[Dossier] La rationalité, la philosophie et les Arabes

Par Yassir MECHELLOUKH

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Histoire d’une pensée controversée et hétérodoxe

I) Les Arabes et la rationalité : Une relation conflictuelle ?

 

La rationalité dans la civilisation arabo-musulmane n’apparaissait pas, dès l’avènement et l’expansion de l’Islam, comme une évidence. La relation avec la rationalité semble avoir été, de tous temps,  conflictuelle. En effet, si nous devions penser la rationalité dans la civilisation arabo-musulmane, nous dirions qu’elle est d’une grande étrangeté.

Cette histoire est étrange d’abord au sens où elle nous est étrangère. Pour l’idée européenne qui prend racine à la Renaissance, l’histoire de la rationalité arabe ne peut être que déroutante. Il faut d’entrée de jeu se garder de penser la civilisation arabo-musulmane avec des mœurs européennes. Penser une telle civilisation, c’est la penser à partir d’un autre paradigme qui lui est propre.

Lorsque l’Islam commence à se diffuser, le Prophète Muhammad est rapidement perçu comme un maitre à penser, un guide, une force spirituelle. Sous ce rapport, bien que les interprétations qu’il a diffusées aient pu être rationnelles, la majorité des musulmans était loin d’être éduquée (au sens intellectuel et conceptuel, non au sens éthique et moral) lors des premières années de l’avènement de l’Islam.

A cet égard, la rationalité était, pendant une assez longue période, loin d’être une évidence. L’intérêt des Arabes pour le savoir s’intensifie après l’avènement de l’Islam. C’est tout un ensemble de productions intellectuelles qui voient le jour, aussi bien dans les domaines scientifique, astronomique, mathématique que médical.

II) La fondation de la philosophie arabe : Une effervescence intellectuelle sans précédent dans la civilisation arabe

 

En ce qui concerne la philosophie arabe (sur quoi nous insisterons), il faut dire qu’elle ne naît pas sui generis1. Elle est consubstantielle de préoccupations qui naissent après la mort du Prophète et qui concernent de façon plus globale ce qu’on appelle Al-‘Ilm2. Dès l’avènement de l’Islam, c’est tout un paradigme de la science qui est né et qui considère Al-‘Ilm (le savoir, au sens large et global) comme un pilier fondamental.

La philosophie arabe (falsafa en Arabe) est une partie constitutive d’une production générale des sciences arabes dans laquelle elle s’inscrit et dont elle n’est pas véritablement dissociable. Dans le sillage des Grecs, chez les Arabes, il n’y a pas une division de la connaissance qui distingue toutes les disciplines. Les falasifa (pluriel de faylasuf, philosophe) ont maintes préoccupations en ce qui concerne le champ général du savoir. La notion de ‘Ilm semble l’illustrer avec précision. On trouve dans un ouvrage Knowledge Triumphant : The concept of Knowledge in Medieval3 Islam l’analyse suivante :

Ilm est un des concepts qui ont dominé l’Islam et donné à la civilisation musulmane sa forme distinctive et sa complexion. De fait, il n’y a pas d’autre concept qui ait été, au même degré que ‘Ilm, aussi opératoire comme élément déterminant de la civilisation musulmane dans tous ses aspects. Cela vaut même dans le cas des termes les plus parlants de la vie religieuse musulmane comme, par exemple, le tawhîd, « la reconnaissance de l’unicité de Dieu », ou ad-dîn, « la religion » et bien d’autres qui sont utilisés avec constance et emphase. En profondeur de signification et en extension d’usage aucun de ces termes n’égale celui de ‘ilm. Il n’y a pas de branche de la vie intellectuelle du musulman, de sa vie religieuse ou politique, de sa vie quotidienne qui échappe à une attitude à l’égard de la « connaissance », comme « quelque chose qui a une valeur suprême pour l’être musulman ».

En effet, le terme ‘Ilm a une importance capitale. Il se trouve qu’il est tout à fait représentatif de l’esprit civilisationnel arabe. On trouve dans un certain nombre d’œuvres du Xème siècle, qui est la période la plus intense de la philosophie arabe, une attention toute particulière pour ce terme. Il revient dans presque toutes les œuvres de cette époque. La profondeur du ‘Ilm est telle que le terme semble absolument intraduisible.

La définition de ‘Ilm ne se limite pas aux sciences proprement islamiques bien qu’elles prétendent englober toutes les dimensions de la connaissance. Toutes les sciences, tous les savoirs, même les savoirs les plus pratiques font partie de ce champ du ‘Ilm. En somme, Al ‘Ilm est ce qui est appelé à guider toutes les aspirations du musulman.

