Honneur et respect pour Maryse Condé

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Par le Professeur Albert James Arnold

Professeur émérite de lettres modernes et comparées (USA).

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Je connais Maryse Condé depuis 33 ans. Nos relations ont commencé sur le plan professionnel, ont progressé sur le plan éditorial et, depuis longtemps déjà, sont devenues personnelles et familiales. Le prix Nobel (alternatif) de littérature décerné le 12 octobre me fait revivre des souvenirs aussi variés qu’intenses. Peut-être aideront-ils d’autres à mieux connaître une écrivaine qui échappe à toutes les catégories commerciales et politiques.

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C’était à Paris, lors du congrès triennal de l’Association Internationale de Littérature Comparée, vers la fin de l’été 1985. À une table ronde d’écrivains, le masque impassible de Maryse faisait un contraste frappant avec l’animation d’une Lilyan Kesteloot, l’Africaine belge qui détenait la clé de l’énigme de la « négritude » et se faisait fort de la partager. À cette époque, je mettais sur pied, aux presses de mon université américaine, une nouvelle collection d’œuvres littéraires africaines et antillaises en traduction. À la fin du congrès, un thé pris avec Maryse et nos époux respectifs m’a donné l’occasion de proposer la publication du roman qui allait paraître au Mercure de France. C’était Moi, Tituba… sorcière noire de Salem. Afin que je puisse publier son roman dans une collection universitaire, Maryse est intervenue auprès de son éditeur, qui a fini par baisser le coût des droits. Quand a paru l’édition américaine d’I, Tituba… à l’automne 1992, une critique bien intentionnée mais mal orientée a lancé son auteure dans le milieu universitaire américain, où les programmes de littérature francophone et féministe prenaient leur essor. Un malentendu de la part du public américain a fait que l’humour de Maryse a été noyé dans le raz-de-marée qui allait bientôt porter l’étiquette « politiquement correcte ». Un des paradoxes de la fortune des œuvres littéraires est celui des mauvaises lectures qui mènent à des ventes impressionnantes. Maryse en a bénéficié – si l’on peut dire – le temps de s’établir auprès des lecteurs (et surtout des lectrices) américains.

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J’ai pu publier I, Tituba… grâce à une subvention de la National Endowment for the Humanities dont la directrice à cette époque était Mme L.V. Cheney, épouse du secrétaire à la Défense qui allait devenir vice-président des États-Unis. Or, les sbires de Mme Cheney m’ont téléphoné pour demander la remise d’une part importante de la subvention. Bien entendu, je les ai envoyés promener en jouant la carte de l’appui du sénateur de Virginie, qui représentait le parti de l’opposition. Ce roman, le premier cité par l’article du New York Times pour annoncer le Nobel alternatif1, a pu voir le jour en anglais grâce à une lutte politique bien américaine.

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En 1993 je me suis trouvé avec Maryse à l’université d’Oklahoma, où la revue World Literature Today venait de lui décerner le prix Puterbaugh ; elle était la première femme à recevoir cette distinction. Au dîner officiel je me suis trouvé assis à côté d’une de ces dames du parti Républicain dont la fortune pétrolière faisait rouler et la revue et le prix en question. Ma communication a tourné sur l’esprit critique de Maryse Condé qui, à mon sens, est plus développé que le don de narration. En conclusion, j’ai décrit son écriture selon le code des contes philosophiques dans le sillage de Voltaire, mais tournés vers l’historiographie de la diaspora africaine aux Amériques. Au début des années 1990, cette opinion était nettement minoritaire et le reste encore aujourd’hui. En 1989, la revue Callaloo avait publié une interview où Maryse disait : « j’ai eu très jeune le sentiment qu’écrire était dangereux ; si jamais je le faisais, cela m’attirerait des ennuis2. » Ce sentiment de transgression/subversion a longtemps nui à sa reconnaissance en France, comme en Afrique et aux Antilles. Faisons une exception pour France Culture, qui a pointé l’ironie de son écriture dans la quatrième émission de la série « Maryse Condé » au mois de février 2018. Christiane Makward a pu y dire que « Maryse Condé paie le prix de sa verdeur3 ». Il est vrai que la professeure Makward, née en France, a surtout enseigné aux États-Unis et pouvait ainsi porter un regard à la fois français et étranger sur son œuvre.

