Laurent Baulieu, un certain regard: portrait d’un physicien qui aime contempler les équations

 

Par Elisabeth BOUCHAUD

 

Laurent Baulieu n’est pas venu me voir les mains vides. Il a vraiment réfléchi à ce que nous allions nous dire. Il n’est pas venu me raconter une histoire, son histoire. Non, il a élaboré une théorie, pesé arguments et contre-arguments, tenté de mettre ses déductions à l’épreuve de la réalité des faits. Bref, Laurent est un pur théoricien. Un physicien théoricien.

Sa théorie, qui a l’éclat de l’universel et l’élégance de la simplicité, pourrait faussement passer pour simpliste car elle tient en deux mots : « le regard ».  Le regard ? Le sien, en tout cas, semble fuser, enregistrer rapidement l’environnement, jauger ma capacité à suivre son raisonnement. Il y a dans son visage quelque chose d’étonnamment juvénile.

Comment est née sa vocation ? « J’étais sûr que vous me poseriez cette question ! » me dit-il joyeusement, comme si notre partie d’échecs commençait plutôt bien pour lui. Une des choses qui l’intrigue, enfant, est la façon dont l’eau s’ouvre à l’avant des bateaux. Il se demande comment elle se referme dans le sillage. « Et ce que faisait l’hélice sur l’eau, ou le vent sur les voiles. Sans parler du gouvernail ! Je pensais qu’il y avait peut-être là un mystère irrésolu. » Son grand-père a une jolie petite lampe électrique à dynamo, qui s’allume quand on appuie sur la poignée. « Ce qui m’a le plus frappé, ce n’est pas qu’il ignorait comment elle fonctionnait, mais qu’il avait beaucoup de mal à m’expliquer pourquoi il ne le savait pas. Je lisais son incompréhension dans son regard. » Nous y voilà. Laurent observe aussi les poutres s’enfoncer dans les murs, se demande comment on construit des plafonds qui ne s’écroulent pas sur la tête des gens. Il tente d’envisager le bout du monde, de voir par-delà le sensible. « L’œil, pour moi, était dans la continuation directe du cerveau, il en était l’organe essentiel. Sans vision, pas de compréhension !».

Peut-être toutes ces questions avaient-elles pour lui suffisamment d’importance ? En tout cas, il choisit la physique plutôt que la littérature, qui le tente aussi.

Élève brillant, Laurent ne ressent pas le besoin de travailler vraiment avant d’entrer en classes préparatoires, qui le conduisent à l’École Normale Supérieure. Pourquoi la physique théorique ? « Je pense que ma vocation s’est vraiment déclenchée à la vue de quelques équations dont je voulais comprendre le contenu conceptuel, bien au-delà des nombreuses applications qu’elles recèlent. » Contempler les équations, c’est donc courant ? « Prenez l’exemple de Paul Dirac (physicien et mathématicien britannique, Prix Nobel de physique en 1933, NDLR). Parfois, en plein cours, il s’arrêtait pour observer, dans un grand silence, « son » équation. Quand on lui demandait pourquoi il faisait cela, il répondait que l’équation en savait bien plus que lui sur elle-même… Et certes, il ne percevait pas l’ensemble des domaines où elle sert !». Cette contemplation n’est pas passive. Elle s’accompagne de mouvements imperceptibles de la pensée, d’extrapolations incontrôlables et fécondes. Laurent les corrèle à une découverte qui le fascine : celle des « cellules de lieu », qui ont été découvertes récemment dans une partie du cerveau appelée hippocampe, et qui encodent nos sensations visuelles, ce qui nous permet de nous repérer dans l’espace.

Il a bien fait, dit-il, de faire ce choix de la physique théorique. « Le domaine n’a cessé d’évoluer, d’une découverte profonde à une autre, aussi bien sur le plan théorique que sur le plan expérimental. Et puis, j’ai rencontré dans ce milieu de véritables artistes. » Des gens qui ont compté, ont accompagné les moments importants, les ont parfois suscités.

