Les violences du refus: esclavagisation et réparation

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Par Professeur Hanétha Vété-Congolo

Hanétha Vété-Congolo

Professor of Romance Languages and Literatures

Bowdoin College, Maine, USA

 DOSSIERLa France fut une « puissance coloniale » et « un des grands pays esclavagistes du monde 2». Depuis 2001, la République française reconnaît que la traite négrière et l’esclavagisation3, telles que des pays européens les ont conduites du XVe4 au XIXe siècle, constituent un crime contre l’humanité5. Cette déclaration étatique a provoqué des attitudes réactionnelles sous forme d’acrimonieuses objections de la part de groupes constitués, de politiques6 et de particuliers qui les ont abondamment manifestées par les divers moyens de communication classiques et nouveaux. À chaque fois, les récriminations avancent de similaires arguments dont les plus emblématiques sont sans doute contenus dans, « La traite, un crime contre l’humanité ? 7». Systématiquement, sont brandis les arguments selon lesquels l’expression « crime contre l’humanité » est anachronique, « L’esclavage ne se réduit pas à la traite européenne », « l’esclavage contemporain » doit être pris en compte et « La loi divise les Français ». Entend-on de même que « les auteurs des crimes … sont morts depuis belle lurette », « La plupart des Français de métropole n’ont dans leur passé familial aucun rapport avec la traite atlantique tandis que la plupart des Français d’outre-mer métissés descendent tout à la fois d’esclaves, de propriétaires d’esclaves…. », les ouvriers agricoles français de l’époque féodale étaient moins bien traités que les Africains esclavagés, et « La traite atlantique a seulement été possible parce que, sur les côtes du golfe de Guinée, des chefs africains se montraient désireux de vendre leurs propres esclaves aux navires de passage 8». Et puis, l’on soulève aussi des questions, qui, en ce qu’elles édifient sur ce qu’elles recèlent de significations épistémologiques, doivent être relevées : « Faut-il en conclure, selon une morale aux relents discriminatoires et racistes, que l’esclavage et la traite sont des péchés mortels de la part des blancs européens et des pratiques anodines dès lors qu’ils sont pratiqués par des Orientaux ou des Africains 9? » Ici, la morale de ceux qui qualifient l’esclavagisation de crime contre l’humanité est jugée et ils sont accusés de commettre une offensive contre « les blancs européens ». Cette attitude insolite et vive face au passage de la loi s’est enflammée à l’introduction de demandes de réparations officielles10 par des particuliers et organisations constituées11 des descendants d’esclavagés12. Elle se nourrit et s’enfle aussi d’un procédé nomenclatural sensationnel, une sorte de casuistique langagière débordant sur le religieux voire le biblique, alludant à l’affliction. C’est ainsi que, toutes les fois où, dans la société française, se tient une discussion sur l’esclavagisation américaine menée par l’Europe et sur la question des réparations s’ensuivant, des groupes et particuliers majoritairement blancs, répondent aussi en usant d’expressions comme « repentance », « ressassement », « culpabilité », « pénitence » ou « concurrence mémorielle ». Tout comme la nomenclature, les arguments mis en avant sont de nature à semer la confusion car ils tendent à amalgamer des incomparables et des contraires et à susciter l’émoi au détriment de la raison critique. Au moment de l’abolition de l’esclavagisation, l’on avait déjà vu les esclavagistes des colonies françaises user de tels procédés référant à l’émotion et au cataclysme biblique pour les colonies afin de convaincre l’État d’inclure, dans la déclaration d’abolition, une clause concernant leur indemnisation13. Selon les arguments aujourd’hui avancés par les contempteurs de toute discussion soulignant la part destructrice prise par la France, figure le fait que « l’esclavage » en soi ne se réduit pas à la traite européenne. Cependant, l’esclavagisation américaine particulière, l’une de celles visées par la loi Taubira, se réduit à une intention et une exécution exclusivement européenne. Encore, « l’esclavage » dit contemporain qu’il faudrait prendre en compte dans le traitement de l’esclavagisation américaine est à lui seul une question entière. Il concerne, soit, le champ esclavagiste, mais ne s’apparente aucunement à l’esclavagisation américaine engageant la déportation de masses de communautés d’un même lieu, l’Afrique, en un autre, les forces étatiques et représentantes des peuples européens y prenant part et l’encadrement juridique qui définit l’être humain esclavagisé comme « bien meuble ». En outre, l’implication de certains chefs de communautés africains, réelle, n’opéra pas en dehors d’un rapport de force dominé, à leur avantage, par le pouvoir des Européens. Enfin, il faut noter que, les criminels étant morts depuis belle lurette, les gains obtenus de leur crime vivent dans la passation générationnelle et procurent donc vie aujourd’hui, au pouvoir et à l’action criminels qui leur ont donné naissance. Ainsi, souffrant la rectification par l’argument comme le fait Pierre Serna14, ce complexe d’arguments d’objection à la demande de justice réparative, grave dans son contenu et son principe, convie à l’interrogation sur l’attitude en soi des objecteurs, ses raisons et son sens. Pourquoi ces déportements systématiques de la question précise sur l’Europe vers les lieux orientaux et africains ? Pourquoi un pareil acharnement à en appeler à la confusion entre des formes et principes différents des « esclavages » et un tel pathos et emportement lorsque l’on estime qu’une remise en cause est formulée à l’encontre « des blancs européens » ? Pourquoi a-t-on aujourd’hui recours, comme le firent en leur temps les esclavagistes, à une stratégie visant la morale de ceux contredisant l’injustice et réclamant la justice ? Dans le contexte d’une loi tardive mais au potentiel réparatif et de demandes subséquentes élevées par des citoyens se percevant comme victimes, que peut bien vouloir signifier pour l’ethos français contemporain un tel pathos déclaré ?

Étudier le « blanc »

Avant que, avec la traite négrière, l’esclavagisation fut prise par la France pour un crime contre l’humanité, elle fut surtout, « un des fondements essentiels » de « la politique coloniale (que la France suivit) durant deux siècles 15» et une « pièce officielle de la politique coloniale française 16». Selon Voltaire, qui répond à la caractérisation duelle que Rousseau propose de l’être humain, sauvage et civilisé, « Les grands crimes n’ont guère été commis que par de célèbres ignorants. Ce qui fait et fera toujours de ce monde une vallée de larmes, c’est l’insatiable cupidité et l’indomptable orgueil des hommes, … »17. Voltaire présente donc une partie de la vérité concernant les perpétrateurs du crime contre l’humanité, qui furent animés d’un considérable esprit de lucre et d’une redoutable vanité raciale. La mise en application de cette disposition morale a semé le trouble et provoqué des désordres dont les répercussions, matérielles et immatérielles, ont traversé les siècles. En effet, par leurs seules volonté et action autoritaristes et mués par la rapacité et une auto-perception unanime engageant la vision d’une identité raciale transcendantale, des membres de pays européens de même que lesdits pays, tels que l’Espagne, le Portugal, l’Angleterre, la France et les Pays-Bas, auront contraint à l’existence commune mortifère mais inextricable, dans des lieux américains subissant colonisation et esclavagisation, ceux qu’ils ont ontologisés catégoriellement, « nègres » et « blancs ». Le substrat et les conséquences métaphysiques et psychiques de la relation entre ces deux parties, telle que cette relation fut texturisée par le contexte colonial et esclavagiste, ne sont à ce jour pas transcendés. Ceci est dû à la nature inhumaine des pensées et des actes qui y ont été articulés, atteignant durablement toutes les profondeurs, directement et indirectement, pour se retrouver sous des formes diverses dans le monde contemporain. La colonisation et l’esclavagisation ont créé un problème et il est fondamentalement humain. Un aspect de ce grave problème humain concerne les profondeurs atteintes en blessure du fait du désordre moral causé par ledit problème. Si en effet, l’esclavagiste est ignorant, il est un paramètre qu’il n’ignore pas : le sens de ses pensées et de ses actes. C’est que, en effet, il est en pleine conscience de tous ses faits et gestes dont les conséquences ne lui posent aucun état d’âme, c’est-à-dire que, parce qu’il est conscient du monde, conscient de son être-dans-le-monde mais aussi de celui de l’Autre, il nie toute « …possibilité qu’une autre réalité humaine projette comme sa possibilité 18». Ici, nous le nommons « le blanc esclavagiste » ou « l’esclavagiste 19», celui qui ordonnance pour la (sa) postérité en toute conscience, la conscience étant, « le noyau instantané de (l’)être 20».

Les actions menées dans le cadre colonial et esclavagiste ont engagé une forte activité psychique faisant découler des actes très singuliers de la part de leurs perpétrateurs, activités psychiques et actes systématiques qui forment un comportement et « une attitude humaine pourvue de signification 21». Révélatrice de sens, cette attitude, n’a jusque-là fait l’objet d’aucune analyse critique systématique pour tenter de saisir la nature intrinsèque de l’intime qui aura pu commanditer de telles actions à la suite de pensées du même ordre. En tant qu’acteurs principaux, centraux et actifs de la colonisation et de l’esclavagisation, les esclavagistes en sont de ce fait excentrés de sorte que les angles de vue et les vues elles-mêmes parviennent à une évaluation diminutive ou modérée de leur implication. Hormis des considérations en sciences politiques qui ont tendance à ennoblir et à enrober les actes de la qualité de sérieux au nom de la géopolitique, il n’y a en effet pas d’études systématiques et abondantes en sciences sociales et humaines, dans les domaines de la philosophie, la psychologie, la psychanalyse, de l’anthropologie, de l’ethnologie, et de l’ethnographie qui accordent une attention minutieuse et systématique aux faits et comportements des membres de ces pays en tant que groupe constitué dans le contexte esclavagiste. En d’autres termes, l’on a souvent discouru sur la « cupidité » de l’esclavagiste car cela ne met en relief que la doctrine matérialiste qui l’anime. Une telle accentuation finit par présenter un esclavagiste dont les dispositions ne sont que vénielles car seulement fondées sur l’ambition propre au comportement humain. L’on s’est gardé d’aborder sérieusement et systématiquement la question de « l’orgueil » car cela intime nécessairement une considération métaphysique qui réfère au profond qui régule les ordres de pensée et les actes pour dévoiler l’être. Pourtant, de tous bords, ceux qui ont subi colonisation et esclavagisation ont été et font l’objet d’abondantes études systématiques qui les placent au centre de l’histoire coloniale au point où, en matière de colonisation et d’esclavagisation, le groupe des affligés est intimement associé aux matières ethnographiques, anthropologiques, sociologiques ou psychologiques. Ceci est tant que, à l’entente du terme « esclavagisation », l’esprit commun a plutôt tendance à penser que des « Africains ont été esclaves » et non que « des Européens ont esclavagisé ». Lorsque l’on ne tente pas, de facto, de démontrer la mineure valeur psycho-anthropologique des faits « nègres », l’on tente de saisir les répercussions morales et mentales qu’ont pu asséner colonisation et esclavagisation et qui pourraient expliquer tel ou tel comportement que l’on dit avoir relevé de communautés qui en sont issues. La stratégie est celle d’une focalisation extrême sur le fond intime et le comportement de l’Africain. L’on tente aussi de saisir le rapport que la descendance des esclavagés entretient avec ses ancêtres. (Se) questionnant ainsi (sur) l’Africain, la visée est l’établissement de la vérité sur lui, c’est-à-dire, le dévoilement de son être et de son non-être. En somme, l’angle de vue pour l’Africain fut celui de l’existentialisme, une instance qui peut permettre de le fixer paradigmatiquement. En large partie, ceux issus d’Africains déportés dans l’Amérique esclavagiste ont fini par se voir par l’optique de ces décryptages dont l’une des missions fut de leur dire ce que signifie et est le « noir », moralement et psychiquement22. En revanche, comme souligné, la part assumée par le colonisateur et l’esclavagiste est souvent abordée par l’angle purement historique, économique, juridique ou politique, des champs de recherches académiciennes considérés comme sérieux et objectifs. Syllogistiquement, l’on n’a pas entrepris de comprendre le rapport que la descendance des colonisateurs et esclavagistes entretenait avec ses ancêtres alors que ce sont ceux-là qui organisent et ordonnancent pour elle son monde à venir et bien des modes de pensée qu’elle pourra observer à son époque donnée. En ce que justement, ladite descendance a hérité de repérables modes de pensée élaborés durant la période colonio-esclavagiste et qui constituent pour elle un mécanisme reflexe, conscient ou inconscient, surtout lorsqu’il s’agit de relation inter-raciales impliquant « nègres » et « blancs », nous l’appelons ici, « blanc colonial ». Le blanc colonial n’est pas un acteur d’actes esclavagistes survenus entre les quinzième et dix-neuvième siècles. Cependant, comme cela était le cas hier, aujourd’hui, directement pour certains, indirectement pour d’autres, il bénéfice de l’appareillage multiforme que ses ancêtres esclavagisants ont intentionnellement mis en place pour lui assurer un bien-être matériel économico-social, au détriment du colonisé et de sa descendance. De plus, en ce qu’il continue d’opérer selon les normes raciales et les tenants symboliques que l’esclavagiste a institués, le blanc colonial s’en révèle le descendant. Le blanc esclavagiste est en ce sens, métaphysiquement et existentiellement, l’ancêtre du blanc colonial.

Si, avec constance, les disciplines des sciences humaines et sociales appropriées se sont employées, au long du vingtième siècle, à mener des études dont certaines concluent que, pour se voir et se regarder, le nègre adopte l’œil et le regard du blanc et ainsi se conçoit comme laid, elles n’ont pas pris la même peine à analyser la subjectivité de groupe de la catégorie « blanc » et à considérer l’influence des faits non matériels de l’esclavagisation et de la colonisation sur la construction de son ethos. Il est vrai que, selon les termes des schèmes de perception colonio-esclavagistes, on a plutôt regardé le blanc non pas comme élément d’un groupe compact aux membres indiscernables, mais comme entité singulière d’un ensemble dont les membres sont parfaitement dissociables les uns des autres. L’on ne saurait donc lui infliger une analyse des productions de l’esprit sur la base des propos et des actes répétés comparable à celle dont le nègre a été assené. Pourtant, l’on ne prête pas assez attention à la manière selon laquelle le blanc se regarde, se voit et se comprend comme groupe positif exclusivement et le rapport que cette vision pourrait avoir avec la conscience de faits comme ceux perpétrés durant la colonisation, au nom de soi, c’est-à-dire au nom du blanc, et qui ternissent l’image de soi du blanc. En somme, en plus de ne pas considérer comment et combien le regard du blanc colonial, sur lui et sur l’Autre, aujourd’hui, est alimenté par des schèmes métaphysiques, psychiques et idéologiques élaborés, à la fois clairement et obscurément, par ses ancêtres esclavagistes, directs ou indirects, l’on ne considère pas non plus sa vie intérieure, psychique, son rapport avec son intime et l’intime entre lui et le nègre par rapport à l’esclavagisation. Non plus, malgré les fortes implications psychiques de ses pensées, faits et gestes, n’a-t-on pas, à ce jour, abordé la question de l’étude intrinsèque du sujet esclavagiste sous l’angle de la psychiatrie et de la métaphysique. L’on n’a jamais prêté attention à la crise existentielle que l’implication dans l’esclavagisation de ses ancêtres a causée au blanc colonial, l’ancêtre qui a rendu prééminentes les notions d’essence et de pureté pour le soi blanc. Frantz Fanon a soit pu proposer d’étendues et de crues considérations sur le sujet colonisé et alluder au sujet colonisateur. Il ressort que le colonisé endure, entre autres, ce que les Martiniquais et Guadeloupéens nomment, « blès23 ». Fanon affirme aussi que « Le Blanc est enfermé dans sa blancheur 24». Cette brusquerie psychiatrique et psychanalytique bordant sur la métaphysique de Fanon a autant provoqué de malaise et de mal-être chez le colonisé qu’elle a mené une bonne partie d’entre les membres de ce groupe à la remise en cause et à la contemplation des possibilités puis à l’action, pour la transformation. D’explicites mouvements en faveur de la décolonisation spirituelle du colonisé afro-descendant sont menés depuis le début du vingtième siècle. L’action fanonienne elle-même, reconnaissant que « Le Noir [est enfermé] dans sa noirceur 25» et que cela lui est fatal, tendra à « … libérer l’homme de couleur de lui-même », à le sortir de l’univers sombre dans lequel le plongent ses aberrations affectives26. Les propositions faites par le biais de ces démarches transformationnelles atteignent les masses de ces groupes anciennement colonisés qui, aujourd’hui, y trouvent sources et inspirations pour tenter de changer le statu quo vis-à-vis de l’équilibre du monde et pour la justice, la paix et la fraternité entre tous. Conséquemment, des études sur le blanc conceptualisé peuvent se révéler constructives dans leur capacité à induire des prises de conscience elles-mêmes conduits de transformations édifiantes, individuelles et collectives. Ceci est d’autant, que la société française contemporaine déploie depuis un temps un grand discours sur la notion de « vivre ensemble » prônant respect mutuel, justice, paix et apaisement pour tous les citoyens.

