BERTHE MORISOT, FIGURE DE PROUE DE  L’IMPRESSIONNISME

PAR PHILIPPE ESTRADE AUTEUR CONFERENCIER

Issue de la grande bourgeoisie parisienne, Berthe Morisot a connu un destin exceptionnel en s’imposant comme la cofondatrice du mouvement impressionniste avec Édouard Manet qui devint d’ailleurs son beau-frère. Aux côtés de Renoir, Pissarro ou encore Degas, Berthe Morisot a impulsé ce nouveau mouvement pictural qui apparaît vers 1860 et qui bouscule les modèles académiques de cette seconde partie du 19e siècle. Jolie, intelligente, rebelle et indépendante, elle s’est vite éloignée du conformisme éducatif pour vivre ses passions. Son goût prononcé pour les couleurs douces et pastel suscita alors l’intérêt et l’admiration de ses amis. Disparue en 1895 à l’âge de 54 ans d’une probable congestion pulmonaire, cette figure de proue du mouvement impressionniste est entrée dans le panthéon des artistes éblouissants et irremplaçables.

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UNE ÉDUCATION SOLIDE ET SOIGNÉE

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Née à Bourges en 1841, la jeune Berthe a grandi dans une famille de la bourgeoisie aisée de province, son père était préfet du Cher, et c’est avec sa deuxième sœur Edma qu’elles parvinrent à peindre toutes les deux. Berthe fit d’ailleurs en 1865 le portrait d’Edma qui abandonna cependant ses pinceaux lors de son mariage en 1869 avec un lieutenant de vaisseau. Tiburce, leur frère, Berthe et ses deux sœurs ont reçu une solide éducation dans les meilleurs établissements parisiens.

Une instruction au cours Lévi et des cours de peinture

Berthe et ses sœurs seront solidement dotées d’une instruction de qualité alors que la famille se fut installée à Passy près de Paris. Elles fréquentèrent les cours de David Lévi, pédagogue réputé, mais leur mère avait également offert des leçons de peinture aux jeunes filles du foyer, dans le prolongement de l’intérêt que portait à l’art le père de famille. L’École des Beaux-Arts n’étant pas encore ouverte aux femmes, ce sont donc des cours particuliers que Madame Morisot offrit à ses filles avec le peintre Joseph Guichard, élève de Delacroix et d’Ingres. D’ailleurs, Joseph Guichard avait prédit le succès de Berthe dans la carrière de peintre et madame Morisot fit construire un atelier annexé à la maison de Passy. Achille Oudinot, peintre paysagiste, compléta la formation des jeunes filles et précisément de Berthe Morisot, future tête de proue de l’impressionnisme. Berthe et Edma reçurent aussi un enseignement de piano et de dessin, rien ne devait manquer à « mes bijoux », formule attendrissante de madame Morisot.

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DÈS LES PREMIÈRES EXPOSITIONS, UNE MAÎTRISE ASSURÉE

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Le traditionnel salon parisien de peinture et de sculpture refusa tellement d’œuvres en 1863 qu’un contre salon se créa, le salon des refusés qui se tint en mai 1863 dans douze salles du palais des Champs-Elysées sous l’impulsion de l’empereur Napoléon III et de l’incontournable Eugène Violet le Duc qui aspirait à une sorte de révolution artistique face au conformisme rigoureux de l’Académie des beaux-arts. Les sœurs Morisot préparèrent alors l’envoi de leurs premières œuvres au salon de 1864, après qu’elles se furent installées dans une ferme à Pontoise, sur les bords de l’Oise. Très vite remarquée, Berthe Morisot suscita un vif l’intérêt par la maîtrise des couleurs pastels et l’autorité du pinceau.

La rencontre artistique avec les Manet

En 1864, les sœurs Morisot présentèrent leurs œuvres et Berthe précisément « Souvenir du bord de l’Oise » et « Un vieux chemin à Auvers », mais c’est l’année suivante qu’elles purent côtoyer Manet qui fit scandale avec sa toile de l’Olympia, une travailleuse du sexe, présentée nue dans son boudoir. Elles se reconnaissaient dans ce regard du peintre qui fixe les réalités, dans cet idéal de saisir l’impression du moment. Des critiques d’art remarquèrent les Morisot, mais cela n’alla pas plus loin. En revanche en 1865, Paul Mantz, un critique de la « gazette des beaux-arts » vit de l’autorité, du sentiment et de la franchise dans la couleur et la lumière du travail de Berthe. Son talent éclate vraiment avec « Chaumière en Normandie » où le premier plan d’arbres laisse toutefois apparaître une délicieuse chaumière. C’est   au Louvre que les sœurs Morisot ont rencontré Édouard Manet qui fit de Berthe son modèle favori en 1868, mais aussi son élève. Ce coup de foudre artistique va réunir les familles Morisot et Manet qui, dès lors se recevront régulièrement.

