Les mots, la prose, les vers et les rimes se mélangent aux alizés pour scintiller avec les rayons du soleil couchant et allumer une dernière étincelle, avant que la lune jalouse ne prenne les tambouyés en otage comme une sirène amoureuse.
C’est au bruit des clapotis sur les rochers, quand une petite embarcation revient de la mer dans un décor Thalassa, que le Prix des marins-pêcheurs guadeloupéens mouille chaque année dans la magnifique marina de la ville de Port-Louis, en Guadeloupe. Une initiative qu’on ne peut que saluer, mise en place par des bénévoles actifs de l’association Parole d’une Grande Terre pour remettre le livre à la portée de tous. Son président, Daniel Matias, est un militant que rien ne peut arrêter.
« Le Prix des marins-pêcheurs guadeloupéens, dit-il, est le seul prix de la Caraïbe attribué à un roman francophone quelle que soit son origine géographique, et le seul lu et remis par des marins. Le Prix Charles-Henry Salin voit pour sa part des lycéens professionnels récompenser la meilleure BD reportage de l’année consacrée aux Droits de l’Homme. Enfin, nouveauté cette année, des collégiens attribueront le Prix de la Grande Vigie du meilleur roman jeunesse. Loin de la concurrence des cultures, des auteurs d’ailleurs viennent en Guadeloupe partager leur imaginaire. Pendant trois jours, écrivains, musiciens, conteurs se réapproprient la rue pour qu’elle redevienne un lieu d’échange, de fraternité, d’utopie. Dictée, ateliers d’écriture, BD, lectures en mer ou encore concert de jazz animeront le port de Port-Louis. Le port est déjà dans sa nature un lieu d’échange et de rencontre par excellence, voilà pourquoi il est au cœur de notre démarche pour favoriser la démocratisation de la culture hors des sentiers battus. »
L’édition 2017 du Prix des marins-pêcheurs est « marrainé » par Fabienne Kanor, romancière et réalisatrice d’origine martiniquaise dont le dernier roman se rapproche de la mer dans un mélange confus et tumultueux, au gré des conditions inhumaines des migrants, quand celle qui offre la liberté et la vie peut aussi la prendre et noyer tous les rêves au lieu de « Faire l’aventure ».
La logique du sang
Un prix pour Martin Buysse, ce Belge né en 1974, qui a étudié la physique théorique et défendu une thèse de doctorat en physique des hautes énergies à l’université de Louvain. La logique du sang, parue aux Éditions Zellige, est son premier roman.
C’est l’histoire d’un homme, belge, métamorphosé par la perte de Farah, sa fille, tuée lors
d’un bombardement israélien à Gaza. Les années passent, jusqu’à ce qu’il reçoive un message codé provenant d’un oncle de Farah : le général qui a commandé l’opération doit se rendre à titre privé au Portugal…
PM : Comment se passe l’écriture d’un premier roman, Martin Buysse ?
Ça dure ! Il m’a fallu quinze ans avant de voir mon premier roman publié. Pendant ces quinze ans, il y a eu le plaisir de l’écriture en solitaire, renouvelé à chaque tentative, un plaisir qui ne s’embarrasse pas de toutes les obligations d’un auteur publié : on ne sait pas encore qu’une fois paru, le roman n’en est qu’au début de son parcours, et qu’il faudra l’accompagner laborieusement pour espérer qu’il soit connu, qu’il soit lu, qu’il se vende. Mais il y a aussi eu la frustration de buter, à chaque tentative, contre le mur presque infranchissable qui marque l’étape de l’édition. Donc voilà : ce n’est pas désagréable, mais il faut de la patience, du courage, de la ténacité – et un autre métier pour vivre.
PM : Vous êtes le troisième lauréat du prix des marins-pêcheurs guadeloupéens : premier roman et un prix à la clé, vous êtes un homme heureux ?