 

Après sa thèse, au début des années quatre-vingts, il part en « post-doc » à Harvard. « Là, j’ai été nettoyé des croyances franco-françaises ! » s’exclame-t-il. Il découvre aux Etats-Unis une société où il n’y a aucun pré-requis culturel. « De ce fait, on se sent beaucoup plus libre.  On n’a pas à se conformer à des modèles extrêmement rigides. »

 

À son retour, de ce fait, il se sent à l’étroit. Et puis, les sujets auxquels il s’intéresse ne sont pas à la mode en France. Coup de chance, cependant, ils intéressent aussi Raymond Stora, un physicien français établi à Genève. « Raymond Stora, on disait de lui : “ce type-là, tu crois qu’il est très fort, mais en fait, il est encore plus fort que tu ne crois”.  C’était un homme d’une grande droiture, à la fois indulgent et inflexible ». En 83, Laurent rejoint le Laboratoire de physique théorique de l’université Paris 6, mais passe beaucoup de temps au CERN (l’organisation européenne pour la recherche nucléaire, NDLR), à Genève, pour travailler avec Stora. Et aussi pour faire du ski. « Raymond m’a pris au sérieux, il m’a donné confiance en moi », dit-il avec émotion. « Malgré les différences de nos caractères, il y avait entre nous une espèce de tendresse. »

 

 

Une autre rencontre qui a compté est celle du mathématicien Isadore Singer « un des plus grands géomètres du vingtième siècle, récompensé par le prestigieux prix Abel en 2004. » Initié à la physique à Caltech par le grand Richard Feynman, Singer « a vu » les liens possibles entre la « théorie quantique des champs », qui combine l’approche quantique adaptée à la description de l’infiniment petit – les particules – et la relativité, qui gouverne l’infiniment grand – l’astrophysique et la cosmologie – et la « topologie » mathématique, qui s’intéresse à l’étude des déformations de l’espace. Or Laurent travaille précisément sur la théorie quantique des champs.

 

 

Ces rencontres sont-elles le seul fait du hasard ? « Oui et non », répond Laurent.  Je crois que j’ai eu l’instinct de choisir de bons sujets de recherche. Les rencontres se sont faites en suite au hasard, mais pas entièrement. La communauté des chercheurs qui s’intéressent aux mêmes sujets que moi est, au fond, assez petite. Cela rend les rencontres plus probables. Et puis, peut-être faut-il avoir une certaine aptitude à susciter la chance ! »

Sa science à lui, c’est en quelque sorte la description très mathématique du tout petit. « Regardez donc la vidéo « Powers of Ten » que l’architecte américain Eames a faite en 1977 », conseille-t-il. « On a aujourd’hui des précisions extraordinaires pour mesurer le tout petit ! Au CERN, on a des précisons de 10-27 s (le milliardième de milliardième de milliardième de seconde). Quand on arrive à de telles échelles, le temps est-il toujours une variable continue ? C’est une question qui me taraude depuis une dizaine d’années. On connaît les lois de l’univers entre 10-30 s après l’instant initial (seulement mille fois plus petit que le temps le plus petit dont nous venons de parler) et maintenant, c’est-à-dire 15 milliards d’années après.  À un moment donné, l’univers était plus petit que la plus petite particule élémentaire, et pourtant, il y avait tout dedans. On ne peut pas s’empêcher de chercher à comprendre comment ça marche. » Les réponses à ces questions « très concrètes » sont modestes, la grande construction de la connaissance humaine s’érige lentement :  « Depuis Einstein, qui a construit tout seul une bonne partie des fondations, chacun de nous apporte un grain de sable à l’édifice. » Et il y a du travail pour longtemps ! Laurent cite une phrase de Feynman qu’il aime beaucoup : « L’imagination de la nature est bien plus grande que celle des hommes. Elle ne nous laissera jamais nous reposer. »

 

Rédactrice Elisabeth BOUCHAUD

Pluton-Magazine/2017

Secrétaire de rédaction: Colette FOURNIER

 

 

Laurent Baulieu, Physicien, directeur de Recherche au LPTHE de Sorbonne Université, titulaire d’une chaire UNESCO et NYU Scholar, donnera une conférence grand public sur l’histoire du CERN au Théâtre de la Reine Blanche, le dimanche 5 novembre, à 18H30 :

« Histoire du Centre Européen de Recherche Nucléaire : comment une union bien née peut faire la force pour explorer l’inconnu »

Cette conférence décrit l’histoire du CERN – organisation européenne pour la recherche nucléaire – et son type d’organisation internationale efficace.

Elle explique son labeur persistant pour parvenir à des découvertes fondamentales concernant les mécanismes intimes de la nature et, en parallèle, à des avancées technologiques révolutionnaires, tout en restant rentable d’un point de vue économique. Cette méthodologie pourrait se généraliser, et permettre de résoudre d’autres questions importantes sur le long terme, telles que le climat, la malnutrition mondiale, l’accès à l’eau et, plus généralement, des questions technologiques de grande ampleur.

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01 40 05 06 96

 

 

 

 

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