Philippe Claudin, l’homme des sables

Par Elisabeth Bouchaud

Portrait d’un physicien qui modélise les déserts

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Philippe Claudin n’est pas de ceux qui aiment se mettre en avant, et il n’est pas, a priori, très heureux de cette histoire d’interview. Mais pour parler de science au plus grand nombre, il sait aller vers les gens, sortir du rang. Et partager, on sent tout de suite que ça lui tient à cœur : ce qui frappe d’emblée chez lui, c’est sa générosité, sa bienveillance, sans doute aussi sa gourmandise à comprendre le monde.

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Bien que né à Grenoble, Philippe passe les sept premières années de sa vie à Alger. « C’est une ville, mais les plages sont tout près. J’ai eu la chance de jouer sur les dunes ! ».

Mais c’est peut-être pendant les deux années où sa famille habite dans un petit village près de Corte, dans les montagnes corses, qu’il découvre la liberté des promenades dans la nature, et que naît son envie de la comprendre. « À cet âge-là, je voulais être ornithologue ! » Il observe les oiseaux aux jumelles, et note ses observations dans un petit carnet. Un cahier de labo, déjà ? « Mon père a fait des études de botanique, explique Philippe, pendant les promenades en famille, il faisait toujours des commentaires sur les plantes et sur les animaux que nous rencontrions. » Après la Corse, c’est une petite ville près de Nice.

Les Alpes de Haute Provence ne sont pas bien loin. « J’ai le souvenir de promenades pour lesquelles il fallait se lever très tôt, pour aller voir les coqs de bruyère. Qu’on a toujours manqués ! ».

Après des classes préparatoires scientifiques, il entre à l’École normale supérieure de Cachan, où il suit le magistère de physique d’Orsay, puis un master de physique théorique.

Dès ses années de magistère, au cours d’un stage à Cambridge, en Angleterre, il découvre la physique du sable. « J’ai appris la physique sur le tas ! ». Hasard d’une rencontre qui change le cours de la vie. « J’ai sans doute une meilleure intuition pour la physique macroscopique, mais si j’avais rencontré quelqu’un qui m’ait initié à la physique quantique ou à la biologie, j’aurais sans doute pu me passionner pour ces sciences-là. »

Le sujet de sa thèse concerne les aspects statiques des tas de sable, « par exemple, la distribution des contraintes dans les empilements granulaires. De façon assez contre-intuitive, la pression est minimale au centre du tas, c’est-à-dire sous la plus grande hauteur de sable. C’est lié à l’histoire de la fabrication du tas par avalanches successives, une espèce « d’effet de voûte », comme disent les architectes. » Le jeune Philippe travaille dans un domaine en plein essor, où les physiciens commencent à se poser des questions sur le sable, qui peut s’écouler comme un liquide ou résister à la contrainte comme un solide, selon le cas. « Cette effervescence rendait la science très enthousiasmante ! ».

mesures hydrodynamiques sur la Leyre – rivière des Landes, au fond sableux où se développent des dunes sous-marines – avec Antoine Fourriere (doctorant). 2005.

Il ne faut pas croire pour autant que Philippe Claudin et ses collègues s’amusent à faire des châteaux dans un bac à sable. Leur science a, elle aussi, des aspects très fondamentaux, et pose des questions sacrément difficiles. « Les granulaires représentent une grande famille de matériaux. Comprendre leur comportement mécanique est un véritable enjeu dans le domaine de la géologie, par exemple. Et ces questions recèlent de nombreux problèmes complexes, comme la compréhension de la transition entre un état solide et un état liquide. Il y a aussi des comportements collectifs : le fait que les grains bougent à un endroit est souvent dû à un mouvement d’autres grains, qui a lieu plus loin. Même si ce matériau est conceptuellement simple – une assemblée de petits grains qui frottent un peu les uns sur les autres –, son comportement macroscopique est extrêmement complexe. »

Après sa thèse au Commissariat à l’énergie atomique, à Saclay, il part en post-doc à Haïfa, en Israël, dans un groupe qui commence tout juste à s’intéresser à la question des milieux granulaires. L’année suivante, il est recruté dans un laboratoire du CNRS à Jussieu, où un groupe expérimental traitant de ces questions a besoin d’un théoricien comme Philippe.