« L’homme et le monde sont des êtres relatifs et le principe de leur être est la relation 27». Cependant, le processus d’intimisation plantationnaire établit un rapport insondable mêlant des contraires irréconciliables, l’humanité et l’inhumanité. Concernant le « blanc », d’emblée, se dégage le paradoxe insurmontable qui caractérise les volontés et actions des colonisateurs et esclavagistes puisque, d’abord, ils adoptent une approche engageant la vérité et l’identité d’être absolues. Le paradoxe est dû à l’implication dans la pensée et les choix qui conduisent aux actes, d’une forte mobilisation d’un fond psychique particulièrement dénoté d’affectivité, d’émotions et d’une imagination exacerbées. L’esclavagiste déploie donc une stratégie d’existence fort inquiétante. Le paradigme pour l’existence commune des deux catégories distinctes, la relation engageant par conséquent l’intime, est la séparation se déclinant elle-même comme négation. Il révèle le rapport d’être particulier que l’esclavagiste construit avec l’Africain. Puisque l’intime abrite l’éthique, c’est au niveau de l’intime et de cette dichotomie invivables où l’humain ne peut rencontrer l’inhumain mais où les deux existent assurément et s’entremêlent obscurément que peuvent naître des conflits existentialo-psychiques insupportables, entre soi et soi et soi et l’Autre. Le rapport de deux, intime et circulaire, expose les profondeurs, l’intime invisible, qu’il fait se manifester par les actes visibles, c’est-à-dire qu’il met en exergue ce qui pour la personne humaine semble le déterminer obscurément et constituer un fondement important dans son identité et son éthique. En d’autres termes encore, le rapport entre esclavagés et esclavagistes dans le contexte clos et a-humain de la plantation se dégage comme une loupe grossissante dénudant de graves et inconfortables signes métaphysiques ayant trait à l’axiologie et l’ontologie si importantes dans les affaires de l’être humain. Condition systématique du rapport, l’inhumain perpétré dans la plantation supplante bien l’humain dans son ampleur et sa largeur et de ce fait, ne peuvent être occultés les déséquilibres et malaises à la fois psychiques et existentiels. Le rapport de soi à soi implique le rapport avec l’ascendance, c’est-a-dire ceux dont on est héritier malgré soi. Au reste, avec les termes de la plantation, le blanc esclavagiste va forger une durable civilisation coloniale reconnaissable jusque dans la société contemporaine, à l’ensemble des systèmes de croyances partagées manifestées en des comportements moraux vis-à-vis de la personne humaine, en particulier, vis-à-vis du non blanc, et très spécifiquement, vis-à-vis de l’Africain.

Cela autorise donc l’étude du « blanc » en tant que dénomination, concept, objet et sujet de l’histoire de la colonisation et de l’esclavagisation par les prismes philosophique, précisément métaphysique et phénoménologique, psychique et celui de la psychanalyse existentielle historialisée. C’est ainsi que, nous reposant sur ces prismes, nous soutenons que le refus du blanc colonial français de valider toute requête de descendants d’esclavagés d’obtenir justice totale par une réparation ample reconnaissant sérieusement les dévastations matérielles et immatérielles commises durant l’esclavagisation, dérive de son état moral et psychique dénotant une blessure narcissique non assumée. Traumatisé dans ses profondeurs, le blanc colonial vit le trouble et la déchirure morale et éthique à la fois, de ne pouvoir réclamer des ancêtres qui, pourtant, lui ont assuré ce qui, pour eux, est une supériorité raciale et une rassurante prépondérance sociale, politique et symbolique. Il vit un embarras intime et existentiel refoulé découlant de la relation intime et politique qu’il entretient avec son ancêtre et qui se reflète dans le regard équivoque et trouble qu’il porte sur lui-même. Pour comprendre un pareil état de fait non avoué auprès du blanc colonial et l’impact moral, psychique et politique qu’exerce intimement sur lui son ancêtre, il faut se pencher sur l’identité, l’action et le sens de l’action de ce dernier. Car l’on comprend bien que le drame du blanc tel qu’il s’est créé, est de ne pas échapper à sa condition d’humain alors qu’il se déshumanise en commettant sur l’humain, avec une inouïe fidélité, des pensées et des actes non humains prémédités. Son intention agie ne sera pas exempte de graves conséquences, pour lui et sa descendance. Qui est donc le blanc esclavagiste et quel est donc son intime ? Dans quel type de comportement identitarisant se déploie-t-il ? Quels choix fait-il, quelles valeurs et quelle existence promeut-il, au nom de quoi, de qui et à partir de quelle liberté?

S’abstraire de la race, se blanchiser par la noirisation

L’action esclavagiste répond à une intention déterminée en projet dont le résultat doit conduire à l’ancrage d’un statu quo socio-politique durable. Mais ce qui constitue le principe premier de l’attitude du blanc vis-à-vis de son projet est que son application et sa validation ne peuvent être remises en cause. L’esclavagiste exclut le doute. Son projet est l’enrichissement matériel et immatériel, concret et symbolique et social et économique. Ce projet est corrélé à un autre qui l’alimente, l’hégémonie raciale. Il fonde l’accomplissement de ses deux projets dans l’exploitation matérielle et symbolique de l’Africain non sans stratagèmes, car l’esclavagiste est hyper-conscient et il sait que de telles aspirations ne l’élèvent pas et peuvent souffrir la contradiction. D’ailleurs, déployant son projet, il prend la précaution de faire taire toute question morale tant cette dernière devient vivement capitale : « Mais l’urgence de la mise en valeur, et la quantité pratiquement inépuisable d’hommes ainsi disponibles pour les besoins de la ‘civilisation’ firent taire des scrupules moraux, qui, à l’origine au moins, ne troublèrent à peu près personne 28». Pour commettre son acte, l’esclavagiste réclame la paix, veut être tranquille et non inquiété. Ainsi, il a recours à la construction de normes servant à habiliter ses choix et idéologies. À l’analyse des pensées, des faits et gestes persistants de l’esclavagiste, il ressort que son prisme d’opération stratégique repose sur une exploitation des notions de « valeur », de « jugement » et de « jugement des valeurs ». L’esclavagiste s’établit en juge déterminant culpabilité, innocence, hiérarchie et vertu. Un pareil prisme appliqué renvoie à des considérations morales. Or, il ressort aussi que, à lui seul, l’état d’esclavagiste confond la morale. Ainsi, d’emblée, l’esclavagiste irradie le paradoxe insurmontable et l’esprit retors. Pareillement, ses stratagèmes se présentent alors comme fraudes. Mais l’on comprend que l’esclavagiste est bien, comme le penserait Sartre29, dans son contexte de la psychologie moraliste du XVIIe siècle et du traité de comportement du XVIIIe siècle qu’il articule pour les besoins de ses intérêts égotiques. Puisque cela met en lumière son fond intime, il faut prêter attention au paradigme métaphysico-conceptuel frauduleux à partir duquel l’esclavagiste s’érige en juge, déclare ses intérêts, établit des normes, des épistèmês identificatoires et explique ses choix. Face à l’outillage reposant sur le « jugement », les « valeurs » et le « jugement des valeurs », outillage subjectif par excellence, le « blanc » a essaimé toute une panoplie d’instruments qu’il tient pour objective et capable de crédibiliser ses actes. Elle sert à imposer à l’esprit la perception d’un système ne reposant que sur des facteurs techniques, soit objectifs, et à en exclure l’idée d’un système non valide guidé par des notions de « valeurs » et des idéologies voire une émotion et une métaphysique énonçant un type de subjectivité.

Par son attitude vis-à-vis de l’esclavagé, l’esclavagiste va non seulement avancer son rapport d’être avec le monde mais, en plus, dévoiler la race de l’esclavagé. C’est, bien sûr, à partir de ses valeurs qu’il s’emploie à définir le caractère moral de l’esclavagé pour le fixer dans le statut de « coupable ». Le fond intime et le raisonnement menant à cibler le caractère moral de l’Africain est en vraisemblance apagogique car l’esclavagiste attaque l’Africain dans un domaine où, lui, esclavagiste, souffre le questionnement. Mais l’on saisit que, comprenant comme absurde toute possibilité d’existence de l’Africain, pour lui, l’enjeu est existentiel. Il tend donc à prouver le fait de son existence par l’inexistence de l’Africain, affirmant ainsi : « je ne peux exister que si et seulement si le nègre n’existe pas » ou « le nègre n’existe pas, donc, moi blanc, j’existe ». Partant, il livre sa vision du monde qui tient ce dernier pour petit, c’est-à-dire qu’il conçoit et se représente un monde où ne peuvent coexister également et justement, en somme, pour leurs meilleurs intrinsèques et communs, les différentes parts du multiple mais où seul le même est légitime. Dès lors, l’esclavagiste se livre à une entreprise hautement politique. L’esclavagiste n’aura de cesse de devenir « blanc » et de rendre « noir-nègre » celui qu’il colonise et esclavagise. En somme, il entreprend une désexistentialisation de l’Africain par la représentation symbolique elle-même épistémique, car reposant sur un ensemble de connaissances qu’il prétend détenir sur l’Africain et censé le caractériser. L’Africain sera alors présenté comme un être de perception exclusivement dont la réalité ne prend effet que sous la somme de connaissances établie par le regard de l’esclavagiste.

Ce procès de représentation symbolique duelle dont les deux coordonnées sont mutuellement inclusives et le but est la pulvérisation de l’Africain, est ce que nous appelons le symbolisationnisme. La blanchisation et son pendant, la noirisation, sont des instances du symbolisationnisme. Ce sont des procédures de racialisation, sauf que pour la première, la procédure est adoucie et pour la seconde, elle est exponentiellement avivée. Consacrant des mythes, les phénomènes et résultats symbolisationnistes opèrent comme opère la magie, sont mués comme le sont les pensées et actes mystiques. Le symbolisationnisme repose sur la mystification ou le vèglé30 qui privilégie la déformation, l’exagération et le mensonge sciemment faits pour tromper. Il est un moyen de la politique de mythification. L’esclavagiste s’attèle à l’échafaudage de récits imaginaires, non vérifiables mais qui s’institueront, symboliseront et catégoriseront durablement des groupes humains. Ainsi, le principe symbolisationniste parachève la suprématie technico-matérielle en lui garantissant une coordonnée symbolique qui fait apparaître le blanc, à l’esprit et en pratique, comme totalité absolue se déclinant par la représentation concrète mais aussi, pratiquement mystiquement, par la représentation abstraite. C’est l’instance de blanchisation du symbolisationnisme. Acte politique conscient, le symbolisationnisme est par conséquent agressivement ontologique et existentiel en ce que son objectif est de poser pour l’objet symbolisationné une identité inextricable. C’est également un acte de possession déclaré dans le fait d’avoir le pouvoir de faire, de faire voir, de dire, penser, écrire, nommer l’Autre, dans ce cas l’Africain, possession qui, selon Gaston Martin, « vaut titre »31. Le faire l’Autre s’établit pour ledit Autre dans un paradigme exclusivement dépréciatif. C’est l’instance de noirisation du symbolisationnisme. Celui-ci est aussi une opération profondément narcisséenne dénotant un amour de soi excessif nourri par la crainte irrationnelle de la non-existence. La blanchisation marque concrètement cet aspect du symbolisationnisme en ce qu’elle répond à un principe d’existentialisation selon lequel l’envie et le besoin d’existence du blanc sont cristallisés dans et par la désexistentialisation de l’Autre, c’est-à-dire par une atteinte portée à tout ce qui peut identifier l’Autre dans un pouvoir symbolique. Dans ce processus, cette atteinte et cet objectif de désexistentialisation est la noirisation qui est de ce fait, un moyen de la blanchisation. L’on aura donc compris que la procédure de la blanchisation entend ériger une blancheur calcinante ou une blancheur à sujet calcinant et celle de la noirisation, un objet calciné. Attentat symbolique donc, le symbolisationnisme pense et dit que l’existence de soi dépend vitalement de l’entachement ou, carrément, de la fin de l’existence de l’Autre, en somme qu’une présentation et représentation symbolique positive de l’Autre est une agression à sa propre représentation et ainsi, à son pouvoir symbolique, instance dans laquelle le symbolisationniste ancre son existence. Car, dans ce paradigme de stratégie d’existence pour soi, l’identité de l’Autre est de fait celle du non-existant, non-réel, non-vrai. Ce qui fait que, accomplies par celui qui tend à se blanchiser, la blanchisation et la noirisation ont une visée d’invisibilisation du symbolisationné mais fondamentalement active et opérante, comme elles concernent l’automatisme et les réflexes spontanés de l’esprit. Par une forte consciencisation de l’Autre où tous les regards négatisants portent sur ledit Autre, elles s’articulent pour construire l’inconscient vis-à-vis de l’identité (im)posée à propos de la victime. Il s’agit de l’effacement mental, une sorte de dématérialisation, de pulvérisation ou d’hyper-invisibilisation par une capitale visibilité négative. Dans le cas de la noirisation, l’on s’applique à attaquer les profondeurs et la métaphysique de l’Africain et à le représenter mentalement, symboliquement sous les traits d’une ontologie et axiologie monstrueuses. Des deux propriétés existentielles de l’être humain, la facticité et la transcendance, l’Africain ne doit apparaître que sous une seule, la facticité, attendu que la blanchisation tend à transcender la transcendance de l’Africain. Elle cible la liberté morale de l’Africain de même que son corps et son esprit. Alors que se reposant sur la facticité, c’est-à-dire sur la réalité corporelle de l’Africain, l’esclavagiste met en œuvre une procédure d’effacement de la visibilité matérielle et symbolique de l’Autre en partie par une surexploitation de l’idéologie de l’universalité positive qu’il prétend subsumer. Le blanc étant transcendantal et en vertu de cela transcendant la transcendance d’Autrui, l’univers du monde humain devient le subjectif généralisé du blanc. Le blanc est univers entier et toute chose monde est « blanc ». C’est ainsi que la blanchisation est une fabrication psychédélique où la blancheur est calcination de l’Autre.

