman…. Peut-être y a-t-il en moi un peu de cette diablesse-là ? Je sais pourtant que sans nid je ne pourrais pas m’envoler avec cette exaltation qui rend mes décollages toujours aussi intenses.

Tout est vrai, tout est faux, donc tout est vraisemblable « La fiction est le diable de l’actualité ».  » Michèle Jullian

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Pluton-Magazine 2024

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Michèle Jullian

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« Voyager a toujours été une évidence depuis mon enfance : mariée, avec enfants ou pas, célibataire, amoureuse ou non, j’ai toujours eu soif d’apprendre. Pour le plaisir.

J’ai appris à travers le regard de mon objectif, avec une oreille toujours à la traîne, avec ma soif d’aventures, sans jamais me mettre à l’abri des coups de cœur ou des passions. Ils m’ont permis d’écrire quelques romans. J’ajouterai mon goût pour les langues (mandarin, thaï, indonésien. Pour le berbère je me suis contentée d’apprendre l’alphabet Tifinagh, celui des Touaregs).
Chaque voyage m’a ouvert – avant ou après – de vraies bibliothèques. Pas de voyages sans livres.
La soif d’apprendre s’entretient, la mienne est inextinguible. Pourquoi ? Juste pour le plaisir du savoir, bien plus jouissif que tous les alcools. « 
 Michèle Jullian

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