Un chassé-croisé d’influences de style entre Morisot et Manet

Édouard Manet et Berthe Morisot s’influencèrent mutuellement et formèrent alors une ligne artistique forte qui marqua le début de la période impressionniste. Morisot fit preuve d’une grande liberté dans son œuvre « jeune femme à sa fenêtre » qui représentait sa sœur Edma. À son tour, Édouard Manet travailla sur un petit portrait d’Edma, une toile admise au salon de 1870, comme celui de Berthe « Madame Morisot et sa fille Madame Pontillon » Sur ce dernier tableau, Manet était intervenu avec abus pour corriger le visage de madame Morisot, irritée par la tête qu’elle offrit désormais. Manet avait une forte personnalité et une tendance à s’approprier

Berthe qui, par ailleurs n’appréciait plus ses interventions envahissantes.

Édouard Manet et Berthe Morisot, une relation insolite

Il s’agit bien d’une relation pittoresque et insolite. Peintres complices, amis très proches, peut-être amants ? Anne Higonnet, professeure à l’université de Columbia, a son idée bien tranchée : « je suis persuadée du contraire, et résumer leur complicité artistique à une passion romantique, c’est dénier à Berthe Morisot son intense vie intellectuelle » Pour Higonnet, Berthe Morisot mesurait parfaitement l’immense génie d’Eugène Manet, mais c’est bien elle qui l’a influencé avec une patiente infinie. Berthe qui avait momentanément laissé son atelier pour poser chez Manet, lui inspira en 1869 « Le balcon » où elle apparaît le regard profond, un peu perdu et sévère.

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L’ENGAGEMENT IMPRESSIONNISTE

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Morisot maîtrise parfaitement son art désormais et la voie impressionniste va finalement s’ouvrir et bousculer les standards de l’art et le classicisme académique. La guerre contre la Prusse éclata en 1870 et Manet, Degas et les autres s’engagèrent dans la Garde Nationale. Berthe, invitée à partir à Saint-Germain-en-Laye avec sa mère, rejoignit finalement Edma à Cherbourg, mais refusa de quitter la France. De Cherbourg, elle ramena à Paris alors bombardée des œuvres majeures, en particulier « Le port de Cherbourg » et « Femme et enfant assis dans un pré » Berthe Morisot commençait à fasciner ses camarades dont Edgard Degas. Du 15 avril au 15 mai 1874 se tint la Première exposition des peintres impressionnistes.

Morisot maitrise son art

Face à l’entêtement de sa mère à lui trouver un époux de très bonne famille, Berthe devint dépressive et souffrit d’anorexie. Alors que son atelier de Poissy fut bombardé, l’artiste se détourna quelque temps de son ouvrage pour continuer à poser pour Manet, cependant atteint de la syphilis et particulièrement déprimé et brisé par la guerre.  Morisot reprit enfin ses pinceaux, abandonna les tons sombres pour éclairer ses œuvres de couleurs claires, vives, pastel, et offrit « La petite fille aux jacinthes » puis « Jeune fille assise sur un banc » et enfin le célébrissime « Le berceau », visible au musée d’Orsay. Son talent exceptionnel et sa sensibilité artistique vont encore s’épanouir, notamment à Maurecourt sur les bords de l’Oise, dans la propriété de sa sœur. « Chasse aux papillons » en 1874 et « Cache-Cache » en 1873 vont marquer cette période et l’éclat de son immense talent. Eugène Manet, le frère de l’incontournable Édouard, venait parfois peindre à ses côtés en la courtisant.

À la tête du mouvement impressionniste

En 1873, dans une ambiance houleuse, le Salon officiel renonça à accueillir tous ces nouveaux peintres qui bousculaient alors le conformisme artistique. Mais déjà, Pissarro, Degas ou encore Monet avaient anticipé en signant une charte « La société anonyme des artistes peintres, sculpteurs et graveurs » à laquelle Berthe Morisot adhéra dès la mort de son père. Le mouvement impressionniste put ainsi, sous la hardiesse et la conduite de Berthe Morisot et Claude Monet, désormais considérés comme les créateurs du mouvement, prit définitivement son envol pour marquer l’histoire de la peinture de la fin du 19e siècle avec également Renoir, Cézanne et Pissarro,

