Entre les lignes (7): « Le palais des autres jours  » de Yasmine CHAR

 

 

Par Fatima CHBIBANE

 

 

Après avoir fait, en 2008, une entrée littéraire remarquée avec son premier roman intitulé La Main de Dieu, Yasmine Char récidive en 2012 avec  Le Palais des Autres Jours. L’écrivaine franco-libanaise a reçu une demi-douzaine de prix littéraires pour ce premier roman. Elle précise, par ailleurs, qu’elle a réussi seule sans piston et qu’elle est fière d’être publiée par une  si  prestigieuse maison d’éditions telle  Gallimard. Le palais des Autres Jours aborde deux thèmes principaux : l’émigration et l’amour Absolu. En effet, la romancière décrit avec force et finesse le sentiment d’amour fusionnel entre deux héros à peine sortis de l’adolescence et qui sont poignants dans leur détermination : un frère, Fadi et sa sœur jumelle, Lila. L’écrivaine va jusqu’au bout de l’émotion de ses personnages bien que les situations soient parfois à la limite du plausible. Yasmine Char dépeint leur départ  pour la France pour rejoindre leur mère qui les avait abandonnés à Beyrouth alors qu’ils n’étaient âgés que de huit ans, et leur vie dans ce pays. Paradoxalement, bien qu’ils soient français par leur mère, les jumeaux se sentent étrangers ; ils éprouvent un énorme sentiment de déracinement.

L’on apprend au début du roman que les jumeaux ont dix-huit ans , qu’ils sont nés d’un mariage franco-libanais et qu’ils quittent, comme cela avait été convenu avec leur tuteur, leur pays natal, le Liban. Un pays dévasté par la guerre et où ils ont grandi orphelins. Leur père est décédé d’un cancer et surtout de chagrin juste quelque temps après que son épouse s’était enfuie avec son amant. Les jumeaux  avaient alors été recueillis et élevés par leur oncle « un fidèle ennemi », deux tantes célibataires dépourvues d’expérience éducative et une grand-mère originale et aimée bien que tyrannique et manipulatrice. Ils vécurent ainsi dans une famille musulmane et fréquentèrent  l’école française laïque.

Lorsqu’ils arrivent à  Nancy pour rencontrer leur mère, les  jumeaux sont déçus en dépit de leurs bonnes intentions de paix avec eux-mêmes, avec leur passé et surtout avec leur mère. La rencontre avec cette mère particulière est loin d’être un succès. En effet,  la rencontre s’avère un fiasco qui n’a fait que creuser encore plus le gouffre qui séparait les deux enfants de leur mère. Et bien que la mère répète « ma fille » et serre Lila fort dans ses bras , la narratrice, Lila déclare tristement : «  je sentais son odeur d’étrangère, pas d’émotion particulière , une odeur qui ne me disait rien. Pareillement, j’aurais pu me jeter dans les bras de la première venue en respirant son parfum et l’appeler aussi maman parce que la coquille était vide, aussi creuse  que la somme  des souvenirs qu’elle nous avait laissés ». Malgré son jeune âge, Lila est consciente de la distance affective qui la sépare de sa mère et que le sentiment d’amour maternel chez cette dernière n’est pas sincère.

Quand Fadi, le frère jumeau, demande à sa mère les raisons de son départ, «La réponse tombe comme un couperet: Si tu poses encore une fois cette question, tu peux faire ton sac et t’en aller ».  Les jumeaux ne tardent pas à se rendre bien compte qu’ils sont étrangers à leur mère et réciproquement. Ils réalisent aussitôt qu’ils ne peuvent renouer les liens maternels rompus à l’enfance avec une mère indigne, une « femme incommode » et «  triomphante ». Lila ne pourrait aimer sa mère d’un amour de fille pour sa mère : c’est « une mère dans toute son impunité oubliant la plus élémentaire des prudences » et « une traînée qui avait tout quitté pour un homme ».

