La dignité des détenus devant le Conseil d’État : entre espoir et dérobade…

 

 

 

« Ouvrir une école, c’est fermer une prison », disait Victor Hugo…pourtant, si la détention est effectivement un mal, c’est bien évidemment un mal nécessaire, du moins dans certaines situations.

 

Depuis de nombreuses années, les rapports, les décisions de justice, les articles de presse se multiplient pour dénoncer les conditions de détention en France[1]. Pourtant, rien n’est fait ou si peu, du moins pas suffisamment…

Comment expliquer les problèmes inhérents à la prison et leur gravité ? À ma petite échelle de maître de conférences des universités, j’organise régulièrement des visites dans les maisons d’arrêt qui acceptent de tels évènements. J’immortalise d’ailleurs régulièrement ces évènements en publiant, sur mon blog[2], les témoignages des étudiants sur cette expérience assez unique. J’ai également été un temps assesseur en commission de discipline dans une maison d’arrêt, mais ça, c’est une autre histoire…

Bref, régulièrement, je contacte les directeurs des maisons d’arrêt et j’organise ces rencontres. J’ai ainsi eu la chance d’organiser quelques visites à la maison d’arrêt de Fresnes, dont la dernière en 2015, ce qui nous avait permis d’échanger avec le directeur de l’établissement pénitentiaire de l’époque, notamment sur la surpopulation carcérale, les conditions de détention et la déradicalisation. Avant cette discussion, un surveillant nous avait emmenés « visiter »[3] les lieux. Ce qui marque le plus souvent les novices, c’est le bruit permanent, lancinant… Un œil plus expérimenté constate aussi que, parfois, certains quartiers sont soigneusement évités et que, si l’attention des étudiants est attirée sur la magnifique cour de promenade réalisée grâce à l’aide de l’association « Ensemble contre la récidive », ils ne voient pas une autre cour située juste derrière eux, où pullulent les rats et la vermine. Deux phénomènes peuvent être dénoncés concernant spécifiquement cette maison d’arrêt : la vétusté des lieux et la surpopulation carcérale. La prison date de 1898, comment la rénover alors même que les détenus sont déjà largement entassés ?

C’est donc sans surprise que j’ai assisté à la grogne, à la contestation, à la dénonciation, à l’exaspération quant aux conditions de détention à Fresnes qui se dégradent graduellement…

Cet été a d’ailleurs connu la fin – provisoire ? – de l’épilogue juridictionnel qui a conduit le Conseil d’État à rejeter les prétentions de l’Observatoire international des prisons[4] et ce, tout en permettant d’attirer l’attention sur une situation particulièrement préoccupante.

 

Les prémices

 

Dans cette affaire, tout débute par l’ordonnance du 6 octobre 2016, par laquelle le tribunal administratif de Melun a enjoint à l’État de poursuivre son effort, par tous les moyens utiles, pour éliminer la vermine dans la maison d’arrêt de Fresnes[5]. L’État avait reconnu cet état de fait tout en affirmant agir déjà suffisamment pour réduire les nuisibles à une population acceptable. Le représentant de la Chancellerie ajoutait néanmoins qu’il serait vain d’espérer assainir la prison, car la vermine est inhérente aux vieilles constructions et que dératiser une maison d’arrêt surpeuplée, c’est compliqué.

Selon le tribunal, il « y a lieu d’enjoindre à l’administration de poursuivre, dans les meilleurs délais, toutes les mesures nécessaires pour bétonner les zones sableuses de l’établissement et de reboucher les égouts par lesquels les rats peuvent s’infiltrer au sein de l’établissement et d’intensifier l’action de dératisation, notamment dans les parties de l’immeuble où la concentration des rongeurs est maximale ; que l’établissement pénitentiaire informera l’agence régionale de santé du résultat de ces actions »[6].

 

Quelques semaines plus tard, des recommandations relatives à la maison d’arrêt des hommes du centre pénitentiaire de Fresnes (Val-de-Marne) ont été publiées par la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté au Journal Officiel, le 14 décembre 2016, en application de la procédure d’urgence[7]. Les douze contrôleurs font état de violations graves des droits fondamentaux, notamment au regard de l’obligation incombant aux autorités publiques de préserver les personnes détenues de tout traitement inhumain et dégradant.

Pour la seule maison d’arrêt des hommes, le taux d’occupation moyen est de 188 %. Par ailleurs, les locaux sont inadaptés et les conditions d’hygiène désastreuses.