C’est là qu’il aborde des phénomènes naturels, de géomorphologie, qui correspondent davantage à ses goûts personnels. « Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre comment les grains interagissent avec un fluide tel que l’air, ou l’eau, pour les aspects de transport sédimentaire, qui peuvent se coupler à la formation d’objets géologiques comme les rides, les dunes, les rivières… différents objets qui naissent du couplage entre le transport de grains par un fluide, les grains remodelant alors le sol sur lequel s’écoule le fluide. » Philippe s’intéresse aux mécanismes physiques à l’origine de ces instabilités. « Par exemple, quand le vent s’écoule sur une bosse, il est légèrement plus fort en son sommet, c’est là qu’il transporte donc plus de grains, ce qui remodèle la bosse. C’est ainsi que l’écoulement – d’air ou d’eau – est couplé au lit sur lequel le fluide s’écoule. Cela fait évoluer le lit jusqu’à la formation de rides ou de dunes. J’essaie de comprendre la taille de ces objets, par exemple. Je m’en tiens à des considérations simples, de physicien, échelles de longueur et de temps caractéristiques. Cela permet de comparer dunes et rides dans différents environnements. » Or des rides et des dunes, il y en a un peu partout ! « Sous l’eau, sur Mars, sur Titan, et même sur la comète Tchouri… Quand on a compris les mécanismes de base, une simple photo de dune martienne permet de connaître certaines caractéristiques de l’écoulement du vent sur cette planète. »

Dessin de Pierre-Yves Claudin (le frère de Philippe, qui a illustré sa thèse).

Avec ses collaborateurs, il part quelquefois sur le terrain, à la rencontre des dunes. Pas sur Mars, non, mais, souvent, au Maroc. « Mesurer une dune », ça veut dire quoi ? « On rend compte quantitativement des divers mécanismes en jeu dans l’instabilité à l’origine de la formation des dunes. On mesure le vent le long de la dune, avec des anémomètres à coupelle. On mesure aussi l’érosion. » Comment ? « Avec des brochettes ! Disons de petits bâtons munis d’un repère ou d’une jauge, qu’on plante dans le sol pour regarder s’il y a érosion, ou, au contraire, accrétion. On peut ainsi remonter au flux de sable. » Et il faut aller sur le terrain pour cela ? «  Au démarrage de l’instabilité, on ne peut rien distinguer sur de simples photos, il faut faire des mesures. Ca permet aussi d’avoir une intuition plus juste sur les objets avec lesquels on travaille. » Un jour, Philippe et son collègue ont même demandé à un conducteur de bulldozer qui se trouvait là pour Maroc Télécom, pour enterrer des câbles téléphoniques le long de la route, de leur araser une petite dune afin de faire une expérience « lit plat » ! On pense à Boris Vian : « Le désert est la seule chose qui ne puisse être détruite que par la construction. »… Philippe a eu là une démarche typique de physicien. « Les géomorphologues n’ont pas nécessairement le réflexe de faire des expériences sur le terrain, ils observent plutôt l’existant. » Il faut aussi ajouter que dans ce domaine, les physiciens doivent échanger avec des géomorphologues. « Et là, pour être pris au sérieux, il faut faire du terrain ! ».

Pourquoi le Maroc ? « À Tarfaya, il y a des vents alizés qui soufflent de façon constante, à des horaires syndicaux, 9 h-17 h ! Et puis, le champ de barkhanes* est très accessible. Mais je suis aussi allé en Algérie, aux États-Unis, et en Chine. »

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Philippe Claudin sur les dunes étoiles, à côté de Ouargla, en Algérie. 2006.

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Les voyages se sont beaucoup espacés ces derniers temps : Philippe a pris de lourdes responsabilités au CNRS, dont il préside pour cinq ans une des sections du comité national. « Je trouve cela important. Ca représente environ un tiers de mon temps, mais c’est surtout une préoccupation constante. »

Philippe a une autre grande passion : la musique. « Ce qui m’a tout de suite plu, c’est de chanter des chansons ! ». Encore étudiant à l’École normale, il investit dans une contrebasse de jazz, et plus récemment, il se passionne pour le choro brésilien. « Ce qui me plaît, c’est que le choro est une musique transgénérationnelle. J’aime aussi la façon dont la musique se partage, au Brésil. On va au concert avec son instrument. On commence par écouter les professionnels, et ensuite, on joue avec eux. »

Le partage, encore. Je ne sais pas si les spectateurs apporteront leurs instruments le 18 décembre à La Reine Blanche, pour venir écouter Philippe, et un grand nombre de musiciens qui nous feront voyager dans tous les déserts du monde, mais on a hâte de mélanger le sable et la musique. Il est des voyages immobiles qui vous emportent plus loin qu’un avion.

* est une dune de la forme d’un croissant allongé dans le sens du vent (NDLR).

Dessin de Pierre-Yves Claudin (le frère de Philippe, qui a illustré sa thèse).

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Rédactrice Elisabeth Bouchaud

Secrétaire de rédaction Colette Fournier (Lyon)

Pluton-Magazine/2018/Paris 16eme

Lien  événement:

https://www.reineblanche.com/calendrier/des-savants-sur-les-planches/dunes-terrestres-et-extra-terrestres

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