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Corinne MENCÉ-CASTER
Sorbonne Université
L’ouvrage intitulé L’école, le dernier rempart ? Carnet de route d’un recteur en Outre-mer[1], publié aux éditions Jasor en janvier 2017 a été écrit par Stephan Martens qui fut recteur de l’académie de la Guadeloupe de décembre 2011 à décembre 2014.
Composé de treize chapitres et d’annexes remarquablement choisies – sept en tout –, le livre s’étend sur cent-cinquante pages, dont cent-onze pages de texte.
Dans un style élégant et didactique, non dénué par endroits d’une certaine veine polémique, Stephan Martens aborde de manière méthodique les questions structurantes de la réflexion sur l’école : la laïcité, l’autorité, les violences scolaires, les réformes, le rôle des syndicats.
Ce qui frappe de prime abord, c’est le caractère conjoint de la réflexion profonde et argumentée sur l’école en général et sur l’école en Guadeloupe, que mène Stephan Martens, réflexion étayée d’exemples précis, empruntés à des philosophes, des sociologues et des figures politiques, tels que, par exemple, Aristophane, Hannah Arendt, Jacques Julliard, Jean-Pierre Le Goff ou encore Vincent Peillon.
L’originalité de la démarche du recteur Martens consiste ainsi à montrer de façon presque systématique comment le fonctionnement de l’école en Guadeloupe, de par sa dimension souvent novatrice, pourrait constituer une source d’inspiration pour le fonctionnement de l’école partout en France hexagonale. C’est le cas, par exemple, de la laïcité. L’auteur explique comment le choix d’une tenue réglementaire, dans les écoles et collèges des académies de l’Outre-mer, a pu permettre de régler les problèmes liés aux signes ostentatoires : « cette solution bien adaptée, qui n’entache en rien les valeurs de l’école laïque a, bien au contraire, fait la preuve de son efficacité et a permis à ces départements où la spiritualité joue un rôle important et où se côtoient sans heurts ni signes ostentatoires, catholiques, protestants, juifs, agnostiques, adventistes, témoins de Jéhovah, évangélistes, adeptes du culte vaudou ou païens, de respecter les règles de la République et de créer dans chaque établissement un sentiment de cohésion et d’appartenance tout en gommant les différences sociales[2] ».
Il en est de même de toutes les initiatives qui ont été prises par le rectorat pour enrayer la violence dans les établissements scolaires de l’académie de la Guadeloupe, et dont les chefs d’établissement et leurs équipes administratives et pédagogiques ont assuré une mise en œuvre efficace : « Pour lutter contre les incivilités et les violences scolaires, nous avions finalement jugé nécessaire que l’académie s’investisse autrement, en initiant une reconquête de l’estime de soi. Nous avons ainsi organisé le 6 juin 2012 une journée « Sports de combat, arts martiaux et maîtrise de soi [3]» […] ».
Académie innovante où les problématiques les plus brûlantes posées par le système scolaire trouvent de nombreuses voies de résolution, la Guadeloupe est souvent présentée par le recteur Martens comme une académie qui, sans constituer nécessairement un modèle, est de nature à alimenter le vivier général de solutions potentielles pour l’ensemble des académies françaises. En ce sens, le caractère marginal de cette académie par rapport au centre que représente Paris se trouve être, aux yeux de Stephan Martens, un formidable atout, dès lors que l’on ne se concentre pas uniquement sur une approche chiffrée. Or, déplore-t-il, le dynamisme des acteurs académiques de la Guadeloupe, leurs démarches innovantes, leur capacité à affronter les problèmes et non à les contourner, ne sont pas toujours « reçus » à Paris, du fait des rapports parfois verticaux, établis depuis des années, entre ce qui reste le « centre » (Paris) et ce qui est encore considéré à tort, comme une de ses plus lointaines périphéries (la Guadeloupe).
On en vient ainsi à un des aspects importants et émouvants de ce texte : l’engagement sans faille du recteur Martens envers la cause « académique » guadeloupéenne qui trouve un puissant écho dans son implication totale à la cause de l’école « tout court ». Au fil des pages, on découvre, en effet, un homme d’engagement qui refuse de se laisser emporter par cette sorte de vague démagogique consistant à négocier en permanence avec les enfants et les adolescents, dans une sorte de co-gestion inavouable qui, en réalité, signe une démission. Avant d’être ludique, l’école, pour lui, se doit d’être un espace d’instruction et d’éducation ; avant d’être un simple facilitateur tenu de s’effacer devant le bon vouloir des élèves, l’enseignant doit être le pilier de sa classe, le garant de la pédagogie et un guide éclairé pour ses apprenants. Réhabilitant l’autorité qu’il ne confond point avec l’autoritarisme, Stephan Martens plaide pour une école qui retrouve le sens de ses valeurs fondamentales et ne renonce pas à la mission d’exigence qui est la sienne. En Guadeloupe comme ailleurs.
