Écrit sous forme de petits chapitres aux titres annonciateurs, Le velours de l’enfer nous entraîne de Calais à Bangkok en passant par Paris et Venise. Camille, la protagoniste, est fleuriste spécialiste d’Ikebana et travaille avec Elisa et Éric. Camille entretient une relation avec Paul qui, lui, est au milieu d’un divorce. Paul tient une maison d’édition et arrange un passage à la télévision pour dynamiser le business fleur de Camille. Tout va bien jusqu’à ce que Doriane surgisse de nulle part. Sorte de fille mi-ange mi-démon qui peu à peu tisse sa toile autour de Camille et l’entraîne dans une relation ambiguë de dominée à dominante.
Le roman commence par un incident dans le nord de la France où Camille, excédée, pousse Doriane. Alors que le roman se déroule, on comprend mieux ce geste de Camille qui, pour échapper aux manipulations de Doriane, fuit à Bangkok où elle fait la connaissance d’un métis Thai-canadien, Mike, avec lequel elle passe une nuit.
Le roman est construit d’une façon singulière et Michèle Jullian tient le lecteur en haleine en jouant avec lui. Des informations arrivent par bribes et s’entremêlent dans l’histoire qui se tisse entre Camille et Doriane. La première chose qui saute aux yeux, c’est la structure du texte qui se singularise par la coexistence de petits chapitres et de passages en italique.
Camille est une femme fragile qui se laisse facilement dominer, mais contrairement à ce que pense son amie Elisa, elle en est consciente. Sa relation avec Paul n’est pas claire, ce qui n’a pas échappé à Doriane qui s’en sert à merveille. Doriane avec « e » fait bien sûr penser à Dorian sans « e » dans le Portrait de Dorian Gray, d’Oscar Wilde. Un prénom choisi sur mesure pour ce personne de Doriane et sa démarche de garçon, homosexuelle, vivant la nuit et ayant des problèmes avec l’alcool. Doriane est en effet une perverse narcissique qui tire son épingle du jeu dans ce trio ambigu qui forme peu à peu un cocktail destructif.
La structure du roman est à l’image des personnages que l’auteure met en scène. Camille navigue entre deux eaux (Paul et Doriane) ; s’y ajoute un contexte familial qui sans doute a forgé son caractère de soumise consciente.
« Entre Paul et Doriane, j’étais comme une feuille emportée par les bourrasques d’énergie alors que je recherchais calme et sérénité. Je n’avais pas voulu cette curieuse situation ambiguë entre deux volcans, Doriane ne m’avait guère laissé le choix, mais c’était une excuse de mauvaise foi de ma part, j’aurais pu quitter l’une pour retrouver l’autre et continuer de vivre dans l’attente à côté de Paul plus éditeur que jamais et plus excité par ses nouveaux auteurs que par moi ».
Doriane, telle une mante religieuse, tisse sa toile et enroule sa proie dans du fil de culpabilité. À la voir évoluer, elle ne fait jamais rien, ce sont les autres qui se mettent à disposition et elle en prend le contrôle mental.
Ce n’est pas la première fois que Michèle Jullian nous emmène en Thaïlande. Toute cette histoire se déroule dans un contexte politique tendu, mais si Mike apparaît comme un cheveu dans la soupe, ce n’est que pour servir d’alibi à l’auteure qui le charge de nous raconter les problèmes de ce pays, d’autant plus que son métissage lui permet d’avoir un œil extérieur. Il est à la fois l’étranger qui voit la Thaïlande de l’extérieur, et son autre moitié thaï attachée au pays lui permet de comprendre certaines choses.
Mais nous ne vous raconterons pas les 298 pages de ce roman fort intéressant, sans doute, pour un lecteur averti qui se laissera emporter par l’écriture dynamique et incisive de Michèle Jullian. Bonne lecture et excellente découverte.
Interview
1 . Pourquoi la Thaïlande ?
En tant qu’auteur, je suis une sorte de « dalang », maître des marionnettes du « Wayang Kulit », le théâtre d’ombres javanais. Je crée un scénario et des personnages. Il arrive cependant que ces personnages prennent – à mon insu – des libertés avec l’intrigue. Je les laisse faire avec une certaine indulgence. Je ne suis pas toujours décisionnaire.
