Par Dominique LANCASTRE
Pour Potomitan.
La lune était au rendez-vous, il n’y avait pas un seul nuage dans le ciel. Une brise légère faisait claquer entre elles les feuilles des amandiers. Des vagues venaient lentement s’échouer sur des galets. Ils avaient rendez-vous là où les pêcheurs au grand cœur leur jetaient des poissons en revenant de la pêche quotidienne au grand large.
Cependant, les poissons devenaient de plus en plus rares, au point qu’ils se déplaçaient inutilement. Ils se rabattaient alors sur des oiseaux, des petits lézards imprudents qu’ils faisaient tournoyer en l’air avant de leur briser la tête sous leurs petits crocs acérés.
Ils chassaient pour le plaisir, pour maintenir la forme et pour initier les jeunes à la capture de souris. Les trophées étaient disposés devant les portes en guise d’avertissement quant à leur utilité. Alors, ils attendaient avec impatience le matin que les maîtres et les maîtresses remplissent les gamelles de croquettes au goût divers. Ils se gavaient la panse et, après quelques lampées d’eau, ils allaient se reposer sous un arbre. Ils changeaient de place ainsi selon la chaleur et surtout pour délimiter leur territoire au cas un intrus s’aventurait par là.
La nuit était réservée aux histoires d’amour. On entendait des mâles se disputer pour des femelles ou des femelles en chaleur poussant des cris de grande intensité et de toutes catégories.
Ozi avait organisé cette rencontre avec tous les chats domestiques et les chats errants. Il comptait des ralliements jusqu’alors impossibles pour pallier un problème qui les concernait tous. L’augmentation des prix des aliments et surtout l’augmentation des prix des croquettes.
Il avait pensé que l’Union fait la force. Chats domestiques ou chats errants, il n’en reste pas moins qu’ils étaient tous des chats. La quantité de croquettes diminuait chez les chats domestiques, tandis que les chats errants n’avaient droit qu’à du poisson séché ou à des os de poulet sans viande. Les plats de cuisses de poulet étaient mis à l’abri dans les fours. Les poissons frits ne trainaient plus sur le plan de travail des cuisines. Ils veillaient pourtant. Dès qu’une cuisinière avait le dos tourné, ils visitaient les lieux, mais rentraient bredouilles.
La vie étant trop chère, chaque morceau de viande était précieux et il n’y avait plus de place pour le gaspillage. La faim se faisait sentir de jour en jour. Une situation qui ne pouvait plus durer. Il fallait réagir. La vie était devenue trop chère pour les maîtres aussi et entraînait des conséquences graves pour tous les chats.
Les chats errants avaient répondu à l’appel. Dirigé par un gros chat qui régnait en maître sur tout un territoire, que personne n’osait contester, Noirgris écoutait attentivement les demandes d’Ozi . Noirgris tel était son nom, ce matou pas toujours commode. C’était un chat gris tacheté noir, mais quand on regardait bien un chat noir tacheté de gris. Il était imprévisible, mais respecté dans tout le voisinage pour sa force et sa sagesse. Il avait mis hors combat plusieurs chats audacieux qui osaient s’aventurer sur son domaine.
Ozi comprenait que convaincre Noirgris de se rallier à sa cause serait difficile et qu’il serait nécessaire de faire des compromis.
Ozi prit la parole et n’hésita pas à lécher Noirgris dans le sens des poils.
« C’est un grand honneur que vous nous faites là. Oh, grand chat Noirgris le plus puissant et le plus imposant de tous les félins terrestres. Nous admirons tous et toutes ici ta bravoure et ta sagesse »
À ces mots, Noirgris ne pouvait cacher son contentement. Il pointa ses oreilles, redressa ses longues moustaches et remua la queue. Puis dit :
« Je te remercie, cher Ozi, pour la description détaillée que tu viens de faire de moi. Mais comme je peux vous venir en aide ? »
« J’ai demandé ton aide, ainsi que celle de tes amis, pour une question de solidarité. Le manque de nourriture nous concerne tous les deux. Je sais que vous chassez bien, mais ton domaine est la chasse. Si nous commençons à chasser, il n’y aura plus assez de proies pour vous. J’ai un plan pour que tout reste comme maintenant. »
« Je t’écoute », dit Noirgris
« Nous devons tous faire grève » dit Ozi
« Grève de quoi » répondit Noirgris
« Nous ne tuerons plus des souris. Les souris envahiront les lieux, perceront les sacs de maïs et se répandront partout. Nous resterons inactifs. Nous regarderons les souris passer devant nous sans bouger. Nous recommencerons à chasser que quand nos gamelles seront remplies »
Ozi dit :
« Vous ne chassez pas des souris tant que cela. C’est nous les chats errants qui font ce travail et pas toujours facile de courir après des souris ».
« Nous voulons des garanties. » dit Noirgris.
« Et puis en quoi laisser envahir des magasins par les souris va faire baisser le prix des croquettes. »
« Ce n’est pas grave » dit Ozi. « Nous voulons juste mettre le désordre dans ces magasins. C’est tout. Ils vont faire appel à nous pour régler la situation et ils vont nous distribuer des croquettes. »
« Et nous, dans tout ça ? » Dit Noirgris
« Vous aurez accès aux cuisines. Nous allons vous laisser champs libres pour dévaliser des cuisses de poulet, des poissons frits et autre viande grillée. »
Puis Ozi ajouta :
« Nous ne serons pas pointés du doigt, car nous ne mangeons que des croquettes et nous vous couvrirons. Vous serez prévenus de leur absence et les cuisines seront toutes à vous. »
Noirgris resta dubitatif un instant devant la proposition d’Ozi. Il fit des calculs dans sa tête. Et l’idée de laisser envahir les souris parcourut son cerveau. Puis il pensa aux cuisses de poulet, les poissons et les morceaux de viande grillée dans les cuisines. Il se lécha les babines rien qu’en y pensant.
Mais il ne comprenait pas non plus cette grève. Laisser courir des souris devant ses yeux pour récupérer des croquettes. Tout cela n’avait pas de sens.
Alors tu acceptes, dit Ozi.
Puis il ajouta :
« Tu dois apposer tes griffes sur l’arbre centenaire.»
Non loin de l’endroit où ils s’étaient réunis, l’arbre centenaire au tronc imposant se dressait.
Il faut faire trois fois le tour de l’arbre centenaire vers la gauche. Puis trois fois vers la droite et griffer l’arbre trois fois. Et l’affaire sera conclue. »
Noirgris reprit à haute voix.
« Trois fois à gauche, trois fois à droite, griffez trois fois. » Et dit
« C’est un rituel de chats domestiques. On voit bien que vous n’avez rien à faire d’autre que de manger, de dormir et d’instaurer des sottises. »
Ozi répondit :
« C’est très sérieux. Je veux tes griffes sur l’arbre centenaire. »
Noirgris accepta le rituel en ronchonnant. Pourquoi Ozi voulait- il à tout prix avoir ses griffes sur l’arbre centenaire.
Quelques semaines plus tard. Les souris commencèrent à envahir les maisons, les marchés, les boutiques de partout. Chaque soir, sous l’arbre centenaire, les chats domestiques et les chats errants se réunissaient pour se réjouir des dégâts.
Débuta alors le long règne du Seigneur des croquettes. Les problèmes ne faisaient que commencer.
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Par Dominique LANCASTRE
Pluton-Magazine