On pourrait aisément rapprocher la notion de ‘Ilm à celle de Adâb. Al-Adâb4, c’est ce qu’on traduirait par la notion d’honnête homme5. L’honnête homme désigne l’homme bien éduqué, aussi bien moralement qu’intellectuellement, un homme qui a une formation pluridisciplinaire, un homme cultivé finalement. Al-Adîb (celui qui applique Al-Adâb) s’efforce de mener sa vie en se référant à la notion illuminatrice de ‘Ilm.

Cette notion est en même temps une notion globalisante, elle englobe tous les savoirs. L’intérêt des Arabes pour toutes les disciplines le démontre. Avicenne, philosophe et médecin du XIème siècle, écrit un ouvrage dont l’influence en Europe au Moyen-Age est considérable, Kitâb Al-Shifâ6, Le Livre de la Guérison. Dans cet ouvrage, Avicenne cherche à établir une conciliation entre médecine et philosophie, une dialectique entre la guérison du corps et la guérison de l’âme.

Ibn Sina (dit Avicenne), Al-Qanun fi l-tibb (le Canon de la médecine) Copié par Ibn Mahmud al-Mutatabbib (le médecin), Iran, 1447-1448. Paris, BnF.
Ibn Sina (dit Avicenne), Al-Qanun fi l-tibb
(le Canon de la médecine) Copié par Ibn Mahmud al-Mutatabbib (le médecin),
Iran, 1447-1448.
Paris, BnF.

La falsafa, qui n’est autre que le terme grec philosophia arabisé, court du VIIIème au XIIIème siècle. C’est une période d’effervescence sans précédent pour les arabo-musulmans. Sa particularité est, comme l’ont souligné des figures du XIXème siècle en France (en particulier Ernest Renan7) d’étudier un corpus qui, pour la majorité, est de source grecque.

Néanmoins, il ne faut pas faire l’erreur de croire que les falasifa n’ont été que des transmetteurs ou des traducteurs des sources grecques. Quelqu’un comme Averroès n’a pas uniquement été celui qui a éclairé la doctrine d’Aristote, il a été un commentateur qui a fait jaillir des idées nouvelles. La méthode du commentaire d’Averroès est loin d’être une méthode purement académique. Il ne s’agit pas d’expliquer un texte mais de juger de sa teneur rationnelle, de déterminer s’il n’y a pas un dépassement possible des idées soutenues par le texte.

Certes, les falasifa ont bien compris qu’il s’agissait de faire preuve d’une rigueur logique en étudiant le texte en substance. Il faut se garder de tomber dans une recherche systématique de conciliation avec l’Islam et sa jurisprudence, le risque étant de tomber dans une vision « islamo-centrée ». Averroès effectue tout un travail de réélaboration systématique si bien que ce qu’on lit en Averroès, c’est toute une histoire grecque d’analyses aristotéliciennes. Des analyses élaborées par un Averroès qui tire pleinement les fruits d’un texte dont les interprétations pullulent. Averroès analyse les textes d’Aristote à un moment où leur compréhension arrive à maturation.

III) L’origine de la falsafa : Le kalâm théologique

Initialement, ce n’est pas par la philosophie que les Arabes empruntent la voie de la rationalité mais davantage par un tournant « rationnel » de la théologie. Comme le souligne très bien Jean Jolivet

La philosophie naît deux fois en Islam : sous la forme d’abord d’une théologie originale, le kalâm ; sous celle ensuite d’un courant philosophique qui s’alimente pour une grande part aux sources grecques.8

Ce sont, en effet, les attaques des mu’tazilites9 qui conduisent les théologiens musulmans à légitimer le recours à une nouvelle science, celle du kalâm.

Cet élément est tout à fait important, les Arabo-musulmans avaient l’intention de se conformer fidèlement et pleinement à la voie tracée par le Prophète et les textes sacrés. Cependant, certains parmi les savants ont pris position et ont combattu les idées des mu’tazilites qui étaient clairement contraires à celles de l’Islam. La rationalité philosophique est donc née par l’intermédiaire d’une contrainte extérieure. Ce qui, de manière indiscutable, a des conséquences sur la place accordée à la philosophie en terre d’Islam. La falsafa et le kalâm finiront par entretenir, dès le XIIème siècle, des rapports conflictuels d’opposition.

Ainsi, les mutakallimun10 ont été appelés à considérer les sources grecques avec sérieux et minutie. De nombreux savants, bien que très fidèles aux idées islamiques, ont étudié avec profondeur l’Organon11 et la Logique d’Aristote, si bien qu’ils en sont devenus des spécialistes. Dans la tradition du savoir arabe, il y a cette habitude de lire les textes à des dizaines de reprises. On rapporte par exemple qu’Al Fârâbî12 aurait lu La Métaphysique d’Aristote près de 200 fois.

