Par Michèle Jullian
.
.
« Parler de la sexualité des hommes travaillant dans l’industrie du tourisme dans le Sud-Est marocain ? Sujet délicat ! Si j’ose l’aborder ici, c’est que je pense me trouver personnellement à un carrefour intéressant : celui de la confidente, celui de l’investigatrice, celui de la lectrice et, aussi, avec une pointe d’humour, celui de la victime consentante.
Soulever le voile sur un problème aussi complexe, ne serait-ce pas faire preuve d’arrogance, surtout de la part d’une femme occidentale ? J’assume pleinement mes écrits justifiés par cinq années d’observation, d’écoute, de confessions et de témoignages. »
.
En tant que lectrice
.
J’ai parcouru de nombreux ouvrages et articles de chercheurs et anthropologues, traitant précisément de ce sujet. Entre autres :
.
- Corinne CAUVIN VERNER (AU DÉSERT, une anthropologie du tourisme dans le sud marocain, paru chez l’Harmattan. Plus articles écrits ou co-écrits pour les « Cahiers d’Études Africaines » et l’IMAF, (Institut des mondes africains), dont : « Le tourisme sexuel vu du Sahara marocain : une économie de razzia », « Anthropologie des échanges économico-sexuels », « Anthropologie du coup de foudre en situation touristique », « Du tourisme culturel au tourisme sexuel, les logiques du désir d’enchantement ».
- Paola TABET : « La grande arnaque : Sexualité des femmes et échanges économico sexuels » pour l’EHESS (École des hautes études sociales).
- Christophe BROQUA : « L’échange économico-sexuel », EHESS.
- Catherine DESCHAMPS : « La sexualité au cœur des échanges intimes », « Quand le sexe promis mais non donné est constitutif de la relation ».
- Christine SALOMON : « Rêve, sexe et sentiments : Quand les hommes veulent être le prix de l’échange », « Économie de plaisirs et échanges sexuels au Maroc », pour l’EHESS.
- Hélène CLAUDOT-HAWAD : « Sahara et nomadisme, l’envers du décor » (pour la Revue des mondes musulmans).
.
Quand a jailli l’idée de cet article ?
.
Dans mon inconscient tout d’abord, il y a un peu plus de quatre ans. Au cours de mon premier séjour dans le désert d’Erg Chebbi où je m’étais rendue à dos de dromadaire, un chamelier me fit cette étrange déclaration :
« Te reste plus qu’à acheter un dromadaire ».
J’avais adoré mon séjour sous la tente, de là à acheter un chameau ! L’innocente que j’étais n’avait pas réalisé que le chamelier parlait pour lui. Sans doute avais-je accepté ses compliments avec un peu trop de complaisance. Pour lui, c’était « dans la poche » !
Au cours d’un autre voyage dans le désert, je félicitai Zaïd, de l’auberge « Le Petit Prince », pour sa très sage conduite dans les grandes dunes de Merzouga. J’avais connu rodéos plus excitants dans le désert ! Il me fit cette réponse :
« Moi, je l’ai payé mon 4X4 ! Ce n’est pas le cas de beaucoup de jeunes chauffeurs » !
Plus tard, mon ami Youssef de Boutique Hôtel « Désert Villa », éclaira définitivement ma lanterne : « Presque 80 % des riads, auberges, maisons d’hôtes ou voitures 4X4 ont été payés, en partie ou en totalité, par des femmes occidentales amoureuses de guides ou de chameliers en “tagelmust” (chèche) » !
Donc, deux cultures s’observent, se séduisent, charmées l’une par l’autre, par leurs « différences » et plus !
Côté touristes : regards éblouis, prêts à succomber à l’exotisme du décor et de ses figurants « habillés » en « touareg ». Côté professionnels (guides, chauffeurs) : obligation de mener ces nouveaux « troupeaux » (hordes de touristes) au plus près de leurs rêves. Ou de leurs illusions !
Les guides, tous anciens nomades, se sont construit une image d’eux-mêmes à destination des touristes, dans une « mise en scène » de l’authentique : tentes en poils de chèvre, feux de camp, tam-tam et chants la nuit venue, gandoura bleue, chèche de 8 mètres de long et lourds bijoux aux doigts. Il faut bien répondre aux attentes des étrangères, pour ce que certains chercheurs appellent une « pseudo réactivation des traditions autochtones du passé ».
Quant au décor, peut-on rêver plus sublime endroit que le désert ? le Sahara, avec ses espaces infinis, ses dunes aux courbes sensuelles, la caresse de son sable sous les pieds nus, ses nuits étoilées et surtout le mythe de ses « hommes bleus » sur leur dromadaire… « Ces ex-nomades enturbannés et voilés pour ne laisser apparaître que leur regard farouche de guerrier touareg » !
.
.