Évidemment que je suis heureux, c’est un honneur insigne : que le livre ait été d’abord présélectionné, sélectionné, choisi pour figurer parmi les finalistes et enfin élu « meilleur roman francophone de l’année » est déjà une récompense en soi. Qu’il soit attribué par des marins-pêcheurs… J’en parlerai plus tard. Quant à la récompense en tant que telle : le séjour d’une semaine en Guadeloupe offert aux lauréats des différents prix et à la marraine du festival, c’était une aubaine. Visites, rencontres, interviews, lectures, projections, ateliers, dictées populaires, promenades littéraires, repas conviviaux et cérémonies festives ; de quoi remplir toute une semaine à un rythme décoiffant. C’est le retour à la réalité, une fois rentré chez soi, qui n’a pas été sans peine…
PM : Que pensez-vous d’un prix dont le jury est composé de marins-pêcheurs ?
Le fait que ce jury soit composé de marins-pêcheurs issus d’un archipel à quelques 7000 kilomètres de mon petit pays ne fait qu’ajouter à l’émotion. Pour le coup, on ne peut pas dire qu’il s’agit d’une affaire de réseaux, et encore moins de la conséquence logique d’une réunion d’intellectuels en chambre ! Que les choses soient claires : je n’ai rien contre les réseaux ni les intellectuels ; d’une manière ou d’une autre, je me retrouve dans les uns, et j’ai quelque chose de l’intellectuel. Mais ici, on parle de lecture directe, immédiate, telle qu’elle peut être vécue sans filtre par des hommes et des femmes que leur métier place au premier rang des pourvoyeurs pour l’espèce humaine : des pêcheurs. C’est unique !
L’initiative de Paroles d’une Grande Terre est remarquable. L’intervention singulière et émouvante de chacun de ces marins-pêcheurs, lors de la cérémonie officielle, n’a fait que le confirmer. Il fallait les entendre dire que le festival leur a permis de retrouver la lecture, malgré le manque de temps ; que le roman est à la fois passionnant, réel et d’actualité ; qu’il évoque la peine qu’on peut ressentir quand on est victime d’une guerre, qu’on a tout vu à travers ce roman ; que le mal-être est partout, la guerre, la haine, la jalousie, l’amour, que ça se mélange, que certains s’en sortent bien, d’autres pas ; que ça reflète la vie de tous les jours, que ça reflète les guerres à travers le monde, que ça relate ce qu’ils ont déjà vécu, ce qu’ils ont vu, que c’est une histoire qui pourrait arriver à n’importe qui, n’importe quand, que le roman était tellement poignant qu’ils ne sont pas parvenus à en décoller avant de l’avoir terminé.
PM : Que représente pour vous ce sacre ?
Concrètement, l’attribution d’un prix littéraire se traduit par une forme de reconnaissance qui s’ajoute à celle qu’offrent les lecteurs, c’est-à-dire le public en général – c’est la plus importante –, ainsi qu’à celle de la critique. Des formes de reconnaissance qui peuvent s’alimenter l’une l’autre. Bon, c’est très théorique tout ça, mais c’est quand même vrai. En général, la reconnaissance ne s’achète pas. Mais, suivant les réseaux dont on dispose ou la notoriété dont on jouit, on peut évidemment faciliter les choses, par exemple, du côté de la critique. Tout ça pour dire que, lorsqu’on reçoit un prix par surprise, un prix comme celui-là, décerné par des marins-pêcheurs, on est dans la gratuité la plus pure, et la reconnaissance en est d’autant plus savoureuse. Donc oui, je vois dans ce « sacre » quelque chose qui donnera peut-être plus de résonance à mon activité littéraire à l’avenir.
PM : Quels sont vos projets futurs d’écriture?
Je travaille sur un projet de roman – encore une fiction, donc – qui s’inspire librement de l’histoire vraie d’un jeune employé de la Sécurité sociale belge propulsé au cœur de l’actualité internationale lors du génocide des Tutsi et d’opposants Hutu qui a ravagé le Rwanda au printemps 1994. Avec l’ambition de restituer, par la fiction, une sorte d’humanité à ceux que le récit dominant (je dis ça sans connotation) dépeint comme l’incarnation de l’inhumanité. Quand je parle d’humanité, je songe à ce qui fait qu’on est humain, avec ce que cela comporte de plus sombre, mais au moins d’intelligible. Disons que j’ai bien avancé, mais que le sujet est sensible et le parcours semé d’embûches.