L’aspiration du « blanc » à la blanchité qu’il cristallise par le concept, c’est-à-dire que « blanc », selon lui, est « pur », renvoie à son ambition, son désir et sa compréhension de l’innocence car, tel qu’il s’est sémantisé, « blanc » veut finalement dire « innocent ». Par là même, « blanc » signifie aussi « vertueux » en ce qu’il tend à faire admettre que sa personne est volontairement tendue vers le bien, une perspective que l’Église chrétienne se chargera de répandre et de pratiquer. En règle générale, son autodéfinition est « bonhomme tout chrétien et tout vertueux 32». Ce complexe sémantique est possible parce que le blanc est divin et non humain. En effet, alors que l’humain ne peut être « le fondement de (son) être 33», le fondement du blanc relève d’une immanence providentielle qui fait qu’il est son propre fondement. Être « blanc », c’est tout simplement être par la prérogative qu’accorde le pouvoir du choix.

Blanchisation et noirisation sont soutenues par une inhérente catégorisation raciale. L’esclavagiste va penser et agir pour marquer les présences et existences au monde d’essence irréductible soutenue par le nouveau concept de « race » tenant les groupes humains pour intrinsèquement catégorisés par la biologie et la culture. Partant, sont fabriquées des catégories raciales dont les membres sont désujétisés, c’est-à-dire des groupes où les membres ne sont point sujets mais où chaque individu est identitarisé selon des normes automatiques conçues comme inextricables et où la subjectivité ne repose pas en le sujet mais en le groupe34. Le groupe des Africains sera vu comme marqué par un hyperbolique biologisme qui le mène à matérialiser ledit concept. La séparation des groupes est établie sur le principe de l’assignation ontologique selon laquelle l’identité de la catégorie qu’il représente, nommée « nègre », répond à la notion de « race » et celle de la catégorie « blanc » y échappe. Frappé congénitalement, le porteur de race est irréversiblement défectueux en corps et en esprit. Consacrant l’opposition ontologique, le blanc définit aussi son être par ce qu’il est et l’Autre par ce qu’il n’est pas. Si l’Autre est « facticité », lui est « transcendance ». Si l’esclavagé est « coupable », lui, est « innocent ». S’il est premier, l’Autre est dernier. S’il est « blanc », l’Autre est « noir-nègre ». S’il existe, l’Autre n’existe pas. Il est être et l’Autre non-être, par conséquent, « blanc », il est le non-être du « noir-nègre ». Le nègre n’est pas être blanc. Non-être blanc par conséquent, le « noir-nègre » n’est pas membre de l’humanité mais reflète les aspects d’une « humanité insolite ». Mais comment l’esclavagiste s’y prend-il donc pour que, aux esprits, apparaisse l’Africain comme représentatif et porteur de race, comme non-être blanc, c’est-à-dire, « nègre » et naturellement « coupable » et « dernier » ?

Le processus de blanchisation est déjà, syllogistiquement, un procédé de noirisation, car, par son intermédiaire, l’esclavagiste qui s’arme de comparaison, de hiérarchisation, d’évaluation et d’équations sophistes et manichéennes, soutient que si le blanc est blanc, et qu’être blanc, c’est être, alors, cela veut dire que son total contraire signifiant le n’être-pas est nécessairement le nègre. Quoique fondée dans l’abstraction et la caractérisation morale, la blanchisation n’hésite nullement à faire usage du matériel. Dans le contexte de l’esclavagisation, rendre l’Africain invisible, c’est-à-dire le dématérialiser de sorte que sa présence matérielle apparaisse comme non réelle et carrément nulle, passe aussi par un procès d’outrancière visibilisation de son corps. Le corps-objet de l’Africain, c’est-à-dire la « condition nécessaire de l’existence d’un monde et comme réalisation contingente de cette condition 35», devient le matériel à travers lequel son sens, c’est-à-dire « nègre », apparaissant à l’esprit, son sens spirituel, sera établi. C’est ce sens attribué qui signifie sa pulvérisation puisque, ayant subi le procès symbolisationniste, le corps africain devient pour tous et dans tous les esprits, l’épitomé de toute chose, physique et non-physique, laide. D’ailleurs, le discours esclavagiste, qu’il soit religieux, légal ou économique, formel ou informel, soutiendra que la noirceur du corps de l’Africain, c’est-à-dire son extérieur, est la preuve de la méchanceté de son âme, soit son intérieur. De surcroît, l’esclavagiste affirmera que le corps de l’Africain doit être une cible dont l’effondrement peut garantir la totale domination car l’Africain tient son corps pour temple : « …ces primitifs ne craignent que les châtiments corporels… 36». Les théories et spéculations européennes sur le corps de l’être humain ne vont pas manquer de constituer la colonne idéologique soutenant la perspective sur le corps de l’Africain qui sera confondu avec ce qu’ils ont tous convenu de définir comme « l’homme sauvage 37» à l’état de nature ou « l’homme physique », « robuste, agile, courageux »38 « livré par la nature au seul instinct » qui ne sait qu’apercevoir et vouloir, « ne pas vouloir, désirer et craindre »39.

Fondant (son) tout dans la race qui, pour lui, corrèle l’identité et nécessairement la fierté raciale, l’esclavagiste va tout de même s’abstraire de la notion de « race ». Celle-ci est marquée par une taxinomie dichotomique « nègre-noir » et « blanc », une première illustration majeure du procédé de désexistentialisation symbolisationniste selon lequel la couleur prêtée au corps de l’Africain sera un enjeu idéologique et politique fondamental. La taxinomie englobe tout à la fois la représentation symbolique et le corps de l’Africain dont la couleur provoque amoralité et hypersexualité40. Elle exaspère et exténue respectivement le terme et le concept de « race » et la nomenclature spécifiquement qualificative du « nègre-noir » est numéralement élative. Mervyn Alleyne a déjà mis en avant les jeux menés avec les termes de couleur espagnols « negro » et « blanco » pour parvenir à une « distinction sémantique » référant à la race et au statut social. Signifiant respectivement les couleurs « noir » et « blanc », seul le terme « negro » fut emprunté pour magnifier deux sens, un neutre, « noir », et un affectif, « nègre 41». Dès lors, le terme neutre « negro » – noir – subit l’exaspération sociale et raciale, – nègre. En effet, pour les Français et Anglais esclavagistes qui empruntent aux Espagnols, seul le terme de couleur « negro » fut sélectionné pour subir l’amplification affective et signifier non plus seulement une couleur mais une race, « nègre » et un statut social, « esclave ». Déjà se note dans ce processus de racialisation au moyen du mot de couleur, le choix conscient qu’effectuent les Français et Anglais, d’orienter les esprits vers l’association entre une couleur – le noir – et une race – nègre – et de fomenter vis-à-vis d’elles un comportement prédéterminé, attendu que « race » renverra aussi à une péjoration. La nomenclature sert à l’entachement indélébile de l’Africain et ainsi, elle est renforcée par l’appellation diminutive infligée à l’endroit de sa provenance, qui sera dénommé « continent noir ». Alors que le terme « blanc » servira à représenter la personne issue du continent européen, jamais celui-ci ne sera nommé par enflement identificatoire, « continent blanc ». Bien sûr, cette énième terminologie relative à l’Africain participe de l’élativité effaçante voulue de la conscience à son égard.

Il est clair que la conscience intentionnelle a pour objectif de créer des perspectives et des identités à la fois pour soi et pour autrui. L’Africain ne sera jamais donc ni être-en-soi ni être pour soi mais sera condamné, dans le paradigme de l’esclavagiste, à être pour autrui. Mais surtout, son existence étant marquée de négation, l’existence de l’Africain n’existe pas. Ainsi portée à la conscience, l’agressive taxonomie fera que dans les esprits mais aussi dans les faits, le nègre soit exclu de toute situation d’égalité sociale et raciale avec le blanc. Dans ce cadre, la notion de race n’est valable et opérante que dans l’évaluation comparative puisque le groupe nègre ne sera ainsi nommé et qualifié qu’en comparaison avec le groupe blanc. L’on a bien compris que la catégorie « blanc » est typisée par la vertu spirituelle, c’est-à-dire qu’elle se porte naturellement vers le bien et la beauté corporelle tandis que la catégorie nègre est emblématisée par la perversité, c’est-à-dire qu’elle a une propension au mal et à la laideur physique. D’autre part, selon cet ordre de pensée ontologisant, sur le plan de la catégorisation morale, le nègre est aussi vain et le blanc profond. Ici, transparaît donc la vision portée sur les éthiques de catégories respectives. Même alors que le principe comparatif rend la notion de race et la vision en question relatives, celles-ci sont tout de même imposées comme absolues et les traits de personnalité respectifs comme indépassables. En outre, la catégorie « blanc » n’est prise comme catégorie que lorsque l’enjeu est d’en signaler la personnalité vertueuse. C’est ainsi que, de catégorie désujétisée elle aussi, ses membres bénéficient quand même d’une perception les tenant pour sujets comprenant une subjectivité individuelle. La blanchisation a pour but de soutenir le projet de distinction par la domination matérielle mais elle vise aussi à susciter chez tous les blancs l’émotion commune de la fierté raciale. Par contre, les membres de la catégorie nègre ne parviennent jamais à la sujétisation et, à l’esprit, se présentent comme indissociables et catégoriellement compacts. La noirisation dont ils font l’objet tend à provoquer une émotion raciale négative. L’on comprend donc que la notion de race devient active ou pas selon qu’elle est soutenue par le procédé de racialisation péjorative ou méliorative. Comme le blanc, le nègre devient un objet universel, s’inscrivant pareillement dans les esprits d’un bout à l’autre de l’univers. Seulement, cette universalité est négative. En d’autres termes, le paroxysmique radicalisme de la représentation négative du nègre rend opérationnel le sens du mot « race » dans les esprits de tous tandis que le syllogistique paroxysmique radicalisme de la représentation positive du blanc prévient, dans les esprits, toute possibilité de mobilisation de la notion et du sens du mot « race ». En d’autres termes aussi, il s’agit là d’un processus d’hyper-consciencialisation sur le non-être blanc et une déconsciencialisation portant sur l’être-blanc, c’est-à-dire que, alors que selon son auto-définition, le « blanc » se prend comme race, se comprend comme race, se comporte comme race, à la conscience d’autrui, le blanc n’apparaît pas comme race. Le blanc esclavagiste se blanchise en racialisant l’Africain, faisant se porter sur ce dernier toutes les attentions raciales ultra-négatives, c’est-à-dire, les attentions racistes. La taxonomie dont la visée est d’exclure le groupe nègre est raciste, c’est-à-dire qu’elle est fondée sur l’idéologie selon laquelle les individus sont déterminés par des propriétés biologiques, physiques, sociales et morales qui déterminent et hiérarchisent inférieurement ou supérieurement les groupes auxquels ils appartiennent. Une hiérarchie fut établie considérant des groupes dits « jaune » – asiatiques –, « sauvage » – les populations d’Amérique – « nègre » et « blanc », avec le groupe « nègre » systématiquement pensé, vu, perçu et compris comme irrémédiablement plus inférieur que les « jaune » et « sauvage », et le groupe « blanc » comme ultimement supérieur. Après des siècles d’opération qui finissent par l’établir comme principe relationnel, le racisme atteindra un culmen cristallisant concentré, entre autres, dans l’ouvrage de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines. Enfin, c’est bien l’extrémisme de la vision et de la conception du blanc du mot « race », extrémisme radical négatif ou extrémisme radical positif, qui donne au mot son sens. La procédure construit à la fois le corps et la couleur du corps de l’Africain en stimuli actifs et vifs cristallisant et convoquant chez le blanc toutes les peurs lorsque vus ou même seulement évoqués. Puisque l’ordre d’existence du nègre instille la peur, un sentiment d’insécurité et de danger, alors, le neutraliser est non seulement justifié, mais aussi cohérent et légitime. À l’agressive offense qu’est l’éveil de la peur chez lui, le blanc entend brandir ce qu’il conçoit comme une légitime défense.

Un second exemple du procédé de désexistentialisation symbolisationniste concerne le corps de l’Africain plus explicitement. L’on sait bien que, selon le Code noir, puisque passible de « peines afflictives même de mort », le corps de l’Africain est un instrument nécessairement corrélé à la violence. Il peut subir une extraordinaire extinction légalisée, puisque le Code noir établissant des critères précis pour cela, donne droit à l’esclavagiste d’éteindre ce corps sous simple dénonciation comme à l’exemple de l’article 40. L’article 42 qui prétend interdire la torture et la mutilation du corps de l’esclavagé par l’esclavagiste est tout de même annulé d’abord par lui-même, puisqu’il déclare qu’il suffit que l’esclavagiste croie que l’esclavagé mérite un supplice pour le lui infliger et ensuite, par l’article 43 qui insinue, en plus de l’arbitraire du pouvoir de l’esclavagiste, la possibilité d’une « absolution » pour lui dans le cas où il aurait carrément tué un esclavagé. La violence exercée sur le corps de l’Africain est prise pour une justice qu’il mérite. Le corps de l’Africain portera en et sur lui les signes de la dysmorphie puisqu’il sera souvent démembré, manquant un bras, une oreille ici et là, un jarret ou une main. Cependant, la mort n’est pas le plus grand supplice qu’endure le corps plantationné de l’Africain, car la nécrose est de supplicier le corps et de le laisser en vie pour qu’en effet, apparaisse à la vue réelle la réalité concrète du monstre. Tout ceci équivaut à transcender la transcendance de l’Africain pour que son corps réside immuablement dans la facticité et ne puisse jamais traduire aucune forme et conscience d’existence réelle pour soi et pour autrui. Peut-être est-ce l’abbé Dugoujon qui, en 1841, rend le plus explicitement les résultats de cette opération de visibilité de la déchéance corporelle attestant d’une identité congénitale de fait. Apparaît le processus de naturalisation de la déchéance physique de sorte que le corps (d’)humain ne se voie plus, qu’on n’ait plus le souvenir de sa réalité intrinsèque et que l’identité de l’objet se présente à l’esprit comme équivalente au corps déchu, monstrueux. L’enfant esclavagé décrit dans la citation ci-dessous semble « être né » avec un corps soumis aux fers :

Je vis passer il y a peu de jours, dans une rue de la Pointe-à-Pitre, un tout jeune enfant ayant les fers aux pieds. Étonné que les maitres osassent se permettre de semblables abominations dans le sein d’une ville et sous les yeux des autorités, j’en témoignai ma surprise à une personne avec laquelle je me trouvais : « Ah ! Monsieur !, me répondit-elle, il y a si longtemps qu’on voit cet enfant avec ses chaînes, qu’il semble être né ainsi. Il appartient à un boulanger, qui pour l’avoir toujours sous la main, lui a mis ces entraves ».42

Ainsi, plaçant le symbolisationné dans le hors-normisme humain, le symbolisationnisme est lourdement pathologisant. Il échafaude une identité pathologisée pour l’objet qu’il ontologise. Par des tours d’illusionnistes, il incommode l’ordre et la raison, vu qu’il tente de déréaliser en réalisant, de rendre concret en abstrayant, c’est-à-dire que, sous les assauts du symbolisationnisme, le corps de l’Africain n’apparaît pas tel qu’il est réellement, mais apparaît à l’esprit sous une réalisation fantasque. Le vrai corps rendu abstrait, cette réalisation fantasque devient désormais l’identité concrète dans les esprits. Sans corps (humain), l’Africain décorporalisé ne peut donc prétendre à une existence valide. Ainsi nommé et symbolisationné par conséquent, être « noir » ou « nègre » c’est être non-être blanc. C’est être une totalité monstrueuse, en corps et en esprit, un objet sans cognition, sans morale et sans corps humanisant, qui, évalué comme tel, mérite la relégation. Les cruautés symboliques qui dépersonnalisent ne souffrent pas la remise en cause et n’entendent que l’effectivité et la transmission. Parlant de l’effet du symbolisationnisme esclavagiste sur les non-esclavagistes, Lecointe-Marsillac affirme que : « Leur insensibilité meurtrière se communique bientôt à tous ceux qui les environnent ; pour plaire au tyran, on épouse sa dureté ; on parle des Noirs avec mépris ; les yeux s’accoutument au spectacle de la cruauté, et on trouve rarement des Européens qui, ayant vécu un an en Amérique, prennent intérêt à leur (les esclavagés43) souffrance 44». Lecointe-Marsillac s’exprime en 1789 dans le contexte européen mais, cent ans après, entre la fin du dix-neuvième siècle et le début du vingtième, un témoin oculaire et auriculaire élève la même affirmation concernant l’Européen de passage dans les colonies de Martinique et de Guadeloupe : « Les Européens s’assimilent très vite aux créoles45 en adoptant leurs mœurs, leurs habitudes, et même leurs idées 46».