L’anthropologue Hélène CLAUDOT-HAWAD nous ramène cependant à la réalité :
« Si les ancêtres des Touaregs sont bien des Berbères issus de tribus bédouines sahariennes, il n’y a pas « d’hommes bleus » au Maroc, les Touaregs ne sillonnent que les pistes d’Algérie, de Lybie, du Niger, du Mali et du Burkina Faso ».
L’illusion du « Touareg » s’envole, mais les idées reçues ont la vie dure, entretenues par les récits d’écrivains voyageurs d’une autre époque : Saint-Exupéry, Pierre Loti, Paul Bowles, T. E. Lawrence, Théodore Monod et autres exploratrices : Isabelle Eberhardt et Odette de Puigaudeau.
Aujourd’hui, les organisateurs de randonnées ont pris le relais des poètes et des philosophes : « Plongez dans l’inconnu pour trouver du nouveau », « Lâchez prise dans les dunes », « Rencontres hors du commun ».
Tout est soigneusement élaboré pour la grande aventure des globe-trotteurs venus de tous horizons et de toutes les couches de la société, avec − phénomène que je ne suis pas seule à constater − une majorité de « randonneuses », des femmes sans homme en groupes ou en solo, pour des tours à thème : spirituel, yoga et autre, ou à but associatif ou écologique.
Ne reste plus qu’à se « laisser aller hors des contraintes et de la routine de la vie occidentale ». Prêtes pour ce que Victor Segalen appelle « l’esthétique du divers ». Le géographe Jean-François Staszak est plus précis :
« Le voyage est une expérience du corps. La sexualité fait partie du déplacement touristique : désir de rencontre de l’Autre, envie de sensations nouvelles, réalisation de soi. Un exotisme qui aboutit finalement à l’érotisme ».
.
La femme en pays musulman
.
Selon la culture traditionnelle musulmane, « une femme appartient à son mari ou à ses frères ; si elle voyage seule, sans « marham » (gardien), alors, elle « appartient à tous » ! Comment, dans ces conditions, considère-t-on les femmes voyageant seules ou en groupe, et comment suis-je perçue − moi − voyageuse solitaire ? La réponse de Youssef fuse, pleine d’humour :
« Quand tu entres dans un endroit public fréquenté majoritairement par des hommes (cafés), on te voit comme une fleur rouge (qui attire le regard), et le premier qui t’aura remarquée ne laissera à personne d’autre le soin de te “cueillir” (de te draguer). Sex and money donc ! »
Jolie formule que je devrais, paraît-il, à mon allure de femme aisée et indépendante.
.
Argent, sexe et sentiments : quand les hommes veulent être le prix de l’échange.
.
Selon l’ethnologue Christine SALOMON, « Les randonneuses du désert recherchent émotion et intensité au cours de leurs circuits dans le désert. Se crée ainsi une complicité indispensable entre voyageuses et guides, complicité impensable avec les mêmes Maghrébins en France ».
Ces touristes prêteraient aux Bédouins des valeurs d’exception : courage, liberté et hospitalité, plus des attributs physiques perçus comme séduisants et « un langage du corps instinctif et animal », comme le souligne Paul Bowles.
Les trekkings sont de véritables ruptures avec l’univers quotidien et ses automatismes. Plongée dans univers inconnu, totale dépendance vis-à-vis des guides et chameliers, disponibilité mentale dans un contexte d’absolu anonymat lèvent toutes les inhibitions.
Corinne CAUVIN VERNER écrit :
« Lorsque je commençais mon enquête sur le tourisme au Sahara marocain, je n’imaginais pas être prise à témoin d’échanges sexuels, pourtant dès ma première randonnée, il apparut que trois femmes eurent une liaison avec chacun des trois guides qui encadraient le groupe, échanges répétés par la suite ».
.
Corinne CAUVIN VERNER, mariée, avec deux enfants qui l’accompagnaient au cours de ce voyage, avoue avoir été elle-même courtisée.
À suivre…
Qui sont ces randonneuses ? séductrices ou victimes ?
.
.
.
Par Michèle Jullian
« Voyager a toujours été une évidence depuis mon enfance : mariée, avec enfants ou pas, célibataire, amoureuse ou non, j’ai toujours eu soif d’apprendre. Pour le plaisir.
J’ai appris à travers le regard de mon objectif, avec une oreille toujours à la traîne, avec ma soif d’aventures, sans jamais me mettre à l’abri des coups de cœur ou des passions. Ils m’ont permis d’écrire quelques romans. J’ajouterai mon goût pour les langues (mandarin, thaï, indonésien. Pour le berbère je me suis contentée d’apprendre l’alphabet Tifinagh, celui des Touaregs).
Chaque voyage m’a ouvert – avant ou après – de vraies bibliothèques. Pas de voyages sans livres.
La soif d’apprendre s’entretient, la mienne est inextinguible. Pourquoi ? Juste pour le plaisir du savoir, bien plus jouissif que tous les alcools. « Michèle Jullian
.
Pluton-Magazine 2024