PM : De la Belgique à la Guadeloupe, le monde est-il si différent ?
Oui et non. D’abord les moustiques… Non, sans rire, je me sens naturellement versé dans l’observation et la recherche de ce qui réunit les hommes et les femmes qui peuplent notre belle planète. Je ne peux que constater que les mêmes ressorts animent les Guadeloupéens et les Belges dans leurs questionnements et leurs aspirations au bonheur, à la justice et à la liberté. Mais ce qui m’a frappé dans lors de ce bref séjour sur votre île, c’est l’omniprésence dite et non dite d’une préoccupation identitaire enracinée dans le passé colonial et esclavagiste des Antilles. Elle s’exprime à la fois par une volonté de relecture de l’histoire officielle, et par le souci de disposer des leviers susceptibles de permettre une exploitation autonome, régulée, locale et harmonieuse des ressources de l’île.
Clin d’œil dans le sillage du Prix des Marins-Pêcheurs
La 1ère édition 2015 du Prix des Marins-Pêcheurs Guadeloupéens, récompensait un polar haletant de Karl Dazin, Sale eau de Montreuil, publié aux Éditions La Baleine.
La 2ème édition 2016 récompensait le roman de Mohamed L. Bouregat, Les Fiers, publié aux Éditions de L’Harmattan.
Ces auteurs sont soutenus et accompagnés pas des auteurs référents et engagés, tels que Georges Cocks, Max Jeanne, Max Ripon, Didyer Manette et bien d’autres encore, acteurs et promoteurs de la culture à travers le conte, la musique et le cinéma.
Créée en mai 2014, Paroles d’une Grande Terre est une association à but non lucratif dont l’objet est de favoriser l’accès à la culture, à la connaissance de l’autre et de croiser les imaginaires. Nos actions, disent ces fondateurs, sont destinées aux personnes situées à la marge des manifestations culturelles classiques, avec le souci constant de promouvoir la mixité culturelle et sociale. L’association organise des rencontres et des projections de sensibilisation et d’éveil où la parole est donnée, car le bâillon est pour l’homme qui dérange. Paroles d’une Grande Terre montre que le livre vivra tant qu’il y aura de la bonne volonté pour faire vivre le livre. Le livre a besoin de l’homme pour vivre et le livre apprend à l’homme comment vivre. Peut-on voir dans cette formule une nouvelle façon de récompenser encore d’avantages d’auteurs de tous horizons et que le prix littéraire ne reste plus un rêve inaccessible, à la main des grands édifices culturels ?
Georges COCKS
Secrétariat rédaction Colette FOURNIER
© Pluton Magazine 2017
https://www.parolesdunegrandeterre.net/
Crédits photos : Cocks Georges – Daniel Matias – Martin Buysse.
Merci à Georges Cocks pour l’interview! Merci à Pluton de la publier. Merci à Daniel Matias et tous les autres pour cette aventure inoubliable. Merci aux marins-pêcheurs pour leur lecture et leur choix.
« L’intervention singulière et émouvante de chacun de ces marins-pêcheurs, lors de la cérémonie officielle (…). Il fallait les entendre dire que le festival leur a permis de retrouver la lecture, malgré le manque de temps; que le roman est à la fois passionnant, réel et d’actualité; qu’il évoque la peine qu’on peut ressentir quand on est victime d’une guerre, qu’on a tout vu à travers ce roman; que le mal-être est partout, la guerre, la haine, la jalousie, l’amour, que ça se mélange, que certains s’en sortent bien, d’autres pas; que ça reflète la vie de tous les jours, que ça reflète les guerres à travers le monde, que ça relate ce qu’ils ont déjà vécu, ce qu’ils ont vu, que c’est une histoire qui pourrait arriver à n’importe qui, n’importe quand, que le roman était tellement poignant qu’ils ne sont pas parvenus à en décoller avant de l’avoir terminé. »