Avec des accents qui ne sauraient laisser insensible son lecteur, l’auteur, s’inspirant des écrits d’Hannah Arendt et des mises en garde qu’elle y a effectuées, lance un vibrant appel à l’ensemble des autorités institutionnelles et des acteurs académiques pour une prise de conscience décisive, enracinée dans l’action.
Une autre facette de Stephan Martens, révélée clairement dans son texte, c’est, en effet, d’être un recteur de terrain, qui prend l’initiative d’aller à la rencontre des différents acteurs, et en particulier, des chefs d’établissement, qui entreprend d’organiser des réunions bilatérales avec chacun d’eux, pour avoir une vision directe de leur réalité et de leurs difficultés au quotidien. N’envisageant aucunement de s’enfermer dans sa tour d’ivoire, cet Allemand d’origine va, au contraire, s’intéresser en profondeur à la vie des Guadeloupéens, à leur histoire douloureuse, à leur mémoire conflictuelle et à la manière dont tous ces facteurs pèsent sur le présent et risquent d’entraver l’avenir, si la Guadeloupe ne se réconcilie pas avec elle-même. Les quatre derniers chapitres du livre témoignent de cette incursion passionnée et respectueuse dans le passé de la Guadeloupe, à travers les failles de son présent (voir chapitre 10 « De la complexité d’être cadre en Guadeloupe[4]») et la circularité d’une mémoire trouée qui pourrait hypothéquer son avenir. N’hésitant pas à faire le parallèle avec son histoire personnelle qui se confond, au moins en partie, avec l’histoire tourmentée des relations franco-allemandes et le traumatisme du nazisme, Stephan Martens se projette dans l’histoire guadeloupéenne avec une empathie, respectueuse toutefois des opacités d’un passé dont le fil est difficile à démêler. C’est alors tout à la fois l’homme, le chercheur, l’enseignant et le recteur qui rassemblent leurs forces et leur énergie pour tenter de se forger un regard de l’intérieur, regard qui ne se contente pas de la surface des choses ni de jugements expéditifs pour embrasser ce qui pourrait bien s’apparenter à une énigme : le rapport du Guadeloupéen à son histoire, à son présent et à son avenir.
C’est précisément dans ce regard incisif qui parvient à saisir la complexité de la situation, sans préjugé ni condamnation, que se situe l’entier de la posture de Stephan Martens : une sincérité dans la quête de compréhension, une volonté de garder la bonne distance pour préserver l’opacité de toute relation fondée sur une forme d’altérité, un vrai lien à ce pays et à ce peuple dont il s’efforce de restituer les spécificités, sans propension au folklorisme ni au paternalisme.
La force de l’écriture de Stephan Martens consiste en cela : au détour des pages, se dévoilent des propos sans détour ni fausse affectation, une posture claire et tranchée face aux dérives de la démagogie ambiante, une passion pour l’école partout en France, et singulièrement en Guadeloupe.
Il est rare de voir ainsi un haut fonctionnaire de la République consacrer de si belles pages à un tout petit territoire, souvent tenu pour périphérique et sans grand intérêt. Il est encore plus rare qu’un recteur, en trois ans seulement, ait pu avoir une approche aussi pénétrante de ce qui fait l’âme d’un pays, sa grandeur et sa beauté, et qu’en une centaine de pages, il nous en restitue la substantifique moelle, sans jamais cesser dans le même temps de nous parler des grandes problématiques de l’école « tout court ».
Merci Stephan Martens !
À lire et à relire !
Corinne MENCÉ-CASTER
Sorbonne Université
Pluton-Magazine/2018
Secrétaire de rédaction: Colette FOURNIER
Notes:
[1] Stephan MARTENS, L’école, le dernier rempart ? Carnet de route d’un recteur en Outre-mer, Pointe-à-Pitre, Jasor, 2017.
[2] Op.cit., p. 23.
[3] Op.cit., p. 56.
[4] Op.cit., p. 77-84.