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À l’occasion du Salon du livre de Paris , Entre les Lignes est allé à la rencontre de l’auteur et journaliste Philippe Triay pour son nouvel ouvrage La fin de l’insouciance, publié aux Éditions du Manguier en mars 2018. Il nous raconte.
« Je suis parti de l’image et de la métaphore du ‘danseur’. Qui est l’homme ou la femme noire, sachant que la communauté noire est complexe dans son ensemble, non monolithique. De là, je me suis livré à une libre interprétation de son vécu dans notre société, principalement la société française. D’où le titre. Car dans un tel environnement raciste au quotidien, avec ces multiples agressions physiques, psychologiques et symboliques, c’est bien de ‘La fin de l’insouciance’ dont on parle.
Et donc j’ai effectué un travail de décryptage du racisme, des discriminations et également de l’aliénation et des multiples paradoxes que cela entraîne chez la communauté dominée, comme l’auto-dénigrement, le rejet de soi, le ressentiment ou la haine. C’est une plongée psychologique dans l’âme de la victime du racisme. Mais aussi une immersion dans celle des dominants que je désigne comme les anciens maîtres ou anciens lyncheurs. C’est un récit à multiples tiroirs sur les problématiques du racisme, mais aussi du capitalisme, du colonialisme, des processus et de la psychologie de la domination.
Ceci dit l’ouvrage n’est pas un récit à thèse. Il découle de mon appréciation et d’une lecture personnelle et parfois intimiste de situations vécues ou auxquelles j’ai été confrontées. Il résulte de mes observations, de mes expériences et de mes nombreux voyages. J’ai voulu éviter en tout cas tout manichéisme et la facilité.
Le livre exprime parfois de la violence verbale mais je n’avais pas envie de sortir un livre banal ou convenu. Les étagères en regorgent déjà pas mal. Je ne voulais pas faire de la provocation non plus, mais tenter de faire entendre une autre voix, un autre style, pas ‘politiquement correct’, mais incisif et critique.
Comme au théâtre, le récit est divisé en actes, très courts pour la plupart. J’ai tenté de faire un travail sur l’écriture dans une perspective rythmique, comme pour un texte destiné à être scandé ou slammé sur une scène. »
Extrait de l’Acte 22
Le questionnement taraude. Comment en est-on arrivé là ? Ce questionnement est sans doute de tous les peuples dominés, réduits au néant de l’histoire, à l’oubli et au mépris permanent. Les Amérindiens, les Aborigènes, les peuples minoritaires d’Asie, d’Afrique, les Pygmées. Broyés. Exterminés. Même pas le temps de consigner leurs histoires. Balayé par un temps plus rapide, plus impitoyable et excessif. Muséifiés par les vainqueurs. Produits exotiques. Expositions coloniales. Arts premiers. Pillés. Violentés. Alcoolisés. Drogués. Enfants enlevés, déportés. Placés dans des institutions blanches. Civilisés. Martèlement des crânes à coups de concepts, dans une langue étrangère. Dans la froide logique de la certitude de la supériorité. »
Extrait de l’Acte 49
On ne comprenait pas la logique des danseurs, leur weltanschauung. Ce n’était pas faute de l’avoir étudiée. Anthropologues, ethnologues, sociologues, psychologues, politologues, médecins, théologiens, philosophes… tous s’étaient cassé le nez sur l’insondable psyché du peuple de la danse. Leur âme profonde demeurait muette et indicible. Reliée à un ensemble d’inexplicables puissances cosmiques et telluriques. Un entrelacs de forces souterraines constituait leur être, forgeait cette densité particulière et unique. On la retrouvait chez tous les danseurs. C’était leur marque de fabrique, leur ADN impérissable.
Les anciens lyncheurs et maîtres pestaient devant cette variable inconnue. On perdait du temps. Il fallait rentabiliser. Tout le temps. Jour et nuit. Produire, encore et encore. Vite. Toujours plus vite. Consommer. Extraire. Fouiller le sol, les mers, l’univers. Faire du fric. Accumuler. Vendre, exporter, développer, revendre. Remplacer. Toujours plus de fric. Toujours plus d’armes aussi. Toujours plus de morts. Toujours plus vite. Les danseurs ne faisaient pas partie de ce plan. »
Pluton-Magazine/2018
Entre les lignes/2018
La fin de l’insouciance
« Nos corps dansaient au bout de leurs cordes. Ils amenaient leurs enfants nous regarder. Nos cous désarticulés béaient dans la nuit noire. Ils riaient. Ils buvaient. Ils bâfraient. Leurs femmes gloussaient. C’était un bon spectacle. Pendus, ils nous châtraient, parfois. Et un sang noir dégoulinait le long de nos cuisses inutiles. »
D’origine martiniquaise, né dans le sud de la France, Philippe Triay est depuis 2005 journaliste à France Ô, la chaîne du groupe France Télévisions dédiée aux Outre-mer, où il traite principalement de thématiques culturelles. Il a publié en 2015 un essai sur les écrivains martiniquais Aimé Césaire et Frantz Fanon (« Pour une lecture fanonienne de Césaire », éditions Dagan, Paris), ainsi que « Barbaries » en 2016 aux éditions du Manguier, un recueil de poésie illustré par le peintre guadeloupéen Romain Ganer.