 

L’incommunicabilité et  l’incompréhension totale poussent les jumeaux à filer à l’anglaise pour aller à Paris. Dans la capitale, ils s’installent dans une chambre d’hôtel. Ils se sentent unis par leur amour exclusif en lequel Lila croit sans limite.

 

 

Exaltés par cet amour fusionnel, les jumeaux, qui sont très soudés et complémentaires, tiennent à réaliser leurs rêves d’autant qu’ils ont soif d’Absolu et que les mauvais souvenirs de la guerre et des combats sont loin d’eux. Ils tentent de trouver de la stabilité et de s’intégrer dans la société française. Malheureusement, la France connaît des déboires et des déceptions dans les années 90 avec les vagues d’attentats terroristes qui frappent violemment le pays. Et Lila, qui pense être  la « bâtisseuse »  qui « cimente » la vie,  ne parviendra pas à atteindre les buts qu’elle a fixés pour elle et pour son frère. Son amour possessif pour son frère s’effrite et s’amenuise peu à peu « parce que le mur invisible entre Fadi et moi était devenu si haut. Il me terrorisait. Il avait bouché l’horizon . L’autre bord constituait une menace». Fadi se retrouve « sur la mauvaise pente » pris dans le filet de l’engagement islamique alors qu’il passe son service militaire. Lila voit son frère comme volé, happé  par un monstre manipulateur « l’ami » que Fadi fréquente assidûment. Cette figure de mal a éloigné son frère et les a  définitivement séparés l’un de l’autre. . Cet « ami » n’inspire aucune confiance à Lila bien  qu’il  exerce sur elle une fascination étrange et la laisse avec des sentiments mitigés comme l’angoisse , la honte et le désir. Mais, pour faire plaisir à son frère et lui montrer qu’elle accepte de se sacrifier pour lui, elle finira par se donner  et se faire violer en la présence de Fadi par cet « ami » qu’elle juge autant attirant que destructeur. Ce qui l’éloignera définitivement de son jumeau. Face à ses désillusions « Je pensais qu’il finirait par revenir parce que l’amour serait le plus fort », Lila est désarmée et surtout ahurie par la lettre que son jumeau lui avait écrite,

L’auteur ne se contente pas de traiter le thème de l’amour des jumeaux ; elle ne cesse d’entremêler les fils du bien et du mal pour en faire jaillir la volonté des personnages de vivre et leur courage de lutter et d’espérer. Aussi, à l’opposé de l’ami, Yasmine Char met sur le chemin de Lila le personnage bienveillant de Yvan, le jeune étudiant qui est réceptionniste dans l’hôtel où vivent les jumeaux. Yvan tombe amoureux de Lila et décide  de l’épouser. Mais leur union  n’aura pas lieu à cause de leur différence religieuse.   On retrouve encore ce manichéisme dans l’histoire de Nour, la patronne libanaise de Lila. dont le mari Michel et leur fille Sara ont été kidnappés par des guerriers. Nour est la figure opposée à la mère de Lila ; elle est douce, gentille avec des gestes maternels ; elle montre beaucoup de bienveillance à l’égard de l’héroïne.

Avec une écriture fluide et sûre, Yasmine Char dresse, dans  Le Palais des autres jours, le portrait d’une Lila candide, inexpérimentée, pleine d’illusions, qui croit fermement en l’amour absolu et de sa lente séparation d’avec son jumeau. Le lecteur pressent, dès l’incipit, la rupture et  la perte de l’être adoré d’autant que l’héroïne vit dans une chambre d’hôtel. Ce qui n’est évidemment  pas  un lieu de stabilité . Lila paraît comme une personne forte car tous les événements se cristallisent autour d’elle . En réalité, elle est aussi fragile que son jumeau. Seulement, elle a eu plus de chance que son Fadi ; elle a fait de bonnes rencontres. Elle est envoûtante : elle séduit Yvan rapidement et attendrit Nour. Lila est très présente  tandis que son frère est souvent absent . Elle s’impose dans le roman non seulement par son caractère aiguisé mais aussi par  son combat et ses ambitions.

 

 

Pluton-Magazine/2017

Entre les lignes/2017

 

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