Première exposition impressionniste

C’est boulevard des Capucines dans les salons Nadar, un écrivain à la fois  photographe, caricaturiste et aéronaute que s’est déroulée la première exposition impressionniste avec Berthe Morisot, la seule femme sur les vingt-neuf artistes présents C’était aussi pour Berthe Morisot une façon d’afficher son indépendance face à Édouard Manet qui bouda d’ailleurs cette exposition contestataire. Parmi les œuvres envoyés à l’exposition Nadar, « Le Berceau », « Le port de Cherbourg » ou encore « La Lecture » ont ravi et fasciné les visiteurs qui ont découvert la grande artiste et tous les autres peintres qui ont marqué la fin du siècle. Trois mille cinq cents visiteurs se sont bousculés boulevard des Capucines alors que le « Figaro » dénonçait les tendances révolutionnaires du mouvement impressionniste. En revanche, Louis Leroy s’est enthousiasmé dans « Charivari » un quotidien satirique où il s’est dit impressionné par « Impression, soleil levant » de Monet qui a essuyé les moqueries du milieu conservateur. « En voilà de l’impression ou je ne m’y connais pas » dira t-il. Le tableau de Monet donnera ainsi son nom à ce grand mouvement pictural, audacieux, nouveau, original et réellement flamboyant.

Morisot critiquée et moquée à son tour

Eugène Manet qui allait devenir l’époux de Berthe Morisot, frère de l’encombrant Édouard, soutint celle dont il était éperdument amoureux dans toutes les occasions où elle était moquée en tant que femme artiste et indépendante dans l’aventure impressionniste. La chronique raconte que Renoir dut aussi la défendre face à des quolibets parfois et des railleries diverses en présence de Pissarro qui administra un coup de poing au goujat alors qu’il eut traitée Berthe de prostituée.

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UNE RECONNAISSANCE INTERNATIONALE

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Artiste admirable, elle obtint même une reconnaissance internationale, cependant tardive. La famille Morisot possédait une maison à Bougival dans les Yvelines et y séjournait tous les étés avec Berthe à partir de 1880, puis ce fut Nice dès 1881. Justement de Nice, elle créa sur plusieurs formats « Le Port de Nice » huile sur toile visible à Dallas et « Plage à Nice » une aquarelle actuellement à Stockholm. Vers 1886, elle s’orienta vers la sculpture et réalisa en plâtre blanc un buste de sa fille Julie. Monet et Renoir ont alors encouragé Berthe à exposer chez Georges Petit, marchand d’art et galeriste.

Les capitales européennes exposent Morisot

En 1887, un groupe d’artistes indépendants et d’avant garde invita Berthe Morisot à exposer ses œuvres à Bruxelles, notamment « Le corsage rouge » actuellement à Copenhague et « Le Port de Nice » des œuvres  aux côtés de celles de Seurat et Pissarro. Dans ses dernières années, elle s’est orientée vers les nus réalisés au fusain et à l’aquarelle. « Jeune femme aux épaules nues » et « Bergère nue couchée » constituent des compositions majeures de cette période.Vers 1889, Berthe Morisot peignit beaucoup de jeunes femmes, dont « Sous l’oranger » puis en 1890 « Le flageolet » représentant sa fille Julie en joueuse de flûte.

Une reconnaissance contemporaine

Les spécialistes de l’art impressionniste au 19e siècle ont hélas classé Berthe Morisot certes comme une artiste talentueuse, mais dans un dessein de mièvrerie triviale, somme toute comme une artiste de second plan alors qu’elle fut une inspiratrice majeure de l’impressionnisme. Elle a été d’abord connue comme un modèle de Manet et non comme peintre, et sa reconnaissance contemporaine fut tardive. Une grande exposition s’est déroulée en 1987 au Collège Art Museum du Massachussets dans laquelle une rétrospective des œuvres et du génie de Morisot fut présentée à un public enthousiaste. Puis c’est à Washington, à la Galerie National of Art que le voyage de cette exceptionnelle exposition s’est poursuivie, toujours dans l’admiration et l’émotion générale.

Toutes les grandes métropoles ou capitales mondiales exposent Berthe Morisot dont Paris au musée d’Orsay. D’ailleurs, la récente monographie du musée d’Orsay a fait étape à Philadelphie, Québec, Dallas… Le musée Marmottan Monet lui a rendu hommage à son tour, comme pour rattraper le temps perdu, une erreur de reconnaissance d’une peintre à rebours des usages de son époque qui devint une figue majeure de l’impressionnisme. Anne Higonnet a le mot de la fin « La place de Berthe Morisot est enfin revenue celle qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être après sa mort »

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