Le symbolisationnisme accomplit tout cela, mais ce faisant, il dévoile aussi le caractère pathologique de l’esprit qui le met en œuvre. Car l’on voit bien que les procédés du symbolisationnisme reposent sur de cruciales apories et fabrications mentales perverses, notamment celles consistant à obstinément déclarer dans l’esprit comme inexistant, non-réel, non-vrai, un objet pourtant bien réel, bien matériel, bien vrai, bien en existence. Celui qui symbolisationnise, l’esclavagiste, s’arme à dessein d’une non-vérité et l’impose à tous, à ceux non directement impliqués dans l’esclavagisation comme à sa victime. Le procès symbolisationniste parvient à créer, non pas tant un monde nouveau mais un monde à l’envers, où, malgré le témoignage de l’histoire, le mensonge passe pour la vérité et la victime pour le bourreau.

Au nom de qui, de quoi agit le « blanc » ?

Le caractère spectaculaire de la blanchisation correspond bien à l’absolu du projet de dominance socio-économique et raciale. Mais l’esclavagiste en est-il l’unique bénéficiaire ? En vertu du fond intime « bon » qu’il s’octroie et parmi ses droits divinement et légalement inaliénables, se trouve celui de posséder. L’esclavagiste entend, par conséquent, que la possession fasse son pouvoir. D’abord, à ses fins de pouvoir, il a le droit de posséder une famille exclusivement avantagée. Le révérend père du Tertre n’insiste-t-il pas sur la description de la famille du groupe blanc de la colonie de Martinique et ne dit-il pas combien fonder une famille est primordial pour l’esclavagiste47? L’on ne s’interroge pas suffisamment sur la fonction de la famille blanche dans le paradigme esclavagiste, car c’est elle qui motive la persistance de l’acte esclavagiste. L’esclavagiste français se rend dans la colonie avec l’intention d’y devenir autre socialement, c’est-à-dire extrêmement riche. Cette transformation socio-matérielle est envisagée comme rapide et sans installation permanente dans le lieu colonial qui n’est pour lui qu’un passage. Il a aussi l’intention de repartir dans son lieu d’origine où, selon lui, se trouvent les fondements de son existence permanente. Seulement, il enfantera dans la colonie, espace avec lequel s’identifie sa progéniture. C’est-à-partir de ce positionnement identitaire de ses enfants, exprimant une différence avec ceux de France, que l’esclavagiste envisagera la colonie comme lieu d’existence permanente. Dès lors, il prévoit pour ses enfants et sa famille une indéracinable omnipotence, projet qui constituera le fond actif d’une incroyable amplification de la volonté de dominer.

La famille, comme la nation, c’est-à-dire les collectifs blancs, sont les référents pour lesquels se perpètre l’esclavagisation. En effet, après que, au nom de la nation, Colbert avait déjà établi combien « l’hégémonie de la puissance française dans le monde 48» ne pouvait être dissociée de la richesse que permettait le travail extirpé des nègres, un particulier esclavagiste martiniquais, Pierre Dessalles, articulera, d’un bout à l’autre de son livre, La vie d’un colon à la Martinique au XIXe Siècle, Journal 1837-1841, combien l’esclavagisation est une donnée sine qua non du bien-être de sa famille. Parlant au nom de sa classe, il affirme que « L’avenir de nos enfants » rend l’esclavagisation des Africains nécessaire49. Dessalles reconnaît le caractère cruel des faits esclavagistes, ce qui démontre qu’il n’est pas dénué de discernement moral, mais affirme que l’intérêt matériel de ses enfants en est un fait supérieur. Il va jusqu’à soutenir qu’« il n’y a pas moyen de faire autrement »50. Le destin de ses enfants doit être celui de privilégiés. La rationalisation matérialiste et individualiste guide ses actions et choix politiques d’autant plus que son raisonnement est de grande ampleur, couvrant non seulement l’immédiateté et le proche mais aussi le futur et le lointain. La conscience de l’esclavagiste concernant l’interconnexion étroite entre son pouvoir matériel et son pouvoir racial est alerte et détermine ses choix tout aussi conscients. Ce n’est en effet pas seulement le bien-être immédiat et présent des esclavagistes la préoccupation mais aussi celui des générations à venir, soit la descendance et leur « civilisation » dans le besoin. D’ailleurs, au moment où se discute la question de l’abolition, l’esclavagiste martiniquais de Lucy va rappeler qu’en effet, la question de leur « avenir » est au cœur de tous les sentiments et toutes les préoccupations des esclavagistes qui ne conçoivent absolument pas ledit « avenir » sans le travail extirpé de l’Africain : « L’avenir vous effraie, et vous vous cramponnez au présent comme le naufragé s’attache à la planche délabrée qui ne le soutiendra qu’un instant 51». La peur de perdre le privilège exclusif et durable que procure le travail africain est tenace et instigue des comportements extrémistes. L’on se souviendra ici que la peur de ne pas exister anime déjà le procès symbolisationniste. Le bien-être de la descendance et des enfants blancs par l’exploitation totale des forces du nègre doit donc être inextinguible. Par conséquent, selon le mode de pensée et les sentiments qui mènent l’esclavagiste à esclavagiser, l’esclavagisation du nègre est un droit que les besoins de sa famille et de sa descendance rendent aussi inévitable qu’incessible.

Ensuite, les deux autres possessions que l’esclavagiste estime avoir le droit divin et légal de posséder sont la propriété foncière et la propriété humaine. Il saisit donc terres et personnes humaines pour l’exploitation unilatérale et totale. De ces biens corporels découlent ses biens incorporels puisqu’ils vont tous deux conduire à un sens politique le qualifiant symboliquement, celui de puissant. C’est surtout à travers la propriété humaine toutefois qu’est suscitée la plus grande dimension dudit sens, puisque cette propriété singulière lui permet d’user du symbolisationnisme par ailleurs expliqué et par lequel il peut ériger durablement ce qu’il tient pour sa race comme symbole irrémissible du haut. Enfin, possédant une famille, possédant biens corporels et biens incorporels, l’esclavagiste se voit et se présente comme un possédant total de toutes les totalités. Par le privilège et le pouvoir de s’auto-établir dans et par son aperception et des traits de personnalité sciemment sélectionnés, l’esclavagiste s’est détaillé, bon, bien, beau et possédant déclinant par là-même sa conception de sa race blanche. Celles-ci, c’est-à-dire sa famille élargie et sa famille propre, doivent, selon lui, être les uniques bénéficiaires des rendements de ses possessions. Il met en avant des attributs qu’il avance comme fondamentaux pour l’existence telle qu’il conçoit cette dernière et telle qu’elle évoque son intime, ce qu’il a de plus fond et profond, la famille et la propriété. Il situe son identité mais aussi ses intérêts dans une antithèse radicale et irréconciliable avec ceux assignés à l’esclavagé.

Que vaut le « blanc » ?

Ayant axé son idéologie et les actes en découlant sur la valeur, le jugement et le jugement des valeurs, sur la caractérisation de soi comme innocent, sur la quête d’une existence transcendantalisante coûte que coûte, la question qui s’impose maintenant est de savoir à l’analyse des faits, ce « que vaut le ‘blanc’ » et « si ceux qui commandent valent nécessairement mieux que ceux qui obéissent… »52?

L’esclavagiste provient de sociétés européennes complexes gisant entre mœurs moyenâgeuses décadentes et efforts pour sortir de la longue période d’idées, de comportements et de faits inquiétants y ayant prévalu. Le mouvement culturel des humanistes, qui prône une élévation de soi par la culture et le savoir des anciens, est en vigueur. Ainsi, il existe des alternatives et des évènements progressistes, quoique l’on ne puisse encore affirmer s’être débarrassé de l’asphyxiante religiosité catholique et des pratiques générales décadentes. Les esclavagistes n’émanent pas des pans sociaux européens instruits mais sont dans leur majorité plutôt philistins. Nous pouvons toutefois constater combien, dans la plantation américaine, leurs pensées et conduites s’apparentent à telle ou telle idéologie alors répandue en Europe. Par exemple, les actions de l’esclavagiste ne se présentent pas comme dérivant d’idées prônées par Descartes puisque celles-ci promeuvent le bon sens et la raison méthodique. Par contre, elles s’ancrent catégoriquement dans ce que Machiavel dit avoir observé de la politique et des ambitions de ceux épris du pouvoir et qui, en politique, se révèle efficace selon lui. En Europe, les idées de Machiavel ne laisseront pas indifférents, au point qu’elles seront accueillies par une vive contestation tant elles effraient et s’écartent de ce que les humanistes tentent d’asseoir socialement mais aussi de la conception catholique, plutôt hypocrite, de la morale. Dans la plantation, c’est plutôt le rationalisme matérialiste faisant fi de la morale comme l’entend Machiavel qui guide les perspectives esclavagistes. En effet, comme le veut sa stratégie politique pour garantir l’effectivité de son projet double, l’esclavagiste ne s’écriera pas, « je pense, donc, je suis », mais plutôt, « l’Africain n’existe pas, donc, j’existe ». Il faut donc prêter attention à ce choix fait parmi plusieurs propositions d’idées politiques, philosophiques, culturelles, même bourgeonnantes, attendu qu’il indique déjà ce que peut valoir le blanc esclavagiste et ce qu’il peut être, c’est-à-dire machiavélique.

Nonobstant la personnalisation de l’image de soi méliorative instituée dans le moral, – bon, bien, beau –, ses paroles, pensées, faits et gestes plantationnaires renvoient à un système de valeurs troublant. Ainsi, dans leur imperturbable constance, intensité, densité et nature, la volonté et l’action du blanc esclavagiste mettent à nu une caractéristique psychique et une orientation idéologique invariables. Elles dévoilent son profond moral, son esprit et le renvoient à lui-même, au cœur de l’aporie qui le spécifie. Car l’action esclavagiste dénude bien la contradiction insurmontable entre les faits avérés et la perception qu’il tend à vouloir projeter de lui en utilisant la stratégie du vèglé, destinée à fourvoyer.

S’il est un fait caractérisant la personnalité du blanc esclavagiste, c’est bien celui du mensonge lucidement conçu. L’esclavagiste ment. Le projet est son existence et une existence hégémonique en fonction desquelles s’articule l’élaboration du mensonge. Le mensonge s’élabore également par rapport à l’existence de l’Africain, l’Autre dont il entend transcender la transcendance et qu’il veut composer lui-même. Il s’inscrit dans ce que l’Autre doit savoir et comprendre de sa transcendance transcendée – existence pour l’Autre – et dans ce que lui, l’esclavagiste, estime devoir être l’existence de l’Autre – existence pour lui53. Il cherche à susciter un entendement consensuel sur la connaissance et le sens des existences respectives, entendement dont il aura unilatéralement imaginé tous les tenants et qui stipulera pour le blanc, une existence et pour le nègre, une désexistence. Par conséquent, il signale la nature de sa conscience qui existe comme cachée à autrui et qu’elle « …utilise à son profit la dualité ontologique du moi et du moi d’autrui 54». L’esclavagiste avance un discours reposant sur le droit divin et légal justifiant l’exploitation outrancière de l’Africain pour son profit exclusif. Cependant, l’acharnement avec lequel il affirme être bon, bien et beau hégémoniquement et entreprend ses actions de tentative de destitution de l’Autre, recèle sans doute une autre conscience et lucidité le concernant. En effet, l’antinomie flagrante entre son discours et ses actes, de même que sa persistance extrémiste, le présentent plutôt comme un individu convaincu, dans son for intérieur, de ce qu’il n’est pas à la hauteur de ses ambitions et qu’il ne possède pas proprement les ressources intrinsèques nécessaires pour atteindre un tel projet de grandeur et de règne absolus. Son état de « conscient » est exacerbé et sous-tend une angoisse existentielle. Son ambition est de l’ordre de la folie des grandeurs et dépasse largement sa personne, plutôt grotesque et faible, puisque non capable du long et patient travail direct et pénible pour une élévation de soi de cet ordre. La conscience et lucidité de la démesure de l’ambition suscitent un décadent moyen : la ruse. Pareillement, elles l’établissent dans son statut identitaire, celui de menteur. Par le religieux, le blanc a discouru sur sa bonté, par le philosophique, sur sa Lumière et par son économie, il a avancé un argument de progrès dont les esclavagisés et colonisés auraient été bénéficiaires. Pourtant, partout se vérifient faits et actes de destruction, de démantèlement, que décomposition et ténèbres. La hauteur édifiante contenue dans les valeurs que sont la bonté, la lumière et le progrès, annonce l’écrasante lourdeur de la vérité et de la chute intime de celui qui, à tort, croit en être animé.

Le moyen du mensonge élucidé dégage lui-même sa raison, et transparaît clairement le but d’un tel déploiement stratégique. Recherchant la suprématie, la volonté et l’ambition ne sont nullement suprêmes car matérialistes et reposant principalement sur le désir simple et commun d’enrichissement matériel, même si le pouvoir symbolique qui permet de parachever la position de puissant total devient le corollaire de la force matérialiste désirée. Le mensonge est aussi déterminé par une dangereuse conception de la race qui nourrit une vanité raciale. Pourtant l’ampleur de la convoitise double ne fait nullement émerger le gratifiant sentiment de responsabilité de la production pour soi par soi, mais attise l’immodérée et coercitive exploitation de la force de travail d’autrui. C’est ainsi que, en plus de marquer l’identité et le fond éthique de celui en deçà de ses propres ambitions, le visage qui apparaît ici est celui de fainéant. Peut-être ce système de valeurs est-il le mieux symbolisé par les propos de du Tertre qui, fort éloquemment, mettent en évidence une autre caractéristique typifiant l’esclavagiste, le cynisme froid : « Il ne faut point parler de jeûnes dans les îles pour les gens de travail, car comme il y fait extrêmement chaud, il s’y fait une très grande dissipation d’esprits, et par conséquent de forces, d’où vient qu’ils sont obligés de faire plusieurs repas, et de manger beaucoup pour réparer les forces perdues 55 ». Le cynisme vient du fait que la réelle force de production, les Africains56, dont le repos physique ne se compte qu’en quelques heures sur vingt-quatre, est carrément affamée.