 

Cette situation a rapidement pris une tournure contentieuse avec une nouvelle saisine, par la Section française de l’Observatoire international des prisons, du juge des référés du tribunal administratif de Melun[8] afin qu’il ordonne aux autorités pénitentiaires et judiciaires de nombreuses obligations de faire, parmi lesquelles :

– mettre fin à l’encellulement à trois afin de garantir à chaque détenu un minimum de 4 m² d’espace vital dans les cellules collectives ;

– d’allouer aux services judiciaires et pénitentiaires de Fresnes les moyens financiers, humains et matériels et de prendre toutes mesures de réorganisation des services permettant le développement des aménagements de peine et de mesures alternatives à l’incarcération au bénéfice des personnes prévenues et condamnées afin de lutter efficacement et durablement contre la sur-occupation de la maison d’arrêt de Fresnes ;

– de prendre immédiatement des mesures décisives pour mettre un terme définitif à la présence des animaux et insectes nuisibles dans l’établissement …

Par une ordonnance n° 1703085 du 28 avril 2017, le juge des référés du tribunal administratif de Melun a partiellement fait droit aux demandes présentées par la Section française de l’Observatoire international des prisons et rejeté le surplus de ses conclusions.

 

Un arrêt mi-figue mi-raisin

 

La Section française de l’Observatoire international des prisons a alors demandé au juge des référés du Conseil d’État :

1°) d’annuler cette ordonnance en tant qu’elle n’a pas fait droit à certaines de ses demandes ;

2°) de délivrer de nouvelles injonctions à l’administration :

En effet, les conditions d’incarcération seraient de nature à porter une atteinte grave et manifestement illégale aux droits fondamentaux des personnes détenues, et notamment à leur droit de ne pas subir des traitements inhumains et dégradants, garanti par l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Deux normes, l’une générale, à savoir l’article 3 CESDH, et l’autre spéciale, issue de l’article 22 de la loi du 24 novembre 2009 pénitentiaire[9] consacrent la dignité du détenu.

À cette occasion, le Conseil d’État a affirmé :

« Eu égard à la vulnérabilité des détenus et à leur situation d’entière dépendance vis-à-vis de l’administration, il appartient à celle-ci […] de prendre les mesures propres à protéger leur vie ainsi qu’à leur éviter tout traitement inhumain ou dégradant afin de garantir le respect effectif des exigences découlant des principes rappelés notamment par les articles 2 et 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. » Plus encore, « [l]orsque la carence de l’autorité publique crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes ou les expose à être soumises, de manière caractérisée, à un traitement inhumain ou dégradant, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à ces libertés fondamentales, et que la situation permet de prendre utilement des mesures de sauvegarde dans un délai de quarante-huit heures, le juge des référés peut, au titre de la procédure particulière prévue par l’article L. 521-2, prescrire toutes les mesures de nature à faire cesser la situation résultant de cette carence »[10].

 

Ces mesures doivent en principe présenter un caractère provisoire, sauf lorsqu’ aucune mesure de cette nature n’est susceptible de sauvegarder l’exercice effectif de la liberté fondamentale à laquelle il est porté atteinte. Le juge du référé liberté peut également décider de déterminer à brève échéance, dans une décision ultérieure, les mesures complémentaires qui s’imposent et peuvent être très rapidement mises en œuvre. Dans tous les cas, l’intervention du juge du référé liberté est subordonnée au constat que la situation litigieuse lui permette de prendre utilement et à très bref délai les mesures de sauvegarde nécessaires.

Ainsi, il n’appartient pas au Conseil d’État, dans le cadre d’un référé liberté, d’ordonner des mesures d’ordre structurel, insusceptibles d’être mises en œuvre et d’avoir des effets à bref délai.

S’agissant des conditions de détention en cellule, le Conseil d’État relève l’existence d’un taux d’occupation de plus de 200 %, impliquant des encellulements à trois, la présence de nuisibles, ainsi que le manque de luminosité et l’humidité des cellules. Il estime que ces conditions de détention sont de nature à porter atteinte à la vie privée des détenus et de les exposer à des traitements inhumains et dégradants.

Toutefois, il juge que l’existence d’une atteinte grave et manifestement illégale à des libertés fondamentales doit s’apprécier en tenant compte des moyens de l’autorité administrative compétente et des mesures qu’elle a, le cas échéant, déjà prises. Il relève notamment qu’en l’espèce, l’administration n’a pas la maîtrise du nombre de mises sous écrou, qui dépendent de l’autorité judiciaire, et qu’elle a déjà engagé des mesures de désinsectisation et de renouvellement du mobilier. Dans ces conditions, il juge qu’aucune atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ne peut être retenue.