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On oublie trop souvent que Maryse Condé a fait une carrière universitaire. Au milieu des années 1970, elle a reçu le doctorat de littérature comparée à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle et a enseigné à Nanterre jusqu’à son départ pour la Californie en 1978. Ses tentatives de se faire intégrer à l’université des Antilles-Guyane n’avaient rien donné : « J’avais la mauvaise réputation de n’être jamais du bon côté des choses et d’être méprisante. Ainsi, pendant plus de dix ans je n’ai pas pu trouver de poste à la Guadeloupe » (interview avec V. Clark, p. 104). Une bourse d’un an à l’Occidental College de Los Angeles s’est convertie en un poste à l’université de Californie à Berkeley. La côte ouest des Éats-Unis a accueilli la jeune professeure pendant ce premier stade de son essor littéraire. Mais c’est sur la côte est que s’est consolidé son succès. Ses postes de professeure à l’université de Virginie, puis à celle du Maryland ont été accompagnés de colloques qui ont fait rayonner son œuvre partout en Amérique du Nord. L’invitation de l’université Columbia, à New York, l’a définitivement établie au centre des études de la culture francophone. Tandis que sa renommée littéraire grandissait en Amérique, la France littéraire s’entichait des romanciers martiniquais de la mouvance créoliste, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant. Rappelons que Maryse Condé a convoqué le premier colloque international autour du sujet « Penser la Créolité » à l’université du Maryland. Dans mon allocution d’ouverture j’ai posé la question de la dépendance des créolistes de l’horizon d’attente de leurs lecteurs hexagonaux. On a dit à Ernest Pépin, assis au fond de la salle, qu’il ne fallait pas s’attendre à autre chose d’un professeur de Virginie. (Mes ancêtres du New-York et du Rhode Island en auraient fait les gorges chaudes !)

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Avec mon épouse, nous avons assisté à la création de la pièce « Pension les Alizés » au Théâtre Fontaine au mois de juillet 1993. Après le spectacle, nous nous sommes retrouvés dans un restaurant du coin avec Maryse, son mari Richard, deux de ses filles, son fils et une petite-fille qui projetait son premier voyage à New York. L’atmosphère familiale était chaleureuse. Quatre ans plus tard, la reprise de sa pièce « An Tan Revolisyon », dans une salle universitaire de l’université de Georgia, faisait ressortir l’importance d’un public qui puisse en apprécier l’atmosphère créole. Dans la salle du Théâtre Fontaine, au cours de la représentation de « Pension les Alizés », les rires avaient fusé parmi les spectateurs, essentiellement des Antillais de la région parisienne. Par contre, les spécialistes de littérature francophone, réunis pour un colloque international, avaient le plus grand mal à suivre les événements de la Révolution telle qu’elle a été vécue à la Guadeloupe.

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Nos contacts ultérieurs datent du séjour de Maryse à New York, où elle m’a invité à deux colloques qu’elle avait organisés à l’université Columbia. Ce qui caractérisait surtout ces fêtes de l’intellect était le partage de points de vue qui, il y a un quart de siècle, ne manquaient pas de sel. Les tenants de l’afrocentrisme américain – qui tenait alors le haut du trottoir – y affrontaient les critiques littéraires, principalement issus de l’université Yale, qui ne juraient que par Derrida et Lacan. Sans chercher à s’immiscer dans ces guéguerres intestines aux États-Unis, Maryse Condé a trouvé ses romans tiraillés en des sens contraires, sinon contradictoires. Finalement, le rayonnement de son œuvre a profité de ce ferment culturel et a porté sa renommée jusqu’en Scandinavie. Le scandale qui a fait couler le prix Nobel de Littérature de 2018 a ouvert un processus de sélection qui ne dépendait plus de l’institution littéraire, mais qui relevait d’une popularité portée par les lecteurs de Maryse Condé. Le prix alternatif qui lui a été décerné au mois d’octobre dernier représente le couronnement d’une carrière au cours de laquelle l’auteure a refusé de sacrifier aux codes imposés par les relais culturels qui font et défont les réputations littéraires. Pour finir, je paraphrase C. Makward qui a dit à l’antenne de France Culture que, si Maryse Condé avait écrit en anglais pour être ensuite traduite en français, elle aurait joui en France de la célébrité d’une Toni Morrisson. À bon entendeur, salut !

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Albert James Arnold (Contributeur Académique-USA)

Secrétaire de rédaction Colette Fournier (Lyon)

Pluton-Magazine/2018/Paris16eme

Albert James Arnold: Professeur émérite de lettres modernes et comparées. Originaire du nord-est des États-Unis ; formé à l’université de Paris-Sorbonne. Carrière universitaire en Virginie, France (Paris), Australie (Queensland), Pays-Bas (Leyde), Allemagne (Potsdam), Angleterre (Cambridge). Domaines de recherche: contact de cultures entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques ; mouvements identitaires ; discours politique populiste ; poésie moderne (franco- et anglophone) ; métissage.

2 Condé, Maryse, « “Je me suis réconciliée avec mon île : une interview de Maryse Condé” », de VèVè A. Clark, Callaloo, t. 38, hiver 1989, p. 92.

3 Christiane Makward, lors de la quatrième émission consacrée par France Culture à Maryse Condé : https://www.franceculture.fr/emissions/la-compagnie-des-auteurs/maryse-conde-44-un-principe-dironie.

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