Cela est lié de façon évidente à la tradition d’apprentissage du Coran que les Arabes ont étendue à l’étude de toutes les œuvres. Les ouvrages incontournables, comme la Métaphysique (qui était au cœur des préoccupations des Falasifa), sont mémorisés par cœur. Certains mutakallimûn connaissaient aussi la Métaphysique ou la Logique par cœur.

En effet, les falasifa, en particulier ceux du IVème siècle de l’Hégire à Bagdad, se sont engagés dans une vaste entreprise de traductions des sages de l’Antiquité. Ils développèrent des méthodes propres afin de comprendre et d’analyser ces textes.

Quant aux mutakallimûn, ils sont présentés à plusieurs reprises, par Averroès, comme des marchands de vérité13. Il faut y objecter que la différence entre ces mutakallimûn et les falasifa est surtout une différence d’objectif. Les mutakallimûn ont étudié et analysé les œuvres des Anciens mais développèrent des méthodes d’analyse qui ne se séparent jamais des textes révélés. Pour ainsi dire, il est assurément excessif de les considérer comme des marchands de vérité. Les mutakallimûn ont construit une autre rigueur rationnelle qui tente de déterminer si, avec certaines œuvres philosophiques, il peut y avoir une cohérence rationnelle avec le système de pensée islamique.

La tradition arabe, dans les sciences, est fondée sur un approfondissement maximal des textes. La chaîne de transmission, et ceci est propre à la tradition arabo-musulmane, est notamment rendue possible par la délivrance de hijazât14 par des spécialistes. Ainsi, en lisant près de quarante fois la Métaphysique d’Aristote, Avicenne est devenu un spécialiste de l’œuvre. Il était pour le coup habilité à délivrer des certifications pour celui qui maitrise la Métaphysique.

Ceci dit, l’apparition du kalam qui introduit une sorte d’ouverture rationnelle dans l’histoire de l’Islam n’est pas pour autant proprement philosophique. Le kalâm nous renvoie aussi à l’impossibilité de le considérer comme une « théologie philosophique ». La philosophie antique et médiévale a cela de particulier qu’elle n’obéit pas à une méthode propre (comme la méthode cartésienne) mais à un système d’écoles (Ecole platonicienne, aristotélicienne, stoïcienne, etc.) qui reposent sur des doctrines spécifiques. La forme dialogique de Platon est en effet différente de la sobriété et de la limpidité du style d’Aristote. Ainsi donc, dans la philosophie antique et médiévale, il n’y a pas une méthodologie unique.

Le kalâm se donne pour référence un corpus proprement islamique composé de textes qui ne sont pas philosophiques mais qui sont révélés. Si le kalâm peut être considéré comme une science qui donne une impulsion à la philosophie chez les arabo-musulmans, elle n’a pas d’équivalent en matière de doctrine philosophique. Ce qui nous conduit à soutenir que, loin de s’opposer à la philosophie arabe, le kalâm se distingue manifestement de la philosophie proprement dite. Le kalâm, outre les controverses dont il fait l’objet, se réclame des sciences islamiques et non de la philosophie.

La traduction généralement admise en ce qui concerne ‘Ilm-al-kalâm est la « théologie dialectique ». Elle est en effet dite « dialectique » car elle repose sur une logique formelle implacable héritée de l’Organon. Cependant, bien que cette logique soit héritée d’Aristote, elle est employée parce qu’elle a fait l’objet d’études précises par les théologiens. Il a donc été admis que les principes de logique formelle introduits par Aristote sont en cohérence avec l’esprit du Coran. Il n’en demeure pas moins que cette discipline est fondée sur un cadre, celui des textes révélés (c’est-à-dire Coran et Hadith15). L’usage de la logique aristotélicienne ne demeure jamais que formel.

IV) La rationalité dans la civilisation arabo-musulmane : Esprit d’ouverture et probité intellectuelle

La devise d’Averroès, au XIIème siècle, sera celle-ci : on ne peut seul disposer de toute la vérité. C’est la suite de générations et la continuité avérée entre différentes cultures qui en donnent une image : « C’est un devoir pour nous, au cas où nous trouverions chez nos prédécesseurs parmi les peuples d’autrefois, une théorie réfléchie de l’univers, conforme aux conditions qu’exige la démonstration, d’examiner ce qu’ils ont affirmé dans leurs livres. Cette idée d’un vrai processuel à travers les générations et les cultures avait déjà été exprimée avec force par Al-Kindi.16