 

Tout en prononçant cette décision, le Conseil d’État se réserve le droit d’intervenir ultérieurement pour délivrer des injonctions à l’État, l’avertissement semble solennel et devrait ouvrir la voie à de nouveaux recours concernant d’autres maisons d’arrêts, Fresnes n’étant pas isolée…

 

Les solutions envisageables

 

Le fait d’exposer de la sorte des détenus à des conditions de détention portant manifestement atteinte à leur dignité pourrait-il justifier la saisine d’une juridiction pénale ?

La réponse est négative et ce, au moins pour deux raisons juridiques. Tout d’abord, l’infraction constituée par des conditions d’hébergement contraires à la dignité humaine, telle que prévue par le code pénal[11], est d’interprétation stricte. Les lois répriment le fait de soumettre une personne à des conditions d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine et « induisent comme contrepartie à l’hébergement, une forme d’exploitation de la personne hébergée en vue d’un certain enrichissement de l’exploitant des lieux, excluant ainsi la situation du détenu en milieu carcéral »[12]. Plus encore, le Code pénal rejette la possibilité de retenir la responsabilité pénale de l’Etat[13] et ce, d’autant plus que l’enfermement relève d’une prérogative régalienne liée à l’exercice de la justice.

 

En revanche, la saisine de la Cour européenne des droits de l’homme est plus qu’envisageable. Ainsi, celle-ci considère que « l’effet cumulé de la promiscuité et des manquements relevés aux règles d’hygiène (qui) ont provoqué chez le requérant des sentiments de désespoir et d’infériorité propres à l’humilier et à le rabaisser » doit s’analyser « en un traitement dégradant au sens de l’article 3 de la Convention »[14]. Pour autant, une telle décision, qui n’interviendrait que dans quelques années, n’aurait pas d’effet direct en droit positif, la Cour n’ayant pas la possibilité de délivrer des injonctions à l’État.

 

Finalement, il faudrait que l’État intervienne et adopte un plan d’urgence pour les prisons…effectivement et totalement appliqué !

Certes, à la fin de l’année 2016, l’ancien garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas annonçait un plan pour lutter contre la surpopulation carcérale. Toutefois, hélas, celui-ci n’a pas été mis en œuvre avant les élections…il ne reste qu’à espérer que la nouvelle ministre de la Justice, Nicole Belloubet, s’empare de ce problème et parvienne à rendre les conditions de détention dignes, que ce soit à Fresnes…ou ailleurs…

 

Mikaël Benillouche

Maître de conférences HDR des Universités

Directeur des Études de SupBarreau

Auteur de  Chronique d’un maître de conférences : Comment je suis devenu  enseignant en droit, Enrick B. éditions

@MikaBenillouche

Secrétariat rédaction: Colette FOURNIER

Pluton-Magazine/2017

 

 

 

[1] Voir notamment le rapport de la commission d’enquête sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires en France, créée en vertu d’une résolution adoptée par le Sénat le 10 février 2000 intitulé « Prisons : une humiliation pour la République » http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/004001531/index.shtml

[2] https://www.legavox.fr/blog/mikael-benillouche/

[3] Le mot est détestable.

[4] Conseil d’État, 28 juillet 2017, Section française de l’observatoire international des prisons, N° 410677.

[5] TA de Melun : 6 octobre 2016, ordonnance n°160816, Dalloz actualité, 6 oct. 2016, art. J. Mucchielli.

[6] Considérant n°6.

[7] http://www.cglpl.fr/2016/recommandations-en-urgence-relatives-a-la-maison-darret-des-hommes-du-centre-penitentiaire-de-fresnes-val-de-marne/

[8] En vertu des dispositions de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative.

[9] « L’administration pénitentiaire garantit à toute personne détenue le respect de sa dignité et de ses droits. L’exercice de ceux-ci ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles résultant des contraintes inhérentes à la détention, du maintien de la sécurité et du bon ordre des établissements, de la prévention de la récidive et de la protection de l’intérêt des victimes. Ces restrictions tiennent compte de l’âge, de l’état de santé, du handicap et de la personnalité de la personne détenue »

[10] Point 4 de la décision.

[11] Article 225-14 CP.

[12] Crim., 20 janvier 2009, Bull., n° 18.

[13] Article 121-2 CP.

[14] CEDH, Canali c. France, 25 avril 2013, requête n° 40119/09, § 53.

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