« Pourquoi la Thaïlande ? ». Ce pays d’où écrit Camille n’était pas prévu au départ, mais je ne voulais pas la faire parler depuis le Japon, but ultime de son voyage d’étude sur l’ikebana, il me fallait un stop-over neutre, entre Paris et Tokyo. J’aurais pu choisir Singapour ou Kuala Lumpur, mais au moment où j’écrivais ce roman, le roi de Thaïlande agonisait, belle occasion pour raconter la fin du monarque dans l’hystérie collective de cette fin de règne. Mes romans sont toujours des fictions ancrées dans la réalité.
Arrivée à Bangkok, ce n’est plus le « dalang » mais Camille qui établit un parallèle entre sa propre soumission à Doriane « l’ange entre deux sexes » et Bangkok, la « cité des anges », soumise, elle aussi, mais à une junte manipulatrice.
Il faut toujours écouter ses personnages.
2 . Pourquoi Venise ?
L’évidence. Vous emmèneriez votre amoureuse à Béthune ? Paul promet à Camille – sans tenir parole – un week-end dans la ville des gondoles. Quasiment une coutume. Pour la petite histoire je suis allée souvent à Venise : avec mon premier mari, avec mon second mari, puis avec mon amoureux thaïlandais, et enfin seule. Facile de décrire l’atmosphère particulière de cette ville, celle où 2 filles amoureuses se regardent dans les miroirs glauques des canaux.
3 . Le thème « pervers narcissique » ?
Ce n’était pas le sujet de ce roman. Le « dalang » voulait une histoire d’amour entre deux filles. Camille en a décidé autrement, elle se sent tout de suite soumise à Doriane et se laisse envoûter par elle, et d’autant plus facilement que le séduisant éditeur la délaisse. Que serait-il advenu de ce couple féminin si la douce Camille avait accepté la folle proposition de Doriane : « partir loin pour ne jamais revenir » ? Mais voilà, Doriane veut tout et trop : l’absolu, l’osmose, la fusion de chair et de pensées, l’amour extrême. Tout ou rien. Et puisque Camille se dérobe, Doriane va l’utiliser pour parvenir à d’autres fins : celles de se faire éditer par Paul son amant.
Dans la vie de Doriane, une passion chasse l’autre, qu’importe les victimes qu’elle abandonne en chemin, Paul sera peut-être la suivante, qui sait ?
J’ai vécu des aventures proches de celles de Camille. Mariée à une « personnalité » de la télévision, propositions et tentations n’ont pas manqué. Être la « femme de », c’est parfois insuffler – malgré soi – à de jeunes comédiens ou à des auteurs en herbe, l’idée que vous pouvez être leur intermédiaire. Alors toutes les séductions sont permises. C’est un peu cela que je voulais aussi raconter.
4 . Paul, personnage « absent » ?
Pas « absent », défaillant parce que trop absorbé par ses ambitions d’éditeur. D’où l’impression d’abandon ressentie par Camille qui, elle, dès le début, s’était entièrement offerte à lui et rêvait mariage et enfants. Mais Paul a déjà donné, alors il n’est pas prêt à remettre le couvert.
5 . Une structure qui saute aux yeux ?
Le récit se mêle aux souvenirs « éclairés » par la distance et la connaissance des évènements a postériori.
6 . Les lecteurs vont-ils se perdre dans un récit compliqué ?
Dans la vie – la mienne en tout cas, et du coup dans mes romans – les pistes, les histoires, les rencontres, les possibilités se croisent, se chevauchent, se coupent, s’influencent. Le récit est capricieux comme la vie, jamais linéaire. Qu’est-ce qu’un roman sinon une fiction mêlée à d’autres fictions ?
7 . Pourquoi « Le Velours de l’Enfer » ?
Un super oxymore ! Deux mots contradictoires. Tout sauf le purgatoire. L’enfer, c’est la passion qui brûle, l’emprise qui mène à la soumission, éventuellement la perdition. Pour y succomber, il faut le velours des mots, l’enchantement des compliments, le charme fatal des flatteries et surtout un amour inaccessible proposé par Doriane qui cherche à entraîner Camille dans cet impossible. L’enfer brûlant peut aussi être glacé.
« Le Velours de l’enfer » est une pure fiction « inspirée » de faits et de personnages réels qui n’existent pas !
Michèle Jullian Rédactrice Grand Reporter, photographe et écrivain