En matière de cynisme, revenons-en à Dessalles selon qui le but et la raison de l’esclavagisation est d’assurer l’avenir de ses enfants dont le bien-être matériel et symbolique doit être irréversiblement pérenne, ce qui ne peut être accompli que par l’extirpation de la production et de la productivité des Africains. Dessalles articule là l’un des mécanismes de la désexistentialisation de l’Africain au profit de l’existence du blanc en même temps qu’il laisse transparaître l’opportunisme qui gouverne à son positionnement politique. En d’autres termes, l’esclavagisation des Africains qui interdit la constitution d’une famille africaine saine est perpétrée pour la construction de la famille blanche. La visée de l’empêchement de l’Africain et celle de la construction du destin de privilégié permanent de l’enfant blanc sont échafaudées selon le principe de la préméditation qui écarte la thèse d’innocence du blanc. Ainsi donc se pose la question du choix conscient de l’esclavagiste pour mener à bien son projet matérialiste et symbolique, choix qui rend compte de ses dispositions morales. C’est bien la tension entre la nature de l’ambition et le choix réfléchi des moyens pour y parvenir qui, maintenant, soulève la question éthique, la question des résultats de l’entreprise et celle de ses manifestations dans le monde contemporain où vivent, côte à côte, descendance d’Africains esclavagisés et descendance d’Européens esclavagistes. Dans la confusion et l’aporie, l’apagogie, le sophisme et l’illogisme renseignant sur l’état de sa « raison », l’esclavagiste bafoue des principes humains et juridiques élémentaires et, dans une extraordinaire systématicité, il applique les violences et injustices les plus inhumaines jusqu’à attiser le sentiment de psychopathologie le concernant. Bien des observateurs des colonies affirmeront qu’il est « fou ». Cependant, la folie qui normalement permet les circonstances atténuantes n’est qu’une impression amenée par l’indicible nature et ampleur des actes constants, lucidement prémédités. Car, en effet, en dépit de ses tentatives de voilement, dans la constance de ses faits, l’esclavagiste donnera à voir son visage. Le fond moral qui se dégage de sa figure déclare un visage d’individu indifférent et désensibilisé à toute affaire humaine qui ne soit pas strictement la sienne, un visage de monstre.

Le blanc esclavagiste étant menteur donc, son entreprise politique et économique est une supercherie. En est un exemple le projet d’évangélisation des « naturels », qui détermine la participation décidée à la Traite. L’intention de répandre des idées religieuses chrétiennes prônant des valeurs morales fut évincée par l’exact contraire où la raison économique fut mise en avant : « …à l’époque où mourut Colbert, l’effort d’évangélisation dont faisaient état les premières chartes a été bien moins poussé que la mise en valeur économique 57».

Puisque, selon Montesquieu, « …les grandes entreprises des négociants sont toujours nécessairement mêlées avec les affaires publiques 58», la régulation par l’État vient renforcer officiellement les officieuses pratiques instituées dans la plantation. Dessalles est un particulier mais ses attributs se retrouvent pareillement auprès des autorités étatiques. L’esprit de Colbert « ‘grand commis’ de Louis XIV » permet d’illustrer ce qui anime l’esclavagiste généralement et qui se fonde dans le capitalisme extrême : « Il sait le but qu’il veut atteindre : l’hégémonie de la puissance française dans le monde ; il demeurera toujours imbu de l’idée que pour réaliser cette politique, où le prestige doit s’appuyer sur la force, la richesse est le principal levier à posséder 59». La possibilité de richesse économique et de prestige pour l’État et les particuliers étant, l’esprit « blanc » qui fomente le projet enchaînera son existence au moyen-pourvoyeur « noir » qu’il aura choisi pour y parvenir. C’est ainsi que « Tous les mémoires du début du XVIIIe siècle, consacrés à l’état [des colonies] des Îles signalent avec inquiétude la ‘pénurie effrayante’ des noirs dans l’ensemble [des possessions françaises]. Tous sont d’accord pour affirmer qu’elle menace leur existence même :… »60. Le complexe légal selon lequel, seul l’esclavagiste fabrique des lois, à l’instar du Code noir, lui octroyant le droit d’exercer son méfait, est un autre exemple des instruments de truchement l’aidant à s’habiller d’un masque. Gaston Martin affirme déjà en 1948 que la promulgation du Code noir en 1685 n’est pas faite « pour des considérations d’humanité 61». Il poursuit en mettant en avant les tentatives de tromperie brandie pour convaincre mais qui manque de convaincre les émetteurs eux-mêmes. Tout le monde sait. L’esclavagiste qui ment et celui à qui il ment :

Les négociants européens ne manquent pas d’affirmer que leur sort est tout de même plus satisfaisant qu’il ne l’aurait été sans cela : n’étaient-ils pas destinés à finir mangés ou égorgés en cérémonie ? Personne, pas même eux, n’est dupe de cette assurance ; non plus que de l’argument que c’est pour les évangéliser et sauver leurs âmes que les ‘pauvres païens’ sont envoyés au Nouveau-Monde, aux travaux forcés à perpétuité62.

C’est que, dans l’esprit européen, surtout après les idées propagées par les philosophes du dix-huitième siècle, il est accordé généralement que « la loi » est l’unique régulateur objectif des affaires humaines et sociales. Guide philosophique de la Révolution française, Rousseau le rappelle : « Nul de vous n’est assez peu éclairé pour ignorer qu’où cessent la vigueur des lois et l’autorité de leurs défenseurs, il ne peut y avoir ni sûreté ni liberté pour personne »63. Mais au moment où Rousseau s’exprime au nom de la « personne » la loi n’assure ni sûreté ni liberté aux Africains. Elle ne le peut, car alors qu’elle garantit sûreté et liberté, c’est elle qui a assigné à l’Africain, une personne, le statut de non personne. De surcroît, la loi prescrite devant être appliquée et décrétant l’abolition de l’esclavagisation en 1794 par la Convention nationale n’est pas appliquée dans les territoires coloniaux restitués à la France qui préfère l’ignorer au profit d’une autre loi, en 1802, maintenant l’esclavagisation dans lesdits territoires. Les batailles menées pour restituer l’esclavagisation dans des colonies où la loi de 1794 avait été en vigueur, comme en Guadeloupe, témoignent de ce que les grandes idées philosophiques humanistes ne percent ni auprès de la majorité populaire ni auprès des autorités gouvernementales. C’est donc aussi là un système gouvernemental indigne de confiance qui se dévoile et qui place la France, seul pays en Europe à avoir mené une Révolution au nom de principes humanistes guidés par de monumentaux philosophes64, à être le seul pays à avoir vécu deux abolitions. C’est une situation intenable qui répercute de cinglants paradoxes et souligne le fait que, si le discours humaniste est clair, l’utiliser comme qualificatif de l’identité et du mode de pensée français généralement est plutôt obscur. Les idées philosophiques du dix-huitième siècle, en effet révolutionnaires, prônent la précellence du moral sur les pensées et les actes exacerbant une vision de l’individu comme objet de transaction. Montesquieu affirmera que : « Dans les affaires qui dérivent des contrats civils ordinaires, la loi ne doit point donner la contrainte par corps, parce qu’elle fait plus de cas de la liberté d’un citoyen que de l’aisance d’un autre 65». Cependant, alors que les idées dites progressistes emplissent l’air du temps, à la seconde abolition de 1848, un deuxième acte de régression cuisant est pratiqué par les autorités à travers le choix de rétribuer ceux ayant confondu la raison humaine en esclavagisant. Il faut voir l’état d’esprit qui mène à un tel choix à l’exemple de celui de Jean-Francois Layrle, capitaine de vaisseau, qui considère en 1842 que « l’esprit progressiste » est un attentat contre le statu quo donnant la primeur à l’esclavagiste et la grandeur de la France :

Si mes préoccupations sur l’avenir des esclaves pouvaient se dégager de tout autre intérêt, s’il m’était permis de ne voir que des hommes malheureux à qui la société doit une réparation, je dirais : Il faut que l’esclavage cesse, il faut que les pratiques d’autrefois fassent place à la liberté la plus entière, la plus illimitée, et que cette liberté soit accordée dans le plus bref délai. Car toutes les fois où il y a injustice, il faut s’empresser d’y porter le remède le plus prompt et le plus efficace. Malheureusement, la réparation que je voudrais est de nature à compromettre des intérêts garantis par les lois et liés depuis longtemps à l’organisation sociale de nos colonies. L’esclavage ne peut donc être considéré isolément, il est donc impossible de songer à son abolition sans se demander ce que deviendra la fortune coloniale, sans s’inquiéter du sort des Français d’outre-mer, de ces malheureux colons déjà si embarrassés dans leurs affaires, dont la plupart paient les erreurs d’un autre siècle, et que l’esprit progressiste de notre époque tend à ruiner complètement… en effet, que deviendront nos places de commerce maritime si les colonies ne produisent plus ?…Comment la France pourvoira-t-elle à l’armement de ses flottes…car il faut être juste pour tous, et il ne faut pas que le sort de l’esclave, en s’améliorant, devienne un motif de ruine pour le maître, pour les colonies, pour nos ports de commerce et pour notre armée navale. …Et cependant, l’esclavage n’est plus de nos jours ! C’est un régime usé…La morale progressive du temps a conduit à cet état de choses, et il serait aussi impossible de faire rétrograder les esprits que de refouler un torrent vers sa source66.

L’équation selon laquelle l’esclavagisation n’est pas une injustice, que l’esclavagé n’est pas une victime, que ses intérêts ne sont pas garantis par la loi et donc, il ne peut mériter de réparation, est manifeste. Comme articulée dans les propos de Layrle, l’équation engage lourdement les questions de l’« aperception », l’« avenir », l’« existence », des « intérêts » et de la « loi » de l’esclavagiste. La loi de l’esclavagiste est la loi officielle de l’État, comme le premier affirme qu’il a « besoin » de l’autorité et de la justice du second et que Colbert reconnaît et accède à ce « besoin » en confirmant que l’État désire

« …y pourvoir, et leur faire connaître [que] nous leur sommes toujours présents, non seulement par l’étendue de notre puissance, mais encore par la promptitude de notre application à les secourir dans leurs nécessités 67». Selon la perspective déployée ici, le destin des deux parties, esclavagistes et État, est commun puisqu’il repose sur une clause économico-commerciale consensuellement approuvée. Si l’esclavagisation est vue comme une injustice et que l’esclavagé en reçoit une réparation, au moins par la liberté, alors périclite le destin tout entier de l’esclavagiste et de son pays d’origine. C’est ainsi que, s’exprimant au nom du « peuple français », considérant que « l’esclavage est un attentat contre la dignité humaine » et « … une violation flagrante du dogme républicain : Liberté Égalité Fraternité », l’article 5 du décret d’abolition de 1848 enjoint tout de même « L’Assemblée Nationale [à régler] la quotité de l’indemnité qui devra être accordée aux colons ». Même alors qu’il prétend vouloir établir un ordre humain en endiguant l’esclavagisation par une loi abolitionniste, l’État continue de comprendre la question engageant nègres et blancs, esclavagisation et liberté, injustice et justice selon la perspective esclavagiste où seuls comptent le pouvoir et l’intérêt de l’esclavagiste. Dans un pareil contexte, comme en atteste le Code noir, la justice est la justice de l’esclavagiste. Protéger la fortune coloniale des particuliers du groupe blanc et de l’État de même que le futur socio-économique de ces derniers devient une intention motivée par ladite justice. Mais, en soi, le groupe en question est celui des fauteurs-fraudeurs dont la loi protège l’aisance au détriment de la liberté du nouveau citoyen. L’État rend ainsi la justice en dehors des principes rassemblant tous les groupes et les comprenant comme égaux devant la loi, créant en ce sens divisions et inégalités, validant l’injustice raciale, fomentant l’injustice sociale et entravant l’idée et la pratique de paix sociale et du vivre-ensemble à venir. Pourtant, en voulant arrêter l’esclavagisation au moyen de la loi, l’État reconnaît qu’il s’agit d’une faute et d’une fraude et que les esclavagistes sont des fauteurs et des fraudeurs. Il prétend se prévaloir des valeurs révolutionnaires exacerbées par une approche robespierrienne : « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ». C’est en vertu de cette grave contradiction de choix et d’action que se déclare corrompue la vision que l’État propose de la liberté, des différents groupes de citoyens et de la justice. Ce choix fait que, en plus de l’idée de justice, c’est maintenant, la justice elle-même qui est corrompue. Jusqu’au bout donc, l’État tient la promesse faite aux esclavagistes, exprimée plus haut par Colbert, de les « secourir » en mettant diligemment en œuvre tous les moyens de sa puissance. Même alors que l’on souhaite interrompre le système esclavagiste qui avait choisi comme fondement l’esprit ultra-libéraliste au détriment de la morale humaine pour légitimer les exactions, l’on maintient ledit esprit ultra-libéraliste et la vision ultra-problématique de la justice dans la prise de décision et le processus devant mener à l’établissement de la liberté et de l’égalité pour tous et de la fraternité entre tous. Les esclavagistes obtiennent ce qu’ils estiment être une « réparation » comblant la perte de leurs « biens » en faisant intervenir leur pouvoir politique68 qui trouve satisfaction auprès du Gouvernement. Par-là, ils affichent l’amplitude du rapport de force qui les oppose à l’esclavagé au total désavantage de ce dernier. La question du rapport de force ne doit pas être occultée car c’est dans ce paradigme de rapport de force et de pouvoir politique nuls pour l’Africain que l’État crée une injustice que d’aucuns voudraient irrémédiable.