Détail de la fresque d'Andrea di Bonaiuto, Trionfo di San Tommaso d'Aquino (Florence, Sta Maria Novella, 1365-1368)
Détail de la fresque d’Andrea di Bonaiuto, Trionfo di San Tommaso d’Aquino (Florence, Sta Maria Novella, 1365-1368)

Cette devise d’Averroès montre combien les philosophes arabes ont éprouvé un désir intense de vérité. Ils ont certes pris l’Islam et ses traditions pour leur héritage mais se sont livrés avec force à l’étude des sources grecques. C’est dans un profond humanisme qu’ils s’adonnèrent à l’activité philosophique. En somme, les falasifa philosophèrent pour tous leurs successeurs, pour tous les honnêtes hommes qui se livreraient, un jour, à une profonde activité intellectuelle. La philosophie arabe s’inscrit, de facto, parfaitement dans notre patrimoine commun et universel. Elle prend part à notre héritage intellectuel européen. De cet héritage européen, il faudra se saisir pour comprendre que les femmes et les hommes du XXIème siècle sont appelés à vivre ensemble dans la voie de la véritable fraternité universelle.

  1. Expression latine qui désigne le fait de provenir exclusivement d’une chose ou d’une espèce
  2. ‘Ilm, terme arabe qui renvoie au savoir en un sens global et large. Un savoir global qui commande à tous les comportements et habitudes de vie et de pensée.
  3. Franz Rosenthal, Knowledge Triumphant : The Concept of Knowledge in Medieval Islam, Leyde, E. J. Brill, 1970, p.2.
  4. Al-Adâb est un concept arabe qui désigne le fait de se comporter avec respect, selon les bonnes mœurs, la bonne éthique. Se comporter avec une certaine élégance.
  5. L’honnête homme est, au XVIIème siècle, un homme d’une certaine culture et qui fait preuve d’un grand nombre de qualités sociales. Courtoisie et élégance sont les qualités qui décrivent son bon comportement. Cette notion d’honnête homme semble être, à tous égards, le pendant européen d’Al-Adâb
  6. Le Kitâb Al-Shifâ d’Avicenne, publié entre 1020 et 1027, est composé de quatre grandes parties (logique, mathématiques, physique et métaphysique). Les trois premières parties sont traduites en anglais, seule la quatrième est traduite en langue française. IV. La métaphysique du Shifâ (al-ilâhiyyât) : trad. Georges C. Anawati, Vrin, 1978-1985, 2 t.
  7. Ernest Renan est un historien intellectuel du XIXème siècle ayant travaillé sur la philosophie arabe et qui prétend que la tradition européenne ne doit rien à la philosophie arabe. Une idée qui semble avoir eu, en France, un écho retentissant.
  8. Jean Jolivet, Philosophie médiévale arabe et latine, Vrin, 1995, p. 407.
  9. Le courant mu’tazilite est un courant théologique qui prône l’usage de la logique, rapproche la philosophie grecque des textes sacrés et défend la thèse selon laquelle le Coran serait une parole créée et non révélée.
  10. Les mutakallimûn sont les théologiens qui pratiquent le kalam, c’est-à-dire une théologie fondée sur les interprétations rationnelles à partir des sources proprement islamiques.
  11. L’Organon est un terme générique qui désigne l’ensemble de l’œuvre logique d’Aristote. Ce terme ne vient pas précisément d’Aristote mais du doxographe Diogène Laërce dans son ouvrage Vies et doctrines des philosophes illustres, LGF – Livre de Poche, 1999
  12. Al-Fârâbî est un philosophe de la seconde génération, celle du Xème siècle à Bagdad. Il est le représentant par excellence de la philosophie politique arabe. Fondateur d’une école philosophique à Bagdad avec ses contemporains, il fut un prolifique commentateur des œuvres de Platon.
  13. Voir Ali Benmakhlouf, Pourquoi lire les philosophes arabes, Albin Michel, 2015, p.29
  14. Les hijazât sont des certifications délivrées par un maitre pour attester de la bonne maitrise de l’élève d’une œuvre ou d’un domaine spécifique de la connaissance.
  15. Les Hadith sont, dans la tradition islamique, des paroles et actes prêtés au Prophète Muhammad et à ses compagnons. Elles servent de référence pour une partie des musulmans (les sunnites, ceux qui suivent la sunna du Prophète, c’est-à-dire se conforment à ses actes et paroles). Leur force est garantie par l’isnad qui est la chaîne des transmetteurs des Hadith, c’est ce qui garantit leur fiabilité et authenticité
  16. Ali Benmakhlouf, citant Averroès, Discours décisif, trad.fr. Léon Gauthier, Sindbad, 1988, p. 13, in Pourquoi lire les philosophes arabes, Albin Michel, 2015, p.10

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