Tout comme l’intention et l’action esclavagistes qui avaient été préméditées étatiquement, les instances gouvernementales préméditent consciemment le maintien de l’injustice. En effet, en utilisant le terme « indemnité », la République française estime que, sur le plan légal, l’abolition de l’attentat contre la dignité humaine qui viole les principes fondamentaux de la République est un dommage, soit une injustice, que subit l’esclavagiste qui mérite ainsi réparation. D’ailleurs, la liberté de l’Africain et de sa descendance n’est pas conçue comme naturelle, puisque, avant de finalement accepter le principe d’abolition, les autorités françaises n’entrevoyaient l’issue que dans le contexte d’une amélioration de l’esclavagisation dans un premier temps et de l’apprentissage de la liberté dans un deuxième temps. À chaque fois, pour déterminer le sort et le destin de l’Africain dans l’esclavagisation et hors d’elle, seules parlent et veulent agir les autorités coloniales et esclavagistes. Dans la prise de décision concernant les aspects les plus importants de sa vie d’humain, ce sont, en son nom, des abolitionnistes qui discourent et se disputent les issues possibles allant de la tutelle, de la curatelle au métayage69. Portées au plus haut niveau, les apories ne gratifient ni l’État ni le peuple qu’il symbolise et dont l’état d’esprit ambiant semble être que la liberté et la justice ne peuvent être radicales mais peuvent souffrir la compromission, voire l’imposture. Le recours unilatéral au droit pour légitimer la parade a-éthique qui maintient les inégalités et donc, l’affaiblissement de la liberté et l’annulation de la fraternité, ne supprime en rien le fait que la mise à l’écart de l’éthique suscite le questionnement. Qui plus est, en conditionnant la liberté du nègre à l’indemnité pécuniaire légalisée pour l’esclavagiste, il est syllogistiquement affirmé que, moralement, ledit nègre est bien la propriété et la marchandise légale de l’esclavagiste d’une part et que, d’autre part, sa liberté par conséquent, échappe à la nature et au droit naturel qui régit la liberté pour gésir dans le privilège octroyé, une idéologie contraire à celle exprimée dans la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 178970 mais identique à celle exprimée dans l’article 59 du Code noir : « Octroyons aux affranchis les mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les personnes nées libres ; voulons que le mérite d’une liberté acquise produise en eux, tant pour leurs personnes que pour leurs biens, les mêmes effets que le bonheur de la liberté naturelle cause à nos autres sujets ». Cela fait que, de l’ordre de l’octroiement, la liberté du nègre ne sera jamais totalement vue au même niveau que celle du blanc et que ledit nègre devra, d’ailleurs comme il l’a fait, tous les temps suivants à l’instar de la Négritude par exemple, se battre pour être libre. Un tel état de pensée menant à une telle transaction d’indemnité porte la liberté du nègre anciennement esclavagisé au rang de la fortune acquise de l’esclavagiste, c’est-à-dire qu’elle en devient mal acquise, ce qui comprend de sérieuses et non négligeables implications psycho-symboliques. En outre, en payant les esclavagistes pour qu’ils valident la liberté des anciens esclavagés et en soient dédommagés de la perte, l’État valide l’idéologie et les valeurs esclavagistes selon lesquelles l’Africain n’est ni naturellement libre ni naturellement humain. Il n’est pas non plus égal au blanc et entre les deux parties ne peut intervenir de fraternité. La transaction monétaire qui annule liberté, fraternité et humanité se pose comme contradictoire aux valeurs élémentaires avancées comme intégrales au canon moral et éthique mais aussi politique de la nation. C’est ainsi que, infligeant une telle aporie à la nation, l’action politique de la République, dépourvue de la vertu montesquieuenne, n’assure pas « l’amour de la patrie et de l’égalité », « le ressort qui (doit faire) mouvoir le gouvernement républicain »71. Ainsi, la tentative de masquer les méfaits des actes coloniaux par le truchement de la loi qui tend normalement à la justice, échoue. Elle ne rend que plus flagrant et visible le méfait que la conscience porte à nu. Car c’est bien la subjectivité du jugement et non l’objectivité absolue qui conduit l’esprit à remplir la loi d’un contenu qui dépersonnalise la personne humaine africaine. Dans le contexte esclavagiste, l’aporie entretenue par la subjectivité et l’affect portés par l’orgueil racial supérioriste est bien une caractéristique déterminante du blanc.

Le blanc colonial

L’esclavagiste qui pense, parle et agit, s’adresse à tous. D’abord, à l’Africain qu’il souhaite conformer à son mythe et soumettre à sa mystification. Mais il s’adresse aussi au blanc en dehors de la colonie dont il entend être l’éducateur et auprès de qui il veut exercer une influence politique en façonnant sa pensée et son regard sur lui, sur son action et sur l’Africain. De la même manière que l’esclavagiste s’emploiera à écarter toute question morale en peignant l’Africain comme amoral, la France s’ingéniera à se préserver des mêmes questions sur son territoire. Pour ce faire, elle profitera du principe d’usage que, nul ne saurait être esclavagisé sur son lieu physique. Allié à l’effacement symbolique du symbolisationnisme esclavagiste où le nègre n’apparaît à l’esprit qu’en représentation fantasque-insolite, l’effacement physique sur le sol français du corps du nègre constituera, pour le blanc colonial, une foi en l’inexistence d’une solide négritude. La vie plantationnaire de deux des esclavagistes et des esclavagés sera inscrite dans le principe de la séparation radicale qui n’interdit pas la présence mutuelle des deux groupes. Cependant, sur le sol d’origine de l’esclavagiste, l’absence marquée de l’Africain de la vie concrète du blanc colonial sera pensée et observée. Ainsi, le blanc de France sera protégé de la vue et de l’expérience directes et massives de ce qui peut violemment heurter sa dignité et son orgueil. Il n’y aura pas d’esclavagés sur le sol français, tout au moins quelques Africains, et ainsi, les questions directes posées par l’esclavagisation ne hanteront point le blanc colonial qui pourra être bénéficiaire total et jouir, en toute quiétude, du statu quo socio-politique établi par l’esclavagiste. Le blanc colonial aura pu vivre dans un environnement où l’exposition à l’abomination esclavagiste ne remet pas directement en cause ses prétentions humanistes et où il demeure, sur le plan de la vision de soi, projetée à soi et à l’Autre, plus ou moins sain et sauf. Cependant, le blanc esclavagiste affirme bien que son entreprise matérielle concerne l’intérêt matériel et symbolique de sa postérité totalement prise comme race qui doit en ressentir une sûre fierté. La civilisation coloniale qu’il fonde par le matériel et le symbolico-politique, concerne aussi le blanc de France quand bien même celui-ci ne serait pas formé aux affaires directes de la colonie. Le blanc de France bénéficiera en effet des apports et du pouvoir matériels du blanc esclavagiste. Grâce au travail de l’Africain, le blanc esclavagiste est aussi l’un des éléments par lequel la richesse matérielle arrive en France. Ayant symbolisé le blanc méliorativement et symbolisationné le nègre, ayant largement déterminé leurs épistèmês et les connaissances à avoir sur les deux groupes respectivement, le blanc esclavagiste est, également, l’être par qui les valeurs existent72. Par conséquent, le pouvoir politique racial qui s’imbrique au pouvoir matériel procuré par le blanc esclavagiste sera pour le blanc colonial une réalité. Recevant le discours symbolisationniste de l’esclavagiste, discours selon lequel le blanc est innocent, pur et noble et n’étant pas exposé directement à l’abject de la plantation, le blanc colonial finira par être possédé de la conscience active du nègre et de la déconscience du blanc, par la fierté raciale le menant à considérer souvent l’entreprise coloniale comme exploit. Ainsi, le blanc esclavagiste est bel et bien ancêtre du blanc colonial qui assume le paradigme symbolico-politique esclavagiste. Lorsqu’un enfant blanc, dans les rues de Paris des années quarante-cinquante, montre du doigt l’adulte nègre Frantz Fanon et s’exclame, « Tiens, un nègre ! …Regarde, un nègre !73 », il a en conscience « l’humanité insolite » apeurante et nous sommes en pleine manifestation de l’adhésion politique du locuteur à l’héritage symbolisationniste de l’ancêtre. Lorsque dans la société française d’aujourd’hui, le terme « noir 74» voire celui de « nègre » sont usités sans gêne manifeste et que le terme « blanc » suscite le questionnement et l’offuscation lorsque proféré, alors, là aussi, se démontre actif l’héritage de l’ancêtre esclavagiste selon qui la déconsciencialisation de l’être-blanc en tant que race ne peut être remise en cause. Pourtant, le concept de « blanc » existe dans ses états coloniaux réels en France, où les non blancs peuvent en faire l’expérience. Alors pourquoi une si vive émotion et un tel refus de discussion de la part du blanc colonial lorsque mentions sont faites de l’esclavagisation, de son associée question de réparation et du terme « blanc » ?

Outre le problème humain, les choix, idéologies, ambitions, émotions et actes de l’esclavagiste ont conduit à la fabrication d’un « problème » à deux têtes de monstre que l’historien étatsunien Riley a déjà qualifié de « problème nègre » ou « problème racial ». Le lot de l’esclavagiste, toujours selon Riley, est le « White man’s Burden », le fardeau du blanc. Cela est aussi valable dans le contexte français. Seulement, celui-ci diffère de la situation étatsunienne en ce que le blanc colonial, en France, a été protégé de l’expérience directe de l’esclavagisation, c’est-à-dire de la réalité discréditant directement le discours purificatoire et innocentificatoire. Ceci est à l’origine de la seconde tête du monstre que l’esclavagisation a créée pour le blanc colonial français. Le « noir » étant au loin, dans le vague lieu, « les Antilles », « la Caraïbe » et surtout « les îles », il est aisé pour le blanc colonial de croire qu’il n’existe pas de « problème noir » en France. Ensuite, il lui est aisé de se conforter par et de se réfugier dans la rassurante idée d’une vertu et bonté raciales blanches et de l’assimiler, profondément, comme instance de la construction intime et de la vision de soi. Confrontés de tous temps à l’opposition directe de ceux contre qui est dirigé un tel discours racial, les États-Uniens blancs, au contraire du blanc colonial français, ont toujours vécu la remise en cause directe, même s’ils la combattent de multiples manières féroces.

Être remis en cause dans son intime, au niveau des valeurs consacrées participant de la définition de l’identité profonde et des principes d’existence ne peut que générer ébranlement, malaise et récri pour celui qui, sur son territoire, règne dans le confort de ses croyances et de sa foi non remis en cause. Pourtant, la fin de l’esclavagisation formelle, au dix-neuvième siècle, ne coïncidant pas avec une abolition de ses principes matériels, théoriques, idéologiques et symboliques, la descendance des anciens esclavagés continua75, au vingtième siècle, et sur le sol français directement, la tradition de remise en cause du racisme et du symbolisationnisme dont l’une des formes fut la Négritude emblématisée par Léon-Gontran Damas et Aimé Césaire. À lui seul, le principe de remise en cause des afro-descendants signale la conscience du mensonge et à chaque fois fut soulevée la question de la morale et des contradictions animant la position française qui souhaitait mettre en avant, exclusivement, une identité humaniste et une universalité de son ontologie. Le constat et la prise de parole du nègre français sont intransigeants : « L’Europe est indéfendable 76 ». L’affirmant lui-même, puisqu’il est directement victime de l’action esclavagiste et coloniale qui, bien que révoquée légalement, continue d’agir sur lui un symbolisationnisme d’endiguement par l’action du blanc colonial, il porte à la conscience de celui-ci, directement, sa participation au prolongement de cette forme de l’action esclavagiste. Celui qui parle n’est ni sous l’effet de la blancheur calcinante ni sous celui de la « conduite d’homme noir 77» attendue de lui. Il assume et pose un autre épistêmé, une autre réalité et appréhension du monde. Il rappelle la nature anti-humaine et a-éthique de l’action colonio-esclavagiste et le fait que, ainsi, elle attouche au-dedans, à l’intime et à la morale ontologique qu’elle dévoile. Il renvoie le blanc colonial à sa vérité intérieure maintenant en conflit avec celle instituée par les stratagèmes du symbolisationnisme. En somme, il introduit péremptoirement au schème d’existence coloniale, une inattendue clause. Il conduit le blanc colonial à douter. La conscience du nègre fait peur au blanc colonial. Ceci est d’autant plus mordicant que, actuellement aussi, la présence physique du noir dans le lieu France qui en avait été contenue pour garantir la paisibilité d’âme et l’absence de tourment de conscience au blanc de France, est ample et ne fait plus l’objet de restriction. Les descendants des esclavagés martiniquais, guadeloupéens, guyanais et réunionnais mais aussi des Africains, y vivent côte à côte, avec le blanc colonial. Pour ce dernier donc, en raison de cette présence physique irrévocable, l’esclavagisation et ses conséquences humaines sont ce sein qu’il faudrait cacher et que l’on ne saurait voir mais qui, pourtant, figure comme un nez de Bergerac en plein milieu de son visage découvert. Aidé de la parole articulée sûrement, le corps noir qui ne devait souligner que le bas censé le stipuler rappelle aussi, désormais, l’histoire de la fraude du blanc. Il est une conscience littéralement de chair. Car en effet, ni l’un ni l’autre des stratagèmes que l’esclavagiste avait mis en place pour dédire la raison et contourner la vérité n’est de nature à susciter chez lui et à faire l’Autre déceler en lui la grandeur de laquelle il avait prétendu être investi et qui devait convoquer une inaliénable fierté raciale.

Le blanc esclavagiste ne se reconnaît pas comme agent moral dont la liberté est consciente d’elle-même. Il ne vit par conséquent pas d’angoisse autre que celle qui le pousse à s’établir dans une identité de menteur rusé et à vouloir exister au prix de tout. Cependant, le blanc colonial sait que c’est l’être par qui les valeurs existent78 mais ne souhaite pas consulter ses tendances inconscientes vis-à-vis de cet état de fait. Prétendant la liberté face à son ancêtre, il refuse le rapport épistémique avec sa conscience qui porte son savoir, d’où son angoisse. C’est bien aussi en son nom, celui de la famille raciale élargie, que l’esclavagiste s’active dans la forfaiture. Les valeurs apportées par le blanc esclavagiste au blanc colonial, richesse matérielle et pouvoir symbolique, tendent à signifier que, si pour le blanc colonial le blanc esclavagiste n’est pas forcément ancêtre de sang, il est pour lui, assurément, ancêtre de pouvoir et de puissance. Par là même, ces valeurs tendent à signifier qu’ils sont libres. Cependant, « Une liberté qui se veut liberté, c’est en effet un être qui n’est-pas-ce-qu’il-est et qui-est-ce-qu’il-n’est-pas qui choisit, comme idéal d’être, l’être-ce-qu’il-n’est-pas et le n’être-pas-ce-qu’il-est. Il choisit non de se reprendre, mais de se fuir, non de coïncider avec soi, mais d’être toujours à distance de soi 79».

L’esclavagiste a convoqué chez son descendant un état de turbulence et de crise morales, une vulnérabilité psychique, métaphysique, et une blessure et une crise narcissiques qui se déclinent en refus d’authenticité. La conscience et la prise de parole inattendue de l’opprimé contribuent à en mettre le schème en relief mais aussi à le déclencher. Bel et bien ancêtre, bel et bien pourvoyeur de richesses, l’esclavagiste est pourtant irréclamable. C’est-à-dire que, alors que la consonance de l’état de riche, matériellement et symboliquement, doit normalement instituer la fierté et l’aise déclamée, la manière d’acquisition de la richesse et les conséquences des actions esclavagistes anti-humaines et amorales réduisent les possibilités pour ses descendants de clamer une adhésion totale à l’ancestralité. La tension entre la positivité de l’état de riche et de puissant et la négativité du sens de cette richesse et puissance sont intenables. Cela est vrai surtout, lorsque la voix de la victime se répand en conscience active, en savoirs et connaissances exacts du forfait et que le changement de temps et le progrès de la pensée et des valeurs ont contribué à qualifier l’acte de l’esclavagiste comme malignité. En même temps que la sombreur qui l’enrobe ne permet pas de reconnaissance totale de l’ancestralité, le blanc colonial s’inflige une violence déconcertante car, ne le validant pas, il ne renie pas non plus l’ancêtre. L’incommodité d’une telle position déséquilibrée de l’entre-deux moral ne peut manquer d’être l’expression réelle de déséquilibres vécus intérieurement et proches de la scotomisation. Le plaisir qu’il tire des avantages rendus possibles par l’esclavagiste détermine son choix en faveur du déni sans reniement, une attitude mentale qui répond à un aspect de la « mauvaise foi », soit « …l’art de former des concepts contradictoires, c’est-à-dire qui unissent en eux une idée et la négation de cette idée 80». Ayant donc peur des significations de ce que posent la conscience et la parole du descendant d’esclavagé, le blanc colonial joue également à se faire peur. Quoique existante, la conscience malaisée se veut tout de même atténuée, voire refoulée sur le modèle de ce que rappelle Voltaire à Rousseau dans leur querelle sur la nature et le sens de l’humain : « Mais il vient un temps où le mal est tel que les causes même qui l’ont fait naître sont nécessaires pour l’empêcher d’augmenter ; c’est le fer qu’il faut laisser dans la plaie, de peur que le blesse n’expire en l’arrachant »81. En dépit de cela, l’esclavagiste demeure un ancêtre et il ne peut être déréellisé. L’angoisse du blanc colonial concerne et attise donc l’intime et l’affectivité qui se dévoilent en trauma. C’est le tragisme qui se dégage de l’état de fait de la situation aporétique du blanc, tragisme qui insinue sans doute un déchirement intérieur, mais aussi un inconfort dû à l’échec de l’entreprise initiale, y compris celle de l’effacement de l’Autre, car l’unique conclusion vers laquelle mène l’analyse de sa situation dans ce cas précis est : tel est pris qui croyait prendre. Pour le blanc colonial, le tragisme évoque bien sûr un inconfort ontologique car est soulevée une lourde question filiale débordant sur l’identité propre de l’individu et l’identité raciale de son groupe.

Si l’esclavagiste convoque chez son descendant une crise morale, la conscience, le corps et la parole du descendant d’esclavagé provoquent chez le blanc colonial une crise éthique. En effet, sa présence et sa parole accentuent le fait que le blanc colonial se trouve face à deux propositions, celle a-éthique de son ancêtre et celle du descendant d’esclavagés qui réclame, dans les interactions quotidiennes une transformation comportementale, une considération sincère et une prise de position univoque concernant les faits esclavagistes. Face à ces deux propositions, le blanc colonial ne choisit pas et se réfugie dans le refoulé, la défensive, et souvent, le déni. Toute la tension que vit le blanc colonial, toute sa manière de recevoir la conscience et la parole de l’afro-descendant est marquée par cette double crise, moralo-éthique et existentielle et son rapport d’être avec son ancêtre. Cette tension est d’autant plus exacerbée qu’en réclamant, le descendant d’esclavagés force le blanc colonial à, vivre sa relation à lui et à son ancêtre non plus uniquement selon les termes de son affectivité, mais selon ceux de l’objectivité. Au reste, lesdites relations, avec soi et l’ancêtre esclavagiste, impliquent aussi pour le blanc colonial une relation avec l’ancien esclavagé et sa descendance de qui il est maintenant en présence. C’est donc, à la fois, dans son corps et dans son esprit que l’afro-descendant touche le blanc colonial en ce que, en réalité, ce qu’il demande concerne directement le comportement concret du blanc colonial, comportement qui lui-même intime un changement de conscience, de systématicité et de paradigme. En effet, sérieuses, les réclamations, comme celles concernant les réparations obligent à une considération également sérieuse et franche des faits esclavagistes, de ceux qui les ont perpétrés et ceux sur qui ils ont été perpétrés, faits qui, si étudiés objectivement, déconstruisent brutalement tout le schème racialo-symbolique fantasmatique construit par l’esclavagiste et font ressortir l’implication du blanc colonial dans son maintien en vigueur.

La conscience, la parole et la contre-action du nègre plongent le blanc dans la crise car elles constituent pour lui un affront ultime et la violation audacieuse d’un défendu. Quel est donc ce défendu propagé jusqu’à nos temps par le symbolisationnisme et qui sous-tend, tacitement, l’offuscation du blanc colonial et son refus de toute discussion pacifiée ? Les règles mentalo-morales imposées par l’esclavagiste furent édifiées sur des règles légales leur permettant un cadre stable et sûr de manifestation. Elles cadrent aussi la perception et les attentes vis-à-vis de l’Africain et de sa descendance et prétendent assurer la paix à l’esclavagiste. Vue comme suprême, la loi enrobe de sérieux les objets qui y ont trait. Or, l’esclavagé et sa descendance sont visés comme insignifiants. Ainsi, l’élévation de toute parole, qui plus est réclamatoire et donc censée le situer dans le sérieux de la loi, ne peut que provoquer l’ire de celui pour qui le défendu est inviolable. C’est que, en effet, le descendant d’esclavagé élève sa parole dans le cadre d’un entendu légal sous-jacent selon lequel il ne peut aucunement prétendre à la défense de soi et de ses intérêts et ne peut strictement être, ni « demandant » ni « défendant ».

D’abord, pour les besoins de l’attaque immodérée et à conséquences pérennes, il convenait, durant l’esclavagisation, de dépourvoir l’Africain de moyens de défense comme le stipule l’article 15 du Code noir : « Défendons aux esclaves de porter aucunes armes offensives ni de gros bâtons… ». Toute défense de l’Africain est pour l’esclavagiste, une attaque. C’est, selon l’article 33, la mort qui lui est infligée dans le cas où il porterait la main sur l’esclavagiste ou sa famille. Mais c’est surtout avec l’article 58 que l’offuscation du blanc colonial doit être mise en résonnance car c’est cet article qui commande les premières attentes comportementales vis-à-vis de, non seulement l’esclavagé, mais aussi de l’« affranchi ». Si l’esclavagiste ne peut plus en tirer profit matériel, même après sa mort, il doit continuer d’obtenir de l’ancien esclavagé, de l’affranchi donc, un comportement déférent déclarant univoquement son acceptation de la supériorité socio-raciale dudit esclavagiste et de sa descendance :

Commandons aux affranchis de porter un respect singulier à leurs anciens maîtres, à leurs veuves et à leurs enfants, en sorte que l’injure qu’ils leur auront faite soit punie plus grièvement que si elle était faite à une autre personne : les déclarons toutefois francs et quittes envers eux de toutes autres charges, services et droits utiles que leurs anciens maîtres voudraient prétendre tant sur leurs personnes que leurs biens et successions en qualité de patrons.

L’article 28 vient éloquemment aggraver les principes déterminés pour assurer une exclusion totale de quelque réclamation que ce soit de la part de l’Africain mais surtout de sa descendance. Condamnés à une interdiction successorale, les « enfants des esclaves » mais aussi « tous autres » en provenant, incluant logiquement les générations d’aujourd’hui, ne peuvent rien prétendre de ce qui échoit par « industrie » à l’Africain esclavagisé :

Déclarons les esclaves ne pouvoir rien avoir qui ne soit à leurs maîtres ; et tout ce qui leur vient par industrie… à quelque titre que ce soit, être acquis en pleine propriété à leurs maîtres, sans que les enfants des esclaves, leurs pères et mères, leurs parents et tous autres y puissent rien prétendre par successions, dispositions entre vifs ou à cause de mort, lesquelles dispositions nous déclarons nulles, ensemble toutes les promesses et obligations qu’ils auraient faites, comme étant faites par gens incapables de disposer et contracter de leur chef.

L’article 31 du Code noir déjà alludé stipule bien que seul l’esclavagiste a le droit de formuler réclamation au nom de l’esclavagé qui, du reste, par l’article 44 qui le définit comme bien meuble, ne saurait se prévaloir de descendance. Ainsi, toute réclamation portée par l’afro-descendant du XXIe siècle relative à un dédommagement est conçue comme un inconcevable outrepassement de droits, une prise de liberté impertinente et non autorisée et une atteinte à la loi tacitement en vigueur : « Ne pourront aussi les esclaves être parties ni être (sic) en jugement en matière civile, tant en demandant qu’en défendant, ni être parties civiles en matière criminelle, sauf à leurs maîtres d’agir et défendre en matière civile et de poursuivre en matière criminelle la réparation des outrages et excès qui auront été contre leurs esclaves ». L’organisation légale rejoint et renforce l’organisation symbolique qui ne manque pas de traverser le temps et d’imprégner les générations au nom desquelles elle est formulée. En très large partie, les réactions du blanc colonial face aux exigences des descendants d’Africains ayant vécu l’esclavagisation américaine sont ancrées dans ce paradigme légal et symbolique institué par les esclavagistes et formalisé par les plus hautes instances gouvernantes. Les offuscations et l’ire du blanc colonial et le système légalo-symbolique en question sont des injonctions formulées au nègre de ne jamais désaiser la paix du blanc, telle que celui-ci la comprend et l’a organisée.

L’esclavagiste a remis à son descendant une sacré livrée fanonienne car, alors qu’il n’était pas en paix et a existé dans le tourment de la peur et de sa psychopathie, son descendant ne sait faire avec lui la paix. Il ne réclame certes pas son ancêtre du fait des soupçons qui pourraient en découler sur son éthique. Son ancêtre étant connu pour raciste, il a peur du jugement. Cependant, le blanc colonial est sensible aux privilèges échus du blanc esclavagiste et la prérogative de la prédominance et des richesses assurées par la fraude esclavagiste lui est tout de même bénéfique, appréciable et agréable. Il porte bien un regard sur lui qui le prend comme transcendance, c’est-à-dire qu’il est sa transcendance et ainsi, il échappe à tout ce qu’il est et qui pourrait inciter un reproche82. Dans ce processus où il est entre deux, ses émotions sont lourdement engagées et débordent sur l’amour propre, la fierté, la peur et la colère face au corps et à la parole du nègre qui se présentent en activateurs de conscience refoulée. Comme son ancêtre esclavagiste, il aspire à la tranquillité et ne veut pas être inquiété. Dans ce contexte, la longue absence marquée du noir commuée en présence remarquée par ledit corps et ladite voix nègres sont prises comme coupables de remettre en cause le statu quo et de mener à une inquiétude intime. Celle-ci est le sentiment de culpabilité que peut ressentir le blanc colonial qui n’est, du reste, ni dans la stabilité du sentiment ni dans la clarté de l’émotion. Cependant, il est plutôt vulnérable et se sent en danger existentiel. Il gît donc cacochymement entre l’ambiguïté du rejet et du regret, d’où ses vives réactions émotives à l’intervention intransigeante du noir dans des questions sur la colonisation et l’esclavagisation relèvent bien de la mauvaise foi.

L’esclavagiste utilise la comparaison et se compare à l’Africain dans un paradigme de traits inventés. Cependant, la clarté du savoir et de la connaissance de l’époque post-esclavagiste nous conduit maintenant à comparer son attitude à celle de l’Africain. Dans le contexte de l’esclavagisation, l’Africain n’a pas projeté sur Autrui son angoisse existentielle83 requérant l’exercice du sadisme et du machiavélisme et le refus d’authenticité pour tenter d’effacer la liberté de l’Autre et ainsi, négationner et apprivoiser son angoisse. Le descendant de l’Africain esclavagisé non plus, n’a pas tenté de transfert de son angoisse sur le blanc colonial pour tenter de la contenir. Le blanc esclavagiste et le blanc colonial vivent tous deux une angoisse existentielle différenciée mais liée et évoquant conjointement la stratégie d’existence permettant les prérogatives. Tandis que l’esclavagiste ment, c’est-à-dire qu’il parle à l’Autre et est conscient que ses propos adressés à l’Autre sont faux, son descendant affiche en effet de la mauvaise foi. Cela veut dire que son rapport d’être ambigu avec son ancêtre le mène à un rapport insincère avec lui-même car celui à qui il ment et celui qui ment est lui-même84.

« …[L’] acte premier de la mauvaise foi est pour fuir ce qu’on ne peut pas fuir, pour fuir ce qu’on est 85». En outre, la mauvaise foi se nourrit de réalité désajustée et fausse qui conditionne l’état d’esprit et le comportement : « La condition de possibilité de la mauvaise foi, c’est que la réalité humaine, dans son être le plus immédiat, dans l’infrastructure du cogito préréflexif, soit ce qu’elle n’est pas et ne soit pas ce qu’elle est 86». Or, le blanc colonial, investi du symbolisationnisme se conçoit comme sujet regardant l’Autre, se vit en tant que transcendance et aussi comme étant sa propre transcendance. Mais voilà que la présence et la parole du nègre imposent un autre paradigme métaphysique concernant le rapport à soi puisqu’elles lui renvoient la réalité d’un soi comme objet regardé et évalué. Le nègre est ici cet « autrui qui est le médiateur entre [le blanc colonial] et lui-même87 » et qui remet en cause la clause ontologique de la suprématie et de la transcendance. C’est ainsi que sous le regard d’autrui, ressort une évaluation contredisant les parades symbolisationnistes et blanchisantes : « Ainsi autrui ne m’a pas seulement révélé ce que j’étais : il m’a constitué sur un type d’être nouveau qui doit supporter des qualifications nouvelles 88». La situation du blanc colonial est inconfortable car il est non plus dans l’abstrait du symbolisationnisme qui rend fort magiquement et établit une réalité fausse. Il est bien en face du noirisé qui regarde et voit ce qu’il est et par conséquent, effectue une correction de la réalité. La réalité de « blanchisé » du blanc colonial n’échappant pas au regard du noirisé, et parce que justement en face du noirisé, l’émotivité et l’affectivité du blanchisé répondent par le sentiment de honte ressenti : « …la honte dans sa structure première est honte devant quelqu’un 89». « [L]a honte est, par nature, reconnaissance 90» et conséquemment, reconnaissant lui-même la réalité et la vérité, il a honte de l’ancêtre, honte des actes de l’ancêtre et honte de soi dont l’orgueil est sensible aux bénéfices des actes esclavagistes. La non-conformité entre l’idéal de soi clamé inscrit dans la transcendance et ce que voit et comprend le noirisé et qu’il n’hésite pas à exposer autoritairement est une tension et pression morale suffisante pour attiser le malaise du blanc colonial : « j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui 91» et la structure de la honte est « intentionnelle, elle est appréhension honteuse de quelque chose et ce quelque chose est moi. J’ai honte de ce que je suis. La honte réalise donc une relation intime de moi avec moi : j’ai découvert par la honte un aspect de mon être 92». Lui soumettant un autre paradigme ontologique qui l’oblige à une réaction face à lui-même, le noirisé qui est, regarde et parle, oblige aussi le blanchisé à reconsidérer « l’existence d’autrui », c’est-à-dire celle du noirisé, et son « rapport d’être avec l’être d’autrui 93», questions qui, selon Sartre, sont autrement plus « redoutables » que celle portant sur l’être-en-soi. 

Cependant, le blanchisé adopte une conduite de mauvaise foi en utilisant une duplicité dont l’objet est de sauvegarder son en-soi et la relation entretenue avec celui-ci où il se voit comme bon, bien, beau et innocent. Alors qu’il est capable de reconnaître la criminalité de l’action esclavagiste, la nullité de l’idéologie raciste et suprématiste, il démet, par l’indignation, les prises de parole et remises en cause du noirisé portant sur le statu quo. Son rapport avec son en-soi implique des coordonnées qui, si réévaluées, peuvent sérieusement défaire le statu quo, sa filiation de puissance, sa participation au maintien du statu quo présent, son identité. L’indignation élevée est donc un masque cachant la peur de perdre et de remettre en cause sincèrement son destin de privilégiés et les prérogatives que lui assure ledit statu quo. Par le truchement de la mauvaise foi, il tente de fuir la blessure narcisséenne et l’endiguement de la crise existentielle. Il refuse de se déblanchiser. L’objet central le concerne intimement, ce qui fait que la réponse qu’il choisit est profondément égotique et fait fi, là aussi, du rapport de deux et de la notion de vivre ensemble si prépondérante dans le monde contemporain. La « mauvaise foi » consistant à « masquer une vérité déplaisante », l’on retrouve par cette stratégie du blanc colonial la parade du vèglé déjà présente dans la politique de voilement de l’esclavagiste. Sauf qu’ici, pour le descendant, il s’agit d’abord de tenter de contenir les débordements dans le rapport qu’il entretient avec lui-même et qui rassure son image de soi pour mieux permettre le refoulement de la crise existentielle. L’objectif du blanc colonial, qui jusque-là avait été sain et sauf grâce à la politique étatique ayant tenu éloigné de lui les éléments visibles pouvant le conduire à douter de l’idée d’un soi transcendantal, est de préserver ce même état de sécurité morale et éthique vis-à-vis de soi et de contenir les instances d’inquiétude.

Ainsi, avec la colonisation et l’esclavagisation, ce n’est pas seulement l’ordre du monde qui a changé, le monde occidental qui en est devenu plus riche, les mondes africain et amérindien qui en ont été désarticulés de leurs richesses, mais tout un groupe, le groupe nègre, qui désormais, sera perçu par tous comme le parangon de l’imperfection humaine. Pour autant qu’elles auront été parfaitement matérielles, la déprédation humaine est sans doute l’endroit où les conséquences de la colonisation et de l’esclavagisation sont les plus dévastatrices. Il faut voir la persistance, l’ampleur et la systématicité avec lesquelles la démarche symbolisationniste fut soutenue et comment elle prend les attraits d’une sorte de traité éthologique. C’est dans l’incommensurable remise en cause de l’humanité, qu’en plus d’être une blessure blanche, la colonisation de différents groupes et l’esclavagisation des Africains sont la blessure du blanc, une blessure que ce dernier ne sait assumer. Il faut aussi voir comment les deux systèmes ont provoqué, chez le blanc colonial, un remous existentiel souvent manifesté dans le refus persistant de recevoir toute allusion relative à une partie de son histoire contredisant le discours purificatoire et érigeant une revendication réclamatoire. Sur la défensive, il ne fait pas que poser son inconfort psychologique, son alienation. Il tend à l’imposer comme modalité de relation et de législation légiférant sur l’inadmissibilité de toute requête demandante. Ce faisant, il parachève le schème de violence depuis longtemps établi pour travestir la vérité et neutraliser chez l’Africain et sa descendance américaine, toute résolution de justice. Le maintien en l’état du statu quo au sein duquel ses avantages sont sûrs n’est pas la seule ambition. L’une des aspirations relève de la protection de l’émotion et de l’affectivité qu’il ne faut pas rudoyer, ce qui ramène à comprendre que, concernant les afro-descendants français directement liés à l’esclavagisation, l’un des graves problèmes d’inégalité de traitement sur le plan de la justice est causé par l’émotion du blanc colonial. Défini moralement par les soins racialocentrés de son ancêtre esclavagiste, le blanc colonial français tarde à se déblanchiser, c’est-à-dire à rentrer dans une procédure éthique et métaphysique qui tendrait à la constitution d’un blanc nouveau débarrassé des ordonnancements coloniaux comme en leur temps, les leaders politiques et intellectuels des groupes noirs ont prôné et puis travaillé épistémiquement et métaphysiquement pour l’érection d’un nègre nouveau débarrassé des insidiosités coloniales qui s’attaquent aux valeurs dignifiantes de l’humain.

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Professeur Hanétha Vété-Congolo (Contributeur académique- USA)

Secrétaire de rédaction Colette Fournier (Lyon)

Pluton-Magazine/2018/Paris 16eme

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Hanétha Vété-Congolo est Professeure des Universités à l’université Bowdoin dans le Maine aux États-Unis. Elle est membre du département d’études francophones et est rattachée aux programmes d’études africaines, d’études latino-américaines et d’études sur le genre, les femmes et la sexualité. Sa recherche s’inscrit dans le Africana Critical Theory, le Black Existential Philosophy et porte sur les idées et la philosophie caribéennes et sur les oralités et littératures de l’Afrique de l’Ouest et de la Caraïbe. Ses récents ouvrages sont : L’Interoralité caribéenne : le mot conté de l’identité. Vers un traité d’esthétique caribéenne (Paris, Éditions Connaissances et Savoirs, 2016) et The Caribbean Oral Tradition : Literature, Performance, and Practice (Palgrave Macmillan, 2016)

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Bibliographie

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ALLEYNE Mervyn C., The Construction and Representation of Race and Ethnicity in the

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VÉTÉ-CONGOLO Hanétha, L’interoralité caribéenne : Le mot conté de l’identité (Vers un traité d’esthétique caribéenne), Éditions Connaissances et Savoirs, 2016.

1 Cet article est une version longue de la communication donnée par visio-conférence lors de la « Journée nationale de commémoration des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions », le 9 mai 2018, Université de Perpignan, Via Domitia. Journée organisée par le Pr. Victorien Lavou Zoungbo, coordinateur principal du GRENAL, Groupe de Recherche et d’Études sur les Noir-e-s d’Amérique Latine.

2 MARTIN Gaston, Histoire de l’esclavage dans les colonies françaises, Paris, Presses universitaires de France, 1948, p. 1.

3 Nous proposons le terme « esclavagisation » au lieu de « esclavage » pour mettre l’accent à la fois sur l’action et le tiers qui commet l’action plutôt que sur celui sur qui l’action est commise. Cette dénomination indique un changement de parallaxe de nature à susciter l’interrogation et des questions d’ordres multiples y compris critique, épistémique, philosophique, questions souvent occultées dans les considérations sur cet aspect de l’histoire récente. VÉTÉ-CONGOLO Hanétha, L’interoralité caribéenne : Le mot conté de l’identité (Vers un traité d’esthétique caribéenne), Éditions Connaissances et Savoirs, 2016.

4 Il est établi que si les premières colonies caribéennes de la France sont constituées en 1625 (Saint Christophe, actuelle Saint Kitts), c’est bien dès le XVe siècle qu’elle intervient officiellement dans la traite : « Avant même de posséder un domaine antillais propre. la France est incitée à faire la traite au compte de la nation voisine ». La nation voisine en question est l’Espagne). MARTIN, op. cit., p. 5.

5 Legifrance.gouv.fr, “Loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité »,  https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000005630984&dateTexte=vig Consulté le 30 avril 2017.

6 Liberté pour l’histoire, « Demande de classement de la loi Taubira », http://www.lph-asso.fr/index7380.html?option=com_content&view=article&id=38%3Ademande-de-declassement-de-la-loi-taubira&Itemid=34&lang=fr Lundi 08 mai 2006, Consulté le 1er mai 2017.

7 Alban Dignat, Herodot.net, « La traite, un crime contre l’humanité ? », https://www.herodote.net/articles/article.php?ID=17 Publié ou mis à jour le : 2018-04-01 20:52:36. Consulté le 15 septembre 2018.

8Toutes ces citations sont tirées de, Herodot.net, Alban Dignat, « La traite, un crime contre l’humanité ? », https://www.herodote.net/articles/article.php?ID=17 Publié ou mis à jour le : 2018-04-01 20:52:36.

9 Alban Dignat, Herodot.net, « La traite, un crime contre l’humanité ? », https://www.herodote.net/articles/article.php?ID=17 Publié ou mis à jour le : 2018-04-01 20:52:36. Consulté le 15 septembre 2018.

10 Y. Savéan, Association pour l’économie distributive, « Les réparations liées à l’esclavage », https://www.economiedistributive.fr/Les-reparations-liees-a-l Mis en ligne le 25 octobre 2013. Consulté le 1er mai 2017.

11 CNRS, Le journal, « Quelles réparations pour l’esclavage ? » https://lejournal.cnrs.fr/articles/quelles-reparations-pour-lesclavage 10 mai 2017 Consulté le 15 septembre 2018.

12 Nous proposons le terme « esclavagé » plutôt que « esclave » car ce dernier terme renvoie à une identité de facto, naturelle et irréversible. « Esclavagé » met l’accent sur le fait que l’action d’un tiers influe lourdement sur le statut social d’un sujet qu’il soumet à une condition subalterne. VÉTÉ-CONGOLO Hanétha, L’interoralité caribéenne : Le mot conté de l’identité (Vers un traité d’esthétique caribéenne), Éditions Connaissances et Savoirs, 2016.

13 MARTIN, op. cit., p. 294-295.

14 Pierre Serna, Histoire coloniale et postcoloniale, « L’esclavage était bien un crime contre l’humanité », http://histoirecoloniale.net/Pierre-Serna-L-esclavage-etait-bien-un-crime-contre-l-humanite.html Publié le jeudi 27 juillet 2017. Consulté le 15 septembre 2018.

15 MARTIN, op. cit., p. 10.

16 Ibid, p. 29.

17 « Lette de Voltaire à M.J.J. Rousseau » in ROUSSEAU Jean-Jacques, Discours sur les sciences et les arts, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Garnier-Flammarion, 1971, p. 239.

18 SARTRE, op. cit., p. 85.

19 « Esclavagiste » qualifie ici tous ceux ayant pris part, de près ou de loin, à l’entreprise de Traite, de législation, de financement, de déportation et d’esclavagisation effective d’Africains et qui vont de l’armateur de négriers, du matelot, de l’investisseur, du négociant, du fonctionnaire, de l’administrateur, en passant par les concepteurs du système qui procurent les autorisations, les décideurs gouvernementaux, les gouvernements royaux, à ceux qui, dans la plantation américaine, obligent l’Africain au travail forcé à leur profit exclusif.

20 SARTRE, op., cit., p.111.

21 Ibid., p.39.

22 Fanon Frantz, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952.

23 La “blès” est une gêne à la fois physiologique et affective.

24 Fanon, op. cit., p. 7.

25 Ibid., p. 7.

26 Ibid., p. 6.

27 SARTRE, p. 370.

28 MARTIN, op. cit., p. 102.

29 SARTRE, op. cit., p. 449.

30 Pour cette notion, voir VÉTÉ-CONGOLO Hanétha, L’interoralité caribéenne : Le mot conté de l’identité (Vers un traité d’esthétique caribéenne), Éditions Connaissances et Savoirs, 2016.

31 MARTIN, op. cit.,p. 6.

32 Ibid., p. 11.

33 SARTRE, op. cit., p. 371.

34 En raison des circonstances et des urgences épistémiques soulevées par ce procédé, à travers le dernier siècle de recherche universitaire, l’on a beaucoup étudié la désujétisation du nègre et moins celle du blanc. Il est important de voir aussi comment le procès de racialisation ou de racisation du nègre implique une désujétisation le blanc qui, selon le principe, n’est pas lui non plus un ‘sujet’ à part entière, mais une inatteignable transcendance.

35 SARTRE, Ibid., p. 393.

36 MARTIN, Ibid., p. 72.

37 Le terme « sauvage » est surtout utilisé pour qualifier ceux généralement appelés « indiens » ou « amérindiens ». Cependant, dans le contexte colonial, il est aussi appliqué généralement au non blanc.

38 ROUSSEAU Jean-Jacques, Discours sur les sciences et les arts, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Garnier-Flammarion, 1971, p. 166.

39 Ibid., 176-177.

40 LABAT J.B., Voyage aux Isles, Paris, Phébus Libretto, 1993, p. 230.

41 ALLEYNE Mervyn C., The Construction and Representation of Race and Ethnicity in the Caribbean and the World, Jamaica, University of the West Indies Press, 2002, p. 105-106.

42 SCHMIDT Nelly, Abolitionnistes de l’esclavage et réformateurs des colonies, 1820-1851, Paris, Karthala, 2000, p. 832.

43 Clarification de l’auteure.

44 LECOINTE-MARSILLAC, Le More-Lack, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 6.

45 « Créoles » signifie blanc des colonies.

46 HAURIGOT Georges, Excursion aux Antilles françaises, Paris, H. Lecène et H. Oudin, non daté, p.74.

47 DU TERTRE Jean-Baptiste, Histoire générale des Antilles habitées par les François, t. II., Paris, Thomas Jolly, 1671, p. 452.

48 MARTIN, op. cit., p. 15.

49 DESSALLES, op. cit., p. 96.

50 Ibid., p. 96.

51 SCHMIDT, op. cit., p. 629.

52 ROUSSEAU, op. cit., p. 157.

53 SARTRE, op. cit., p. 87.

54 Ibid.

55 DU TERTRE, op. cit., p. 458.

56 Du Tertre est témoin des premières heures de la colonisation française en Guadeloupe et en Martinique. Il fait référence aux engagés et aux premiers esclavagistes. Il existe un nombre important d’Africains dans la colonie. Cependant, la déportation massive d’Africains surviendra peu après.

57 MARTIN, op. cit., p. 26.

58 MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, Tome II, Paris, Garnier Frères, 1973, p. 5.

59 MARTIN, Ibid., p. 15.

60 Ibid., p. 25.

61 Ibid., p. 27.

62 Ibid., p. 68.

63 ROUSSEAU, op. cit., p.144-145.

64 L’on sait que l’éthique radicale n’est pas en vigueur auprès de certains des philosophes qui, tout en dénonçant l’esclavagisation, y prennent part en finançant certains négriers.

65 MONTESQUIEU, op. cit., p. 12.

66 SCHMIDT, op. cit., p. 479.

67 Le Code noir, préambule.

68 MARTIN, op. cit., p. 280-296.

69 Ibid., p. 281.

70 Legifrance.gouv.fr, « Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789 », https://www.legifrance.gouv.fr/Droit-francais/Constitution/Declaration-des-Droits-de-l-Homme-et-du-Citoyen-de-1789. Consulté le 15 septembre 2018.

71 MONTESQUIEU, op. cit., “Avertissement de l’auteur”.

72 SARTRE, op. cit., p. 722.

73 Fanon, op. cit., p. 88-114.

74 Même si l’on tente de modérer par “renoi” ou “black”, des inventions servant à atténuer la connotation raciale pour s’apaiser.

75 Les Africains esclavagés s’appliquèrent à combattre par le marronnage incessant dont la plus grande forme fut la Révolution haïtienne. Il y eut le concours ensuite prêté par des abolitionnistes européens dont le plus connu en France est Victor Schœlcher.

76 CÉSAIRE Aimé, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1955, p.7.

77 Fanon, op. cit., p. 92.

78 SARTRE, op. cit., p. 722.

79 Ibid.

80 Ibid., p. 95.

81 VOLTAIRE, “Lettre de Voltaire à M. J.-J. Rousseau” in ROUSSEAU, op. cit., p. 241.

82 SARTRE, op. cit., p. 96.

83 Les motifs de la présence africaine en Amérique impliquant arrachement brusque et permanente du lieu d’origine, déportation brutale dans un lieu inconnu, implantation permanente dans un autre lieu, violence multiforme systématique ne peuvent rationnellement que mener, entre autres, a une crise existentielle.

84 SARTRE, Ibid., p. 87.

85 Ibid., p. 111.

86 Ibid., p.108.

87 Ibid., p. 276.

88 Ibid.

89 Ibid., p. 275.

90 Ibid., p. 276.

91 Ibid.

92 Ibid., p. 275.

93 Ibid., p. 277